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MERE CATHERINE-AURELIE
FONDATRICE DE L'INSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La foi dans ses rapports avec la raison (1898).
Le mariage clandestin devant la loi du pays (1901).
Articles et études (1903).
Vie de Mère Caron (1908).
Les fêtes de l'Hôtel-Dieu (1909).
Prêtres et religieux du Canada (1914).
Pau, Fayolle et Foch (1922).
Histoire des Sœurs de Sainte-Anne (1922).
Louis-Joseph-Amédée Derome (1922).
(En collaboration) :
Les fêtes du 75e de la Saint-Jean-Baptiste (1909).
Histoire de Saint-Jacques-d'Embrun (1910).
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University of Toronto
http://www.archive.org/details/mrecatherineauOOaucl
MÈRE Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang
NÉE AURÉLIE CAQUETTE
MÈRECATHERINE-AURÉLIE
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-6 *-
Histoire de Mère Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang
née Aurélie Caouette
Fondatrice de l'institut
DU
PRÉCIEUX-SANG AU CANADA
1833
1905
PAR
l'abbé Élie-J. AUCLAIR
docteur en théologie et en droit canonique
de/la Société Royale du Canada et de
la Société Historique de Montréal
Imp. L'Action Sociale Limitée
103, rue Ste-Anne, 103
Québec , , , „
19m- ^
m
Nihil obstat,
Chs.-E. Gagîté, pter,
censor librorum.
Imprimatur,
Québec, die 14^ septembris 1923.
t L.-N. Card. Bégin, arch. Québec.
DÉCLARATION DE L'AUTEUR
Respectueux des décrets du Saint-Siège sur la presse, nous décla'
rons, en la forme la plus explicite, n'attribuer à cette histoire de Mère
Catherine- Aurélie qu'une foi purement humaine. Nous ne voulons
en aucune façon prévenir les jugements de l'Eglise, à laquelle seule il
appartient de porter une sentence définitive en matière de vertu et de
sainteté. Nous soumettons humblement notre travail et notre personne
à son autorité et à sa censure.
Enregistré conformément à la loi du Parlement du Canada, l'an mil neuf
cent vingt-trois, par Les Sœurs adoratrices du Précieux-Sang de
Saint-Hyacinthe, au ministère de l'Agriculture. Tous droits réservés.
PRÉFACE
Les premières lignes du manuscrit de ce livre ont été
écrites le 14 septembre 1922, et les dernières, le 3 mai 1923*
Simple coïncidence sans doute, qu'il nous plaît cependant
de signaler, parce que ces deux dates marquent les deux
fêtes de Vexaltation et de Vinvention de la sainte croix,
don- notre héroïne fut V amante si profondément sincère.
Nous avions décidé de ne mettre aucune préface à ce
volume, quand une circonstance fortuite nous a donné Vidée
d'en écrire une, au moment ou nous achevions de réviser^
avant le bon à tirer, les quatre cents pages de nos quatorze
chapitres. Le soir du 24- mai 1923, nous assistions à une
modeste séance de couvent, au cours de laquelle, pour honorer
Dollard et les premiers héros de notre histoire du Canada,
on fit revivre, sous nos yeux, les belles figures de madame
Hébert, de Jeanne Mance, de Madeleine de Verchères et de
Jeanne Leber,
Jeanne Leber, la célèbre recluse de Ville-Marie, qui
vécut de 1662 à 1714, nous apparut soudain, derrière la
petite grille du théâtre enfantin, comme un précurseur de
Mère Catherine- Aurélie et de son institut. De même que les
Carmes du XI le siècle, établis par Berthold en 1166 sur
le mont Carmel, et ceux du XV le, réformés par sainte
Thérèse et saint Jean de la Croix en 1564» font remonter
leurs premières origines au prophète Êlie lui-même, qui
vivait onze cents ans avant Jésus-Christ, et dont les Livres
des Rois nous racontent la merveilleuse histoire, ainsi,
nous semblait-il, la fondatrice du Précieux-Sang de Saint-
6 MÈBE CATHEEINE-ATJBÉLIE
Hyacinthe, éprise des charmes et des crucifiements de la
vie contemplative vers le milieu du XIXe siècle, aurait fort
bien pu se réclamer de V exemple de la pure et sainte fille,
filleule de M. de Maisonneuve et de Jeanne Mance, qui
embauma du parfum de ses vertus et de ses austérités, à
Montréal, à Vombre du couvent de la Congrégation de
Notre-Dame, les dernières années du XVIIe siècle et les
premières du XVIIIe.
Si Vinstitut du Précieux-Sang est sûrement le premier
ordre contemplatif du Canada, Jeanne Leber n'en est-elle
pas, tout aussi bien, la première contemplative isolée ?
Les ermites et les solitaires ont précédé, dans VÈglise, les
moines et les moniales. Pareillement, chez nous, une sainte
recluse a précédé le premier monastère d' adoratrices-
expiatrices. Tout se tient et s'enchaîne dans la suite des
temps, dans le développement des idées et dans la culture
des vertus elles-mêmes. Cela n enlève rien au mérite de
chacun et s'explique parfaitement par une sorte de loi
providentielle qui actualise, de génération en génération,
parmi les vivants, le dogme si consolant de la communion
des saints et de la réversibilité des mérites.
Mère Catherine- Aurélie a été, comme Jeanne Leber,
une passionnée de la croix de Jésus et une fille non moins
fervente de la Vierge Marie. Comme Jeanne encore, c'est
à la Congrégation de Notre-Dame, clie^ les filles de Margue-
rite Bourgeoys, qu' Aurélie chercha des exemples de vie à
imiter. Comme Jeanne toujours, c'est auprès des MM. de
Saint-Sulpice qu' Aurélie trouva, à une époque importante
de sa vie, lumière et conseil. Comme Jeanne enfin, Aurélie
ne dévia jamais de sa voie.
Assurément, il ne conviendrait pas de presser outre
mesure le rapprochement. Mais, tel qu'il s'est présenté à
PRÉFACE 7
notre esprit, il nous a plu tout de suite, il nous plaît singu-
lièrement. Et nous croyoîis que ce n^est ni un hors-d' œuvre
ni un contre-sens que d'évoquer la belle et pure figure de
Jeanrie Leber, la recluse de Ville-Marie, en tête du livre
qui raconte la vie et V œuvre de Mère Catherine-Aurélie,
la fondatrice du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe.
O^'t:».^^ /^"^l^ ^ y^. w^^ e^Cifcl. .
CHAPITRE I
Enfance et jeunesse d'Aurêlie Caouette, de sa naissance à sa sortie
du couvent (1833-1850)
Sommaire. — Le Canada aura-t-il un jour sa sainte Catherine ? — Naissance
d'Aurêlie Caouette. — Saint-Hyacinthe en 1833. — La famille Caouette. —
Éducation chrétienne. — Une enfant de bénédiction. — Ses belles qualités. —
Sollicitude du curé Crevier et première communion. — Conduite à l'école. —
Longue maladie et faveur singulière. — Au couvent de Saint-Hyacinthe. —
La vie de pensionnat. — Témoignages des maîtresses et des compagnes
d'Aurêlie. — Aurélie congréganiste. — Elle n'est pas absolument parfaite. —
Son directeur, M. l'abbé Raymond. — Un trait de sa vie de pensionnaire. —
Interventions extraordinaires. — Comment elle répond à l'appel de Jésus. —
Son désir de souffrir. — Ses amitiés humaines. — Célina Lafrance. — Mort
tragique de cette jeune amie. — Aurélie personnifie dans " une pièce de
couvent " sainte Catherine d'Alexandrie. — Son extraordinaire émotion. —
Sa dernière année de pensionnat. — Sa sortie du couvent. — Elle cherche sa
voie.
'Église proclamera-t-elle un jour qu'au Canada échoit
l'honneur d'avoir eu sa sainte Catherine de Saint-
Hyacinthe, comme l'Italie eut naguère sa sainte
Catherine de Sienne ? L'histoife de notre petit peuple
français des rives du Saint-Laurent devra-t-elle inscrire,
dans ses pages officielles, après les noms vénérés de nos
Marie de l'Incarnation, de nos Jeanne Mance et de nos
Marguerite Bourgeoys, le nom béni de Catherine- Aurélie Caouette,
la fondatrice, à Saint-Hyacinthe, en 1861, de notre institut des
Sœurs(l) adoratrices du Précieux-Sang ? C'est le secret de Dieu
et de l'avenir.
Dans tous les cas, nous protestons, en entreprenant d'écrire
l'histoire de la vie et des œuvres de cette femme admirable, de
(1) Nous écrivons ce mot avec un grand S, parce qu'il s'agit dans ce livre d'un
institut de religieuses.
10 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
notre entière soumission aux jugements de la sainte Église, comme
aussi de notre parfaite confiance en la sagacité des futurs historiens
de notre pays et de notre race. Mais nous tenons pour certain que
celle dont nous allons entretenir nos lecteurs fut vraiment une
personne extraordinaire : extraordinaire dans les voies que la
Providence lui avait tracées, extraordinaire dans la façon dont
elle répondit dès sa tendre enfance et jusqu'à sa mort aux grâces
de choix dont elle fut visiblement comblée, extraordinaire dans
sa vie et dans ses œuvres, dans sa constance, dans sa fidélité, dans
sa générosité, à aimer, à réparer et à souffrir.
Elle naquit à Saint-Hyacinthe, le 11 juillet 1833, et fut baptisée
le même jour sous le nom d'Aurélie, par le vicaire de la paroisse,
M. l'abbé Durochers(2). Son père avait nom Joseph Caouette
et sa mère s'appelait Marguerite 01i\'ier.
Saint-Hyacinthe n'était pas, sans doute, il y a 90 ans, la coquette
et jolie cité qu'elle est devenue à l'heure où nous écrivons ces
lignes. Mais c'était déjà un beau village, où la vie catholique et
française se développait normalement. Le cadre pittoresque et
attrayant que la nature lui a fait sur les bords enchanteurs de sa
rivière Yamaska, parfois impétueuse, toujours rafraîchissante,
n'avait pas moins qu'aujourd'hui sa grâce et ses charmes. On y
était moins riche, moins à l'aise, évidemment, que de nos jours,
mais on y menait une vie calme et paisible, tout aussi heureuse,
sinon plus, sous la gouverne spirituelle du curé Crevier, plus tard
grand-vicaire et fondateur du collège de Sainte-Marie de Monnoir,
qui venait de succéder, en 1832, au fondateur du séminaire de
Saint-Hyacinthe, le si méritant curé Girouard. Depuis 1811, le
collège-séminaire existait, que dirigeaient ces prêtres distingués
(2) " Le onze juillet mil huit cent trente-trois, par nous, prêtre soussigné, a été
baptisée Aurélie, née le même jour, du légitime mariage de Joseph Caouette,
forgeron, et de Marguerite Olivier, domiciliés dans cette paroisse. Le parrain a été
Joseph Deslandes et la marraine Marie-Anne Tétreau, qui, ainsi que le père
présent, a déclaré ne savoir signé. Le parrain a signé avec nous.— J. Deslandes,
Eus. Durochers, ptre." (Extrait des registres paroissiaux de Xotre-Dame-du-
Rosaire, actuellement desservie par les Pères Dominicains.)
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE
11
qui seraient bientôt Mgr Prince, Mgr Joseph LaRocque et Mgr
Raymond. Les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, que
remplaceraient quinze ans plus tard les Sœurs de la Présentation,
avaient là un couvent depuis 1816. La paroisse était d'ailleurs
très vaste en étendue et avait une assez forte population (4,500
communiants en 1817). Le village lui-même, sans être considé-
rable, était, répétons-le, relativement important pour l'époque.
La famille Caouette, comme tant d'autres de notre vieille
province de Québec, était une famille de chrétiens convaincus,
où la foi était sincère et les mœurs pures. On y vivait sous l'œil
de Dieu. Joseph Caouette, le père, était forgeron. Habile dans son
métier et consciencieux, il était connu au loin. Son honnêteté et
sa probité ne faisaient de doute à personne. Il gagnait noblement,
à la sueur de son front, son pain et celui de ses enfants. Marguerite
Olivier, sa femme, tout en vaquant à ses devoirs de maîtresse de
maison, élevait chrétiennement, le mieux qu'elle pouvait, les
enfants que le bon Dieu lui donnait. La famille était nombreuse.
Aurélie se trouvait la huitième(3). Pour madame Caouette, ainsi
qu'il arrive pour les mères vraiment croyantes, l'attente de ses
enfants s'accompagnait toujours de prières ferventes. On la vit
souvent, les mois qui précédèrent la naissance d'Aurélie, faisant
pieusement, dani l'église du village, l'exercice du chemin de la
croix et s'entretenant intérieurement des mystères de la passion
du Sauveur. L'enfant qui allait naître en devait garder une
durable impression. L'hérédité n'est pas un vain mot, et l'on ne
pense pas assez, parfois, à tout ce que peuvent valoir de grâces
et de forces morales, pour l'enfant attendu, les prières de sa mère.
Aurélie fut élevée par ses bons parents, comme ses frères et ses
sœurs, tout simplement. On remarqua bientôt qu'elle donnait
(3) Aurélie eut en tout deux sœurs et six frères : Elisabeth, Victorine, Charles,
Xavier, Joseph, Êlie et deux autres morts en bas âge. Victorine (madame Benoît)
eut trois de ses filles qui entrèrent au Précieux-Sang, et Élie, qui avait épousé
Célina Benoît, l'amie intime d'Aurélie, donna, lui aussi, trois filles à l'institut.
Seule, sa sœur Victorine était née après elle.
12 MÈRE CATHERINE- ATJBÉLIE
des signes de piété et même d'esprit de pénitence qui n'étaient pas
ordinaires. Ainsi qu'elle l'avait fait pour ses autres enfants, sa
mère se préoccupait, à mesure que son intelligence s'éveillait, de
nourrir et de fortifier sa petite âme de pensées et de sentiments
pieux. Les doux noms de Jésus et de Marie furent les premiers
qu'elle lui apprit à prononcer. L'enfant, mieux que tout autre,
semblait goûter cet aliment spirituel. Les choses de Dieu lui
plaisaient infiniment. Le récit de la passion, en particulier, exci-
tait étrangement sa sensibilité ; elle en donnait des signes mani-
festes et évidents. Dès qu'elle eut compris, par exemple, que le
vendredi est un jour de pénitence, et même aA^ant de le comprendre
et comme instinctivement, elle cherchait, ce jour-là, à se priver
de quelque façon. Sa dévotion envers la personne adorable de
Jésus souffrant se complétait naturellement par celle qu'elle
portait à la Vierge sainte, mère de Jésus, qui, avec lui et pour lui,
a tant souffert. Elle aimait Notre-Dame des douleurs de tout son
petit cœur, se mettait candidement sous sa protection et la priait
avec ardeur. De même, elle avait un culte bien marqué pour son
ange gardien. " Salut, mon bon ange, lui disait-elle chaque matin,
gardez mon âme et mon corps de tous les dangers." Tout cela,
sans doute, on le lui apprenait. Ces bons sentiments, on les lui
inculquait. Mais ce qui étonnait et ravissait ses pieux parents,
c'était la ferveur avec laquelle, encore toute petite, elle entrait
dans cet esprit de religion.
Elle n'avait que 4 ans, quand son père la surprit un jour, dans
le voisinage de son atelier de forge, faisant pour tout de bon, à sa
manière ingénue, le chemin de la croix. S'étant emparé d'une
longue pièce de bois, bien lourde pour ses forces, elle en avait
chargé ses épaules, et, la traînant avec peine, elle s'avançait
lentement, l'air recueilli. " Mais que fais-tu donc là, Aurélie *',
dit le père, arrivant au moment où, le visage pâle et tout en
sueurs, elle se relevait d'une chute, " que fais-tu là, Aurélie, et
SON ENFANCE ET BA JEUNESSB
13
pourquoi portes-tu un bois si pesant ? " L'enfant parut s'éveiller
d'un sommeil profond, et elle expliqua : " Je suivais Jésus portant
sa croix." Ce mot et plusieurs autres de même nature indiquaient
déjà quelle serait sa voie. D'autres signes encore, sur lesquels
nous ne voulons pas appuyer pour l'instant, manifestaient d'une
façon singulière qu'Aurélie était l'objet de faveurs toutes parti-
culières de la part de Dieu. Ses parents finirent par s'en inquiéter
et ils crurent devoir s'en ouvrir à M. le curé Crevier. L'homme de
Dieu répondit sans plus : " Vous avez là une enfant de bénédiction.
Veillez bien sur votre trésor."
Les bons parents veillèrent donc, et M. le curé aussi. Dès son
bas âge, a-t-on écrit dans le Livre d'or de l'institut, publié à l'occa-
sion du cinquantenaire en 1911, cette enfant, qui devait entraîner
tant d'âmes virginales à sa suite, eut le don de s'attirer les cœurs.
Son sourire était doux et aimable, ses petites manières gracieuses
et engageantes. Il y avait surtout, dans son œil bleu, si limpide
et si transparent, comme un rayon qui s'épandait par toute sa
personne et, plus encore que sa beauté, qui était très réelle, la
rendait attrayante. Elle venait parfois à l'atelier de son père, mon-
tait sur ses genoux, pour le " désennuyer ", disait-elle, et lui tenir
compagnie. Elle avait peur du péché, demandait souvent si ceci
était mal, si cela était défendu. Elle s'émouvait à entendre dire
que beaucoup de gens offensent le bon Dieu. Elle avait pitié des
pécheurs et priait pour eux. Sa prière était de tous les jours.
Quand elle n'était pas à la maison ou à la forge de son père, on
était sûr, et elle n'avait encore que 5 ou 6 ans, de la trouver à
l'église, pourtant assez éloignée de la maison paternelle. Elle
passait là, à Notre-Dame-du-Rosaire, facilement, à genoux, des
heures et des heures. En jetant un regard sur ses premières années,
elle a pu écrire dans la suite " qu'elle avait eu de bonne heure le
sens du divin ". On comprend que des parents, même assez frustes
et peu cultivés, mais de foi sincère et vive, aient veillé avec une
14
MERE CATHERINE-ATJBELIB
attention spéciale sur une pareille " enfant de bénédiction **
comme avait dit M. le curé Crevier.
M. le curé, avons-nous ajouté, veillait lui aussi. Sentant qu'il
y avait chez la petite Aurélie des dispositions privilégiées, il la
suivrait avec un intérêt spécial. Elle fréquenta bientôt les classes
de l'école élémentaire avec les enfants de son âge, et elle allait,
le dimanche, à l'église, comme les autres, aux leçons de catéchisme.
Elle s'y distingua très vite par son application et ses succès
constants. Heureux de la voir si bien répondre aux avances de
Dieu et à ses propres soins, touché de sa piété angélique et jaloux
de la protéger contre le vent des tempêtes qui assaille les jeunes
âmes, M. le curé décida de l'admettre, à 9 ans, à la première
communion. Pour le temps, alors qu'on ne communiait d'ordinaire
qu'à 11 ou 12 ans, c'était une vraie faveur, dont la petite Aurélie
se montra joyeuse et très reconnaissante. A Jésus qui se donnait
à elle, elle voulut se donner amoureusement. Elle a témoigné main-
tes fois qu'elle avait goûté, en ce jour béni, dans l'intimité du
cœur à cœur avec le doux maître, " combien le Seigneur est bon
à ceux qui l'aiment en vérité ". De ce moment, elle eut faim et soif
de Jésus dans la sainte communion. Ce devait être pour toujours.
Et, si elle en eut connu la lettre, elle aurait pu dès lors prononcer
le mot du Christ mourant, qui devait être toute sa vie le cri de son
âme altérée de Dieu : Sitio — J'ai soif.
Jusqu'à l'âge de 12 ans environ, elle continua d'aller à l'école
du village, d'y être sérieuse et appliquée, de s'y distinguer surtout
par sa pureté de vie et sa piété d'ange. Toutes ses petites compagnes
le remarquaient et c'était à qui jouirait davantage de son com-
merce aimable et de ses exemples édifiants. On se plaisait en sa
compagnie. On l'aimait. Ses yeux profonds, ses beaux yeux bleus,
au regard si tendre, transperçaient les cœurs et les lui attachaient.
On ne savait pas, sans doute, ce qu'elle deviendrait un jour, mais
on éprouvait, beaucoup de ses compagnes l'ont afiBrmé par la
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE 15
suite, qu'elle ne serait pas uniquement comme les autres, que des
voies extraordinaires s'ouvraient devant elle, pour tout dire
d'un mot, qu'elle était déjà " une petite sainte ".
C'est vers cette époque, à l'âge de 12 ans, qu'elle fut atteinte
de la petite vérole, dut s'aliter et garder la chambre de longues
semaines. Est-il vrai qu'elle eut, au cours de cette maladie, la
faveur d'une apparition de Jésus enfant, qu'il se laissa voir à elle
corporellement et qu'il lui sourit pour l'encourager ? La tradition
s'en est accréditée, bien que, nulle part, dans ses nombreux écrits,
nous n'en ayons trouvé l'attestation. Ce qui est plus certain,
c'est que l'esprit de Jésus fut avec elle, qu'elle se montra patiente
dans l'épreuve et prit à cette occasion, ainsi qu'elle l'a affirmé
plus d'une fois, la résolution " de souffrir en silence pour celui qui
nous aime tant ".
Les années de l'enfance se passaient ainsi. Aurélie allait bientôt
entrer, à Saint-Hyacinthe même, au couvent des Sœurs de la
Congrégation. C'est à l'automne de 1845 qu'elle y entra effecti-
vement, et son stage au pensionnat devait durer cinq ans, c'est-à-
dire jusqu'à l'été de 1850. Ces années de sa jeunesse étudiante ont
été déjà racontées assez copieusement. Le Livre d'or dont nous
avons parlé plus haut leur a consacré de belles et intéressantes
pages. Le Rosaire des Pères Dominicains, au lendemain de la
mort de Mère Caouette en 1905, les a aussi pieusement évoquées.
De plus, nous avons dans la correspondance de la jeune Aurélie
elle-même, si fournie, si naturelle et si attachante, de nombreuses
réminiscences de cette heureuse et pourtant déjà crucifiante
période de son existence. Ces documents sont sous nos yeux.
Nous n'avons qu'à choisir, à coordonner peut-être, à élaguer
parfois. Disons-le tout de suite, il y a dans la vie de la fondatrice
du Précieux-Sang, surtout au temps de sa jeunesse, des faits
merveilleux, que nous croyons indiscutablement fondés, sur
lesquels cependant, par prudence et par respect pour les mystères
16 M^RE CATHERINE- AURÉLIE
de Dieu, nous estimons de notre devoir, au moins pour l'instant,
de ne pas insister longuement. Nous dirons le principal, nous
rapporterons les témoignages les plus formels, mais nous laisserons
au temps de faire son œuvre et à ceux qui ont grâce d'état d'appré-
cier ces faits extraordinaires et de les juger selon leur mérite. Il
n'empêche que nous ayions en mains, pour cette période, de riches
matériaux. Essayons de les fondre en un récit suivi.
Voilà donc, en 1845,|^Aurélie Caouette, à 12 ans, pensionnaire,
au couvent de Saint-Hyacinthe, chez les filles de Marguerite
Bourgeoys. La vie de pensionnat, sans doute, comme tout ce qui
est de ce pauvre monde, a ses ennuis et ses inconvénients. Elle a
aussi ses attraits et ses avantages. Le pensionnat chrétien a cet
avantage sur l'école externe qu'à l'enseignement de la religion il
ajoute la pratique de ses exercices. La science ne suflSt pas, en
effet, à la formation du jeune homme ou de la jeune fille. L'être
humain est esprit et cœur, et le cœur a besoin d'éducation autant
que l'esprit. Or, seule, la religion est capable de former le cœur,
parce que, seule, elle donne les vraies notions du beau et du bien,
parce que, seule, elle s'entend à façonner un caractère. L'ensei-
gnement de la religion lui-même ne saurait d'ailleurs suffire à
cette noble besogne, il faut y joindre la pratique constante des
actes religieux et pieux. Et, plus cette pratique est répétée conscien-
cieusement, plus et mieux se forme le caractère. D'où il suit que
c'est une large part du devoir des parents de veiller à ce que les
notions reçues à l'école ne restent pas à l'état de lettre morte chez
leurs enfants. Mais ils ne peuvent pas toujours y voir par eux-
mêmes, absorbés qu'ils sont par les occupations qu'impose le
souci de gagner le pain quotidien. A ceux-là le pensionnat offre
une précieuse ressource, car au pensionnat tout enseigne : la pra-
tique après la leçon, l'exemple après le précepte. Sincèrement
chrétiens, les parents d'Aurélie Caouette, sans peut-être s'en rendre
compte explicitement, étaient pénétrés de cette doctrine. On avait
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE 17
l'avantage, à Saint-Hyacinthe, de posséder un couvent des Sœurs
de la Congrégation. Ils y conduisirent leur chère " enfant de
bénédiction ".
Ce qu'Aurélie fut au pensionnat, d'après les qualités de l'esprit
et du cœur et d'après les habitudes de piété que nous lui connais-
sons déjà, il est facile de le deviner. D'ailleurs, les témoignages
abondent. Ceux que nous ont laissés ses maîtresses et ses com-
pagnes de classe sont unanimes à nous montrer en elle le modèle
de l'application, de la modestie, de la charité fraternelle. D'autres
pouvaient être mieux douées d'aptitudes intellectuelles, son
attention soutenue et sérieuse lui valut d'être comptée quand
même parmi les plus brillantes. La perte de temps lui était odieuse.
Elle n'en voulait pas pour elle-même, elle la regrettait chez les
autres. " Sur le ton de l'amitié, écrit une ancienne (madame
R.-B. Dufort), elle nous reprochait de perdre notre temps à
l'étude." Toujours calme, égale à elle-même, et, en même temps,
gaie et empressée, elle était recherchée de ses compagnes. Toutes
voulaient jouir de sa conversation aimable et spirituelle. " Pen-
dant tout le cours de ses études, lisons-nous dans le Livre d'or, elle
fut signalée à l'attention des élèves comme un modèle de simplicité,
de douceur, de bonnes manières, de vraie piété et de vertu entraî-
nante. Sa modestie, sa franche gaieté et sa propension à rendre
service la faisaient aimer de toutes. La riante amabilité était sa
vertu d'éclat, celle dont elle revêtait toutes les autres et qui la
fit tellement chérir qu'elle ne connut jamais ni rivale ni envieuse.
On lui savait gré d'être la préférée de toutes, parce que, sans
doute, elle était la préférée de chacune." — "Douée d'une intelli-
gence très vive, a-t-on écrit dans le Rosaire, Aurélie occupa bientôt
le premier rang parmi les élèves du pensionnat. Sa franche gaieté,
son attention à rendre service, et à le faire aimablement, firent
oublier ses succès, et, chose assez rare, ces petits cœurs de jeunea
filles, où la jalousie germe si facilement, n'eurent que de l'affection
18 MÈRE CATHERInÉ-AURÉLIE
pour ia nouvelle venue. On remarquait en elle une grande modestie.
Rien n'était guindé, ni affecté, dans sa personne et son maintien.
Elle avait une horreur instinctive pour tout ce qui peut exciter
l'attention."
Avant tout et pardessus tout, la " nouvelle venue " au pen-
sionnat de Saint-Hyacinthe était une enfant pieuse, d'une piété
vive et sincère, communicative et entraînante. Entrée bientôt
dans la congrégation des enfants de Marie, elle ne tarda pas à en
devenir la présidente par le libre choix de ses compagnes. En cette
qualité, elle avait le devoir, charge onéreuse autant que délicate,
de veiller sur les autres et de les avertir de leurs manquements.
Elle n'y fit pas défaut, à ce que rapporte une ancienne (madame
Dufort). Mais elle se donnait à cette tâche avec une charité si
vraie et un tact si parfait qu'elle ne laissait prise à aucun ressen-
timent. On l'admirait, on l'aimait, on l'enviait dans le bon sens du
mot. On apercevait très vite que, dans ses exercices pieux, à la
sainte communion, à la visite au saint sacrement, au chemin de
la croix, partout, elle était sincère et vraie, et que, en tout cela,
elle mettait pleinement son âme. Ce n'était pas pour elle,
évidemment, banale affaire de routine, pas même simple obéissance
aux directions reçues. C'était sa foi qui dictait tous ces actes de
religion à son cœur, et son cœur répondait en y mettant tout son
amour. Il était visible à tous qu'elle aimait le bon Dieu même
sensiblement. Aussi l'impression qu'elle produisait sur celles qui
la voyaient à l'œuvre était-elle des plus profondes. " Quand je la
voyais prendre la direction de la chapelle, écrit encore madame
Dufort, je m'empressais de l'y suivre pour m'édifier à son recueille-
ment." — " Je ne priais pas, ajoute-t-elle avec une simplicité
charmante, je la dévorais du regard et je n'avais qu'une pensée :
Oh ! si je pouvais être comme elle / " — " Ses études, note encore
le Livre d'or, furent certainement couronnées de succès ; mais ce
succès eut été plus complet sans l'irrésistible attrait qui la portait,
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE 19
à l'exemple de saint Ignace de Loyola, à aller si souvent conjuguer
ht verbe aimer au pied du tabernacle." Réserve exquise s'il en
est, et combien délicatement exprimée !
Est-ce à dire que notre jeune Aurélie fut absolument parfaite ?
Non. Elle avait, comme tous les humains, ses mauvaises inclina-
tions, en particulier un penchant à abonder dans son sens et à
s'obstiner dans ses idées personnelles qui lui attira parfois des
remontrances justifiées de la part de ses supérieures. Mais elle
ne; poussa jamais cependant jusqu'à l'opiniâtreté. C'était plutôt
une tendance naturelle, qui ne s'affirmait que jusqu'au moment
où on lui montrait son erreur Toutefois, elle était bien, cette
tendance, dans son tempérament. Nous verrons plus tard son
directeur de conscience la lui reprocher assez vivement.
Son directeur, c'était déjà, à cette époque, M. l'abbé Raymond,
plus tard Mgr Raymond, qui devait être son confesseur et son
directeur pendant près de quarante ans. Élu très jeune (en 1847)
supérieur du séminaire de Saint-Hyacinthe, ce prêtre éminent
s'était vu en plus confier la charge de la direction spirituelle du
couvent de la Congrégation, qu'il garda de longues années.
Aurélie se trouva tout naturellement placée sous sa tutelle. Il
devait être avec Mgr Joseph LaRocque l'un des co-fondateurs
du Précieux-Sang en 1861. Lui et sa pénitente Aurélie ont échangé,
durant près d'un demi-siècle, une correspondance qui est pour
l'histoire une mine précieuse. Avec M. Raymond, Sœur Euphrasie,
maîtresse du pensionnat, paraît avoir été la meilleure confidente
de la jeune élève de 1845 à 1850. Sous l'influence de l'action
bienfaisante de ces deux âmes d'élite, Aurélie fit de rapides
progrès dans la vertu. Dieu, semble-t-il, parlait à son cœur par
leurs voix, et elle-même s'appliquait à profiter de leurs avis, comme
aussi à être fidèle aux inspirations de la grâce du Saint-Esprit.
Dieu lui parla-t-il autrement encore ? Fut-elle favorisée, voulons-
nous dire, en ses jeunes années, de révélations directes ? Questions
20 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
délicates, auxquelles il est difficile de répondre nettement par un
oui ou par un non ! Voici pourtant un fait, qui date de sa première
année de pensionnat, qu'il ne nous est pas possible de passer sous
silence. Un jour on avait dans sa classe à faire une composition.
Elle s'était mise à l'oeuvre avec se^ compagnes. Mais comme disent
parfois les écoliers, et les écolières, " ça ne marchait pas ". Elle
était distraite, tourmentée intérieurement. Après un certain
temps d'efforts infructueux, elle vint timidement demander à sa
maîtresse la permission de se retirer à la chapelle. "Je ne peux
pas, se plaignit-elle, faire ma composition." — '* Mais pourquoi? '*
demanda Sœur Euphrasie. L'enfant ne répondit d'abord que par
ses larmes, puis, pressée, elle jfinit par dire : "Je ne peux pas
penser à autre chose qu'à ce que Jésus m'a dit ce matin à la
communion." Était-ce simplement émotion passagère, élan d'un
cœur sensible qui s'illusionne, ou bien Notre-Seigneur lui avait-il
réellement parlé ? Nous ne croyons pas qu'elle soit plus tard revenue
sur cet incident et, ni Sœur Euphrasie, ni M. Raymond, à qui
celle-ci adressa son élève, n'en ont jamais, que nous sachions,
donné une explication quelconque.
D'une façon générale cependant, la jeune Aurélie d'alors est
revenue sur ces interventions extraordinaires dans ses diverses
communications à son directeur ou dans ses entretiens avec ses
sœurs en religion. " Élève du pensionnat, écrit-elle (28 mars
1856), et alors que j'étais encore enfant, Jésus parlait souvent à
mon âme. Il la pénétrait d'une onction sainte. Il répandait dans
mon esprit une lumière divine, qui, en me faisant découvrir les
grands bienfaits renfermés dans le service et l'amour de Dieu, me
dégoûta absolument de tout (le reste). A mes yeux, tout devint
insipide : liberté, plaisirs du monde, amour humain, liens les
plus chers de la nature ... Je désirais dans le secret de mon âme,
si je puis ainsi m'exprimer, l'instant de tout sacrifier pour avoir
tout, pour avoir cet unique objet de mes vœux, pour être enfin
i
BON ENFANCE ET SA JEUNESSE 21
à Jésus seul." Il n'y a pas là, sans doute, d'affirmation précise
qu'elle ait eu avec Notre-Seigneur des entretiens directs, des
conversations autres que celles qu'il a accoutumé d'avoir avec
les âmes qui lui sont dévouées par les seules inspirations du cœur
à cœur. Mais c'est déjà beaucoup, et cela peut-être laisse entendre
plus.
Cet appel de Jésus, elle y répondait, et, tout ensemble, ce désir
de Jésus, elle l'alimentait, si l'on ose ainsi dire, à la table sainte,
dans ses communions. " Seigneur, soupirait-elle, vous savez ce
que mon cœur désire le plus ardemment : c'est de m'unir souvent,
très souvent, à vous, dans l'Eucharistie." — "Seigneur, disait-elle
encore, daignez m'accorder la grâce que je vous demande instam-
ment : d'aller bientôt vous aimer éternellement dans le ciel.*'
Ces lignes sont de 1849. Elle n'avait que 16 ans, et elle voulait
mourir, elle qui, dans la suite, devait avoir tant peur de la mort !
A plusieurs reprises, au cours des dernières années de sa vie de pen-
sionnaire, en 1848 et en 1849, on retrouve, dans ses notes, ce désir de
s'unir à Jésus, par l'Eucharistie dans le temps, et, par la mort,
dans la suprême béatitude. Si Dieu voulait toute à lui cette âme
de vierge, il paraît aussi bien évident que l'âme d'Aurélie Caouette,
encore jeune fille, se voulait toute à Dieu.
Ce désir d'être toute à Dieu se manifestait encore chez la jeune
pensionnaire de la Congrégation d'une autre façon : elle voulait
souffrir. La souffrance, ici-bas, l'expérience l'établit tous les jours,
est la rançon de l'amour. Plus on aime et plus on souffre. Et, de
même, plus on souffre pour quelqu'un et plus on l'aime. Personne,
par exemple, n'a jamais douté de l'amour d'une mère pour son
enfant, parce que tout le monde sait que nul ne souffre jamais
plus qu'une femme pour le fruit de ses entrailles. Cette loi générale
de notre infirme nature, Notre-Seigneur n'a pas dédaigné de l'expé-
rimenter et de la vivre lui-même dans sa passion et dans sa mort.
C'est pour nous donner le plus grand témoignage d'amour qui
22 MÈHE CATHERINE-AtTHÉLIE
se puisse donner — majorem caritatem nemo habet — qu'il a
voulu souffrir et mourir pour nous. Plus encore, ce grand mystère
d'amour de sa survivance eucharistique qui remplit le monde, il
a voulu qu'il s'accomplisse par un sacrifice qui n'est rien autre que
celui du calvaire continué à travers les temps. D'autre part, et
par une juste conséquence, c'est la doctrine de tous les saints que,
pour aimer vraiment Dieu, i' faut savoir et vouloir souffrir pour
lui : savoir et vouloir d'abord tout au moins accepter les inévi-
tables épreuves que la vie apporte, savoir et vouloir ensuite aller
au-devant de la souffrance en se mortifiant soi-même, c'est-à-dire
en se faisant mourir un peu tous les jours.
Cette doctrine très haute, mais si vraie, alors même que le
pieux et docte M. Raymond ne la lui aurait pas enseignée, il nous
semble bien que la jeune Aurélie l'eût devinée et comprise comme
d'instinct. D'elle-même, elle aspirait à souffrir tout autant qu'elle
aspirait à aimer, et, au fond de son âme ardente, les deux aspi-
rations se confondaient en une seule. Que de témoignages nous
pourrions, à ce sujet, extraire de ses notes personnelles et aussi
des avis motivés et précis que nous retrouvons, à son adresse,
dans les précieux manuscrits (tout un volume de lettres aux
lignes serrées et presqu'indéchiffrables) de M. Raymond ! " Faites-
moi la grâce que je souffre, ô mon doux Sauveur, écrit-elle. En-
voyez-moi des maladies et des peines, tout ce qu'il vous plaira.
Je suis prête à tout sacrifier pour vous prouver combien je vous
aime et combien je désire que vous soyez aimé." — " Mais, ajoute-t-
elle humblement, faites-moi la grâce, ô non doux Sauveur, de
souffrir avec patience et avec un grand amour."
Cet amour profond autant qu'éclairé, qui faisait qu'elle ne se
contentait pas de suivre Jésus sur le Thabor, mais qu'elle le re-
cherchait jusqu'au calvaire, ne fermait pourtant pas le cœur
d'Aurélie aux légitimes affections de la terre. Il en va au reste
d'ordinaire ainsi. Les vrais amis de Jésus ont toujours le cœur
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE
23
largement ouvert aux meilleures amitiés d'ici-bas. Si, en effet,
le premier commandement c'est d'aimer Dieu de toute son âme,
le deuxième, en tout semblable au premier, c'est d'aimer le pro-
chain comme soi-même. En somme, n'est-ce pas là toute la loi
nouvelle ? Aurélie aimait donc, en Dieu et pour Dieu, surnatu-
ralisant ainsi autant qu'il était en elle ses attraits et ses sentiments
naturels, tous ceux qui lui étaient bons : ses pieux parents, ses
dévouées maîtresses et ses chères compagnes de couvent.
Parmi ces dernières, il y eut Célina, cette Célina dont le nom
par la suite devait si souvent se glisser sous sa plume. Célina
Lafrance, élève du même couvent de la Congrégation, était la
protégée de l'un de ses oncles, curé d'une paroisse des environs
de Saint-Hyacinthe. C'était, d'après les chroniques du temps,
une âme d'élite, douée, elle aussi, des plus belles qualités de
l'esprit et du cœur, en un mot une jeune fille accomplie. Ange de
pureté, comme Aurélie, Célina vivait sur la terre en rêvant du ciel.
Les deux compagnes s'attachèrent très vite, si tôt qu'elles se
connurent, l'une à l'autre, par une de ces affections très pures
qui sont la gloire de notre sainte religion comme elles en sont le
fruit, qui n'ont rien de trop sensible, et qui sont tout le contraire
de ces dangereuses amitiés particulières, si justement redoutées
dans les pensionnats, précisément parce que ce sont les âmes et
non les sens qu'elles rapprochent et unissent. Ces deux enfants
s'aimèrent, voulons-nous dire, sous l'œil de Dieu, à la façon des
anges. Elles s'encourageaient l'une l'autre à progresser dans la
vertu, s'excitaient mutuellement à l'amour de Notre-Seigneur et
donnaient à leurs compagnes par le spectacle même de leur amitié
le plus bel exemple d'édification.
Ce bonheur ne devait durer, comme la fraîcheur des roses, que
l'espace de quelques matins. Il arriva que Célina partit soudai-
nement pour le ciel dans des circonstances plutôt extraordinaires.
Elle mourut le jour même où elle terminait ses études, à la sortie
24 MÈRE CATHEKINE-ATJRÉLIE
de 1849, au moment par conséquent où elle allait quitter défini-
tivement le pensionnat et entrer dans le monde. Ce monde, pour-
tant bien inoffensif dans son milieu, mais qui a toujours ses
dangers, il faut dire qu'elle en avait grande peur. C'est pourquoi
elle avait ardemment prié Dieu de lui épargner d'y aller vivre et
s'était même persuadée qu'elle serait exaucée, à ce point que, plus
d'une fois, au cours de sa dernière année, elle avait donné à M.
Raymond et à son amie Aurélie l'assurance qu'elle mourrait
avant les vacances. " Elle ne voulait pas, disait-elle, s'exposer à
ternir la blancheur de son âme au contact des méchants." Mais
elle jouissait d'une santé si florissante que, jusqu'au jour de la
sortie, rien n'aurait pu humainement faire prévoir que son étrange
souhait se réaliserait. Ce jour même de la distribution des prix,
ayant été choisie en sa qualité de finissante pour prononcer l'allo-
cution publique ainsi dite des adieux au pensionnat, elle s'acquitta
de sa mission d'honneur avec un si remarquable brio que personne
sûrement n'eut imaginé que cette enfant pleine de vie ne rentrerait
pas le soir à son foyer, où plutôt à celui de son oncle le curé où
elle était attendue. Or, ce soir-là, précisément, le digne prêtre,
qui avait assisté à la séance du couvent, prévint sa nièce que, retenu
à Saint-Hyacinthe, il ne pourrait l'emmener chez lui que le lende-
main et qu'elle devait passer la nuit au pensionnat. Cette nuit
même, voilà que, tout à coup, Célina est atteinte d'un mal
subit. Une hémorrhagie se déclare, que rien ne peut arrêter.
On court au médecin. On va chercher M. Raymond au séminaire.
L'un et l'autre se rendent en toute hâte auprès de la jeune fille,
qu'ils trouvent baignant dans son sang. L'homme de l'art est
impuissant et le prêtre ne songe qu'à consoler en parlant de Dieu.
Mais Célina prévient son directeur et lui dit, souriante : ** Dieu
m'a exaucée ! Je ne sortirai d'ici que pour aller au ciel ! " Le
lendemain, la pure enfant était exposée, morte, dans les mêmes
vêtements blancs et sur le même théâtre, avec lesquels et sur lequel
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE
25
elle avait, la veille, brillé de tout l'éclat de ses talents, de sa
beauté et de sa jeunesse. On imagine l'émoi produit par cette
mort rapide ! Aurélie, en particulier, en fut toute bouleversée.
D'autant plus qu'une autre cause l'avait, ce même jour, prédis-
posée aux émotions vives. A cette séance de distribution des prix,
qui devait avoir pour sa chère Célina une issue si tragique, Aurélie
avait rempli le principal rôle dans un drame qu'avait composé
M. Raymond pour la circonstance : Le martyre de sainte Catherine.
Elle personnifiait l'héroïque vierge d'Alexandrie, sœur de celle
de Sienne. Elle le fit à la perfection, en y mettant toute son âme-
Nous nous persuadons aisément, par ce que nous savons d'elle
déjà, que ce rôle lui allait à merveille. Elle l'avait longuement
étudié, exercé et répété, avec infiniment d'attrait. Mais devant
le public, en pleine séance, elle fut saisie d'une émotion toute
spéciale. Son jeu devint si naturel et si vivant, qu'on eût dit qu'elle
incarnait vraiment sainte Catherine, et qu'elle-même, au moment
de répéter pour la centième fois l'ardente exclamation qui était
comme le résumé et le cœur de toute la pièce, elle s'arrêta interdite,
suspendant l'action quelques secondes, pour prononcer enfin,
rayonnante, avec une ferveur indicible, au nom de la sainte :
" Je sens en moi toute l'énergie du sang divin ! C'est un sang
généreux qui n'aspire qu'à se répandre ! " De cet instant, elle
î'aflirmera plus tard à ses filles en Dieu, et son directeur, M.
Raymond, l'attestera plus d'une fois, date son admirable dévotion
au Précieux Sang.
Une année encore, après cette mémorable distribution des prix
de 1849, Aurélie continua ses études à la Congrégation. L'image
de ;a douce Célina la suivait partout. Elle se fixait dans son esprit,
par un jeu du rapprochement des idées que les circonstances que
nous venons de dire expliquent, tout près des grandes figures de la
vierge d'Alexandrie et de celle de Sienne. Il nous plaît ainsi souvent
d'associer à ceux des héros et des saints les souvenirs des personnes
26 MÈRE CATHERINE- AUBÉLIE
que nous avons aimées. Les modèles à imiter se font de la sorte
plus sensibles. C'étaient là d'heureuses impressions, qui aidaient
Aurélie à croître en vertus et en sagesse à mesure qu'elle avançait
en âge et qu'elle progressait dans ses classes. Qu'elle eut à travailler
et à souffrir pour atteindre à ce bel idéal, cela ne saurait faire de
doute. Mais l'amour et la souffrance se tiennent, avons-nous dit.
Ubi amatur non laboratur, affirme le livre de l'Imitation — A celui
qui aime, le labeur devient facile. Et Aurélie aspirait tant à aimer,
pleinement et tout bellement ! On n'a qu'à lire, pour s'en con-
vaincre, ses propres notes, écrites au cours de ses deux dernières
années de pensionnat, ou les avis que lui adressait alors M.
Raymond. Mieux encore, il faut lire les notes et les avis tout
ensemble, car ils se complètent et s'expliquent. On pourrait trouver,
a-t-on remarqué, que les notes de la jeune fille accusent parfois
une sorte d'ennui et quelque découragement ; mais les réflexions
du directeur font voir que tout cela n'était que manifestation de
surface et que, au fond, l'âme d' Aurélie n'avait qu'une peine, celle
de n'être pas parfaite, ne craignait qu'une chose, le péché.
Enfin, avec l'été de 1850, arriva le jour de la dernière sortie et
du retour définitif à la maison paternelle. Comme Célina, Aurélie
aurait bien voulu s'en aller au ciel tout de suite. La Providence
avait d'autres vues et ne le permit pas. Il nous convient sûrement
d'en bénir Dieu. Quoi qu'il en soit, si l'heure des adieux au pen-
sionnat lui parut un peu triste, elle ne la trouva pas sans courage.
Ses notes, à ce sujet, sont bien significatives. Elle regrette d'avoir
à quitter " cet asile d'innocence, où elle a goûté le bonheur d'une
vie paisible, embellie par les charmes de la vertu de tant de
jeunes vierges " ; elle déplore d'avoir à vivre désormais, et pour
longtemps peut-être, '* au milieu du monde des vanités et des faux
plaisirs " ; elle s'exhorte enfin, ou plutôt elle exhorte " son cœur,
si faible, à ne pas se laisser tromper par les voiles d'une douceur
apparente et à ne pas se laisser entraîner sous la bannière du
SON ENFANCE ET SA JEUNESSE 27
démon " ; mais elle s'encourage aussi, en s'appuyant sur Dieu,
sur l'amour de Jésus, sur la souffrance acceptée en union avec celle
du bon maître : " Je suis faite pour le ciel, écrit-elle, je veux le
gagner par la souffrance . . . Ou souffrir ou mourir, aimer, aimer
toujours ..."
Il restait à Aurélie à chercher sa voie, à trouver sa vocation.
Pour nombre de jeunes filles la tâche est aisée. Il semble qu'elle»
s'orienteiit, sans difficulté aucune, les unes vers la vie religieuse,
les autres vers le monde. L'attrait, les aptitudes, les circonstances
de famille, tout contribue à les diriger et à les fixer, sans qu'elles
soient obligées de beaucoup chercher, là où Dieu les veut. Le
directeur de conscience n'a lui-même, pour ainsi dire, qu'à laisser
faire. Tel ne devait pas être le cas de la future fondatrice du Pré-
cieux-Sang. L'histoire de sa vocation, ou, si l'on veut, des mani-
festations diverses par lesquelles Dieu la conduisit à ses fins, ne
couvre pas moins de dix ou onze ans de sa vie — de 1850 à 1861 —
et constitue certainement l'une des plus troublantes qui se puissent
imaginer. Des hommes éminemment distingués, Mgr Raymond,
Mgr Joseph LaRocque, Mgr Prince, M. l'abbé Nercam, prêtre
de Saint-Sulpice, et même Mgr Bourget, allaient être mêlés à
cette grave affaire. De bien des façons, la pauvre fille du forgeron
Caouette serait balottée dans cette recherche de sa voie, comme
elle devait l'être plus tard dans l'œuvre de la fondation de sa
communauté. Les desseins de Dieu nous demeurent toujours
impénétrables. Le diflScile, souvent, ce n'est pas de faire son devoir,
c'est de savoir où il est.
CHAPITRE II
Les principaux hommes de Dieu dans l'oeuvre de la fondation de
l'institut du Précieux- Sang
Sommaire. — La Providence utilise les talents des hommes pour les œuvres de
Dieu. — Les premiers " ouvriers " de la fondation du Précieux-Sang. — Mgr
Joseph LaRocque. — A Saint-Hyacinthe. — A l'évêché de Montréal. —
Premier voyage à Rome. — Évêque de Cydonia, de Saint-Hyacinthe et de
Germanicopolis. — Mgr Raymond. — Précis de sa carrière. — Son œuvre au
séminaire de Saint-Hyacinthe. — Mgr Prince. — A Nicolet et à l'évêché de
Montréal. — Directeur de Saint-Hyacinthe. — Coadjuteur de Montréal puis
premier évêque de Saint-Hyacinthe. — Mgr Bourget. — A Québec et à
Nicolet. — Secrétaire à Montréal de Mgr Lartigue. — Coadjuteur puis évêque
de Montréal. — Ampleur et fécondité de son œuvre de pasteur. — M. Nercam,
prêtre de Saint-Sulpice. — Précis historique. — M. le curé Lecours. — Le
" Joseph " de l'institut. — Note de M. l'abbé Saint- Pierre au sujet de M. le
curé Lecours. — Les sentiments d'Aurélie Caouette à l'égard de ses bienfai-
teurs et des prêtres en général.
['homme s'agite, mais Dieu le mène. Pour l'accomplis-
sement de ses œuvres dans le monde, il est bien clair,
aux yeux de tous les croyants sincères, que le Seigneur
choisit qui il veut, comme il veut et quand il veut.
Il a pris, à l'origine, pour former le collège apostolique
et fonder son Église, douze pauvres pêcheurs ou modestes
travailleurs, et il leur a donné l'assistance de son Esprit-
Saint. L'on sait ce qu'ils ont fait : ils ont transformé le monde,
tout simplement. Mais, dans la suite des temps, sa Providence,
le plus souvent, s'est plu, pour arriver à ses fins, à utiliser les
talents et les aptitudes dont sont plus particulièrement douéa
quelques fils privilégiés de l'humanité. Les grands docteurs du
quatrième siècle, ceux qu'on appelle à bon droit les Pères de
l'Église, et leurs émules des autres âges, les Basile, les Grégoire
30 MÈBE CATHEHINE-AURÉLIE
et les Chrysostome, les Augustin, les Jérôme, les Bernard et les
Thomas d'Aquin, étaient d'abord, du point de vue purement
humain, des hommes remarquables à tous les égards. En des
temps plus rapprochés du nôtre, il n'en va pas autrement. Par
exemple, l'illustre lignée des papes, successeurs de Pierre, se
termine en nos âges de la façon la plus brillante. De Pie IX à Pie
XI, c'est-à-dire, depuis environ cent ans, nous avons eu cons-
tamment des pontifes que des qualités intellectuelles supérieures
ont distingués. Et il en est ainsi, la plupart du temps, de ceux
qui les assistent immédiatement. Lors du passage à Montréal,
il y a trois ou quatre ans, de Mgr Ceretti, l'actuel nonce de Paris,
il nous souvient d'avoir entendu Mgr Bruchési, qui était encore
dans toute sa vigueur, faire cette réflexion que le clergé de la pré-
lature romaine est comme un réservoir inépuisable d'hommes de
première valeur où le Souverain Pontife trouve aisément les
diplomates dont il a besoin pour le représenter partout avec une
haute dignité.
Cette sorte de loi providentielle a aussi son application, les
faits l'établissent, quand l'heure sonne de la fondation des instituts
religieux. Si humbles et si modestes qu'ils soient, les fondateurs
et les fondatrices sont, d'ordinaire, merveilleusement doués et
préparés pour l'œuvre que Dieu leur assigne. La future fondatrice
du Précieux-Sang, dont nous venons de raconter l'enfance et la
jeunesse au chapitre précédent, avait ainsi reçu en partage les
plus beaux dons, et sa formation intellectuelle et morale, dans sa
pieuse famille et à l'école des filles de Marguerite Bourgeoys,
nous l'avons vu, ne laissait rien à désirer. Auprès d'elle, en plus,
pour la diriger, la soutenir et l'assister. Dieu voulut placer des
hommes de sa droite, dont il convient, pour mieux comprendre
son histoire, de faire connaître, dès maintenant, la vie, les qualités
et les œuvres. Quand, ensuite, leurs noms se présenteront sous
notre plume, et que nous aurons à signaler leur initiative ou leur
PBINCIPATTX COLLABOBATBUB8 31
activité en telle ou telle occasion, le lecteur averti saura de qui il
est question sans qu'il soit nécessaire d'alourdir autrement le
récit des événements que nous aurons à exposer.
Le premier en date de ces hommes de sa droite, que Notre-
Seigneur préposa à la direction de la fondatrice et au soutien de
l'institut naissant du Précieux-Sang, ce fut Mgr Raymond.
Le plus puissant par la situation qu'il occupait et son action
immédiate, ce fut Mgr Joseph LaRocque, le deuxième évêque de
Saint-Hyacinthe. Mais déjà le prédécesseur de ce dernier, Mgr
Prince, avait à peu près décidé la fondation quand il mourut,
et c'est lui, le premier évêque de ce diocèse, qui avait, en 1859,
envoyé la jeune Aurélie Caouette étudier sa vocation, à Montréal,
chez les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, où elle devait
si largement profiter des conseils du pieux sulpicien M. Nercam,
comme aussi des lumières du grand Mgr Bourget. A ces noms
vénérés, il convient de joindre, dans la liste des premiers bienfai-
teurs de l'institut, celui de M. le curé Lecours, dont le zèle et la
générosité assurèrent le progrès matériel de la fondation. Ce sont
ces divers personnages, que, dans ce chapitre, nous voudrions
présenter à nos lecteurs.
Au Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe, et aussi dans les autres
monastères nés de celui-là, on donne à Mgr Joseph LaRocque et
à Mgr Raymond le titre de co-fondateurs, ou encore de Pères
fondateurs. On ne les sépare jamais, croyons-nous, l'un de l'autre.
De même que leur action fut une, ainsi, dans l'institut, leur souvenir
est un. La question ne fut jamais tranchée, que nous sachions,
de décider auquel des deux on doit davantage. Avec une discrétion
touchante, on s'est toujours abstenu de marquer une gradation
quelconque dans le culte qu'on garde à leurs mémoires vénérées.
Cependant, par le rang qu'il tenait dans l'Église, puisqu'il était
revêtu de la dignité épiscopale, Mgr LaRocque a sûrement droit
32 MÈBE CATHERINE- AXmâuB
de préséance. C'est donc de lui d'abord que nous parlerons, sans
vouloir, nous non plus, établir, pour cela, aucune distinction de
mérite entre les deux co-fondateurs.
Tous ceux qui sont familiers avec notre histoire ecclésiastique
savent qu'il y eut deux évêques LaRocque, les deux cousins,
tous les deux originaires de Chambly, Mgr Joseph et Mgr Charles,
qui se succédèrent sur le siège de Saint-Hyacinthe, le premier
l'occupant de 1860 à 1866, le deuxième, de 1866 à 1875. Mais
Mgr Joseph, démissionnaire en 1866, survécut à son successeur
Mgr Charles, mort en 1875, et ne quitta ce monde, lui, qu'en 1887,
à 79 ans passés. C'est du premier des deux, de Mgr Joseph, qu'il
s'agit ici.
Joseph LaRocque était né à Chambly le 28 août 1808. Son
enfance et sa première jeunesse, au foyer de l'une de ces familles
canadiennes où les vertus chrétiennes se transmettent de géné-
ration en génération comme un héritage naturel, fut paisible et
douce. Affectueux, docile et pieux, il donna, tout jeune, les
meilleures espérances. Son curé, l'abbé Pierre-Marie Mignault,
qui fut en charge de la belle paroisse de Chambly pendant pas
moins de quarante-neuf ans, de 1817 à 1866, ne tarda pas à remar-
quer sa vive intelligence et ses heureuses dispositions. Joseph
LaRocque et son cousin Charles, né celui-ci en 1809, furent de
ceux qu'il distingua parmi les mieux doués et les plus méritants
de ses enfants du catéchisme. En ce temps-là, le collège de Saint-
Hyacinthe venait de naître (1811), grâce à l'initiative et à l'acti-
vité du curé Girouard, et, sur les bords de notre poétique et si
bien nommé Richelieu, V Association de la Rivière-Chambly s'était
formée, par un mouvement tout spontané de M. de Saint-Ours,
qui se proposait, raconte Mgr Choquette(4), par une souscription
annuelle, de placer au collège de Yamaska (lisez Saint-Hyacinthe)
(4) Histoire du séminaire de Saini-Hyacinihe, Vol. I, p. 62.
PBINCIPAUX COLLABORATEURS
33
'* au moins vingt écoliers pour le temps de huit années consécu»
tives ". C'était le désir du seigneur de Saint-Ours, exprimé da,ns
son projet, que ces écoliers devraient être choisis, parmi les enfants
des bons habitants des rives du Richelieu, par MM. les curés,
à raison de un, de deux ou de trois par paroisse, suivant la somme
fournie par chacune. Or, sur la liste des souscripteurs — que
Mgr Choquette donne au complet — avec les noms de M. de
Saint-Ours, de M. Debartzch, de Mgr de Québec, de M. Joseph
Cartier et de plusieurs autres, on relève le nom du curé de Cham-
bly. M. Mignault avait donc le droit de choisir et de recommander.
Son choix et sa recommandation désignèrent tout d'abord les deux
LaRocque, Joseph et Charles. " Le même jour, écrivait plus tard
Mgr Charles, Joseph et moi, nous entrions dans la même classe.
Bientôt, la lutte s'engagea entre nous dans les études et dans les
jeux. La nature nous liait par le sang, le collège nous rendit inti-
mes par une liaison amicale qui a été l'une des plus suaves jouis-
sances de notre vie."
Au collège, Joseph se fit remarquer par son amour de l'étude,
la pénétration de son intelligence et la solidité de son jugement.
Émule de son cousin Charles, il fut le plus souvent son concurrent
heureux. Aimé de ses maîtres et de ses condisciples, il était, notent
les chroniques, tant par ses vertus que par son application, un
écolier modèle. En 1829, il terminait brillamment son cours
classique. Le choix de son état de vie ne l'embarrassa guère.
" Comprenant l'appel divin, écrit Mgr Bernard(5), il alla sans
hésitation frapper à la porte du sanctuaire, et ses supérieurs, qui
connaissaient son mérite, la lui ouvrirent avec joie." En prenant
la soutane, il devint, selon l'usage du temps, professeur dans la
maison où il étudiait, et il enseigna les lettres tout en suivant ses
cours de théologie. Il reçut la prêtrise, des mains de Mgr Lartigue,
(5) Avant d'être évêque, Mgr Bernard fut longtemps secrétaire de l'évêché,
puis vicaire général. Étant secrétaire, il a écrit des notices biographiques de
chacun des premiers évêques de Saint-Hyacinthe, qui se trouvent dans la collec-
tion de leurs mandements.
34 MÈBE CATHEBINE-AXm:âLIE
le 15 mars 1835. Timide par tempérament et redoutant fort
risolement et les responsabilités du ministère pastoral, il exprima
à ses supérieurs le désir de rester dans l'enseignement et on l'y
laissa. Il continua donc, à Saint-Hyacinthe, son travail d'éduca-
teur, aux côtés des Prince, des Raymond et des Désaulniers.
D'abord professeur, puis directeur, il fut élu le premier supérieur
de la maison, quand, en 1842, Mgr Bourget érigea canoniquement
en séminaire le collège de M. Girouard. L'abbé LaRocque n'avait
alors que 34 ans. Cinq ans plus tard, Mgr Bourget l'appelait à
l'évêché de Montréal, le faisait chanoine de sa cathédrale et l'asso-
ciait à l'administration diocésaine. Le chanoine LaRocque eut à
s'occuper de la rédaction des Mélanges religieux, important
périodique qui se publiait sous l'inspiration de l'actif évêque de
Montréal, et il fut en plus chargé de la direction spirituelle des
communautés de la Providence et du Bon-Pasteur. Cinq ans encore
se passèrent ainsi, pour lui, dans l'exercice d'un double ministère
très absorbant. Mais son ascension n'était pas finie.
En 1851, Mgr Prince, alors coadjuteur de Montréal, fut désigné
par les évêques du Bas-Canada pour aller porter à Rome les décrets
du premier concile provincial de Québec. Le chanoine Joseph
LaRocque l'accompagna en qualité de secrétaire. Pendant qu'ils
se trouvaient dans la ville éternelle, le pape Pie IX décida a
création du diocèse de Saint-Hyacinthe. Le 8 juin 1852, il nommait
Mgr Prince évêque du nouveau diocèse, et, le 6 juillet suivant, il
faisait du chanoine LaRocque, son secrétaire, sous le titre d'évêque
de Cydonia, le coadjuteur de Montréal. Le nouvel évêque fut
sacré le 28 octobre de la même année, dans l'église de Chambly,
sa paroisse natale, par Mgr Bourget, avec, comme co-consé-
crateurs. Nos Seigneurs les évêques Phelan et Cooke, " Nous ne
vous dirons point, nos très chers frères, écrivait Mgr de Mont-
réal(6), ce qu'est pour vous et pour nou^ le nouveau coUabo-
(6) Mandement du 19 mars 1853.
PRINCIPAUX COLLABORATEURS
35
rateur qu'il a plu à Dieu de nous accorder. Nous le blesserions
au vif, si nous levions tant soit peu le voile de modestie qui
couvre les heureuses qualités de l'esprit et du cœur que la nature
et la grâce se sont étudiées à répandre dans son âme.Mais vous
allez avoir l'occasion de vous convaincre par vouo-mêmes de sa
haute sagesse et de sa rare prudence. . ." Mgr Bourget, en effet,
partait à ce moment pour l'Europe, et le nouveau coadjuteur
allait porter seul, pendant plusieurs mois, tout le poids de l'admi-
nistration. Il devait s'y montrer digne de la confiance qu'on
reposait en lui. Du reste, il en fut ainsi durant les huit années
de sa coadjutorerie. Non seulement il fut, pour Mgr Bourget,
le plus prévenant et le plus dévoué des auxiliaires, mais encore, à
plusieurs reprises, il prêta main forte à Mgr Prince, à Saint-
Hyacinthe. Il se familiarisait ainsi, sans s'en douter, avec le
nouveau champ d'action où il aurait bientôt à travailler. A la
mort de Mgr Prince, qui survint le 5 mai 1860, Mgr LaRocque
était, en effet, appelé à recueillir sa succession (22 juin 1860). îl
possession prit du siège de Saint-Hyacinthe le 3 septembre suivant.
Le deuxième évêque de Saint-Hyacinthe administra le diocèse
de septembre 1860 à juillet 1866, soit environ six ans. Peu de temps
après son arrivée dans sa ville épiscopale, une attaque de sciatique
le clouait pour de longs mois dans une chaise de malade, et l'on
peut dire en toute vérité que l'acte principal de son adminis-
tration fut l'acceptation des souffrances : souffrances physiques
d'abord, qui lui rendaient très pénibles les visites pastorales et
l'accomplissement des autres devoirs de sa charge ; souffranced
morales aussi, parce que les responsabilités du commandement
lui furent toujours très lourdes à supporter. " Devant un parti
à prendre, écrit Mgr Bernard, il tombait dans de grandes perplexi-
tés. Si sa belle intelligence pesait à merveille les plus difficiles
questions, sa conscience appréhendait toujours la décision finale."
Il était loin pourtant de demeurer inactif et son administration
36 MÈRE CATHSHINE-AURÈLIE
a plus d'une œuvre importante à son crédit : la construction de
l'Hôtel-Dieu par exemple, et surtout, la fondation du Précieux-
Sang. Toutefois, sa mauvaise santé et ses continuelles perplexités
l'amenèrent, après peu d'années, à demander au Saint-Père de
le relever de ses fonctions. Sa démission fut acceptée en août
1865, mais il dut continuer d'administrer jusqu'au 31 juillet 1866,
alors qu'il remit la gouverne à son cousin et successeur, Mgr
Charles LaRocque, élu évêque de Saint-Hyacinthe le 20 mars,
et sacré, à Saint-Jean-d'Iberville, où il était curé depuis vingt-
deux ans (1844-1866), le 29 juillet de cette même année 1866.
Mgr Joseph fut aussitôt nommé vicaire général et, le 15 janvier
suivant (1867), il recevait le titre d'évêque de Germanicopolis.
Il se retira bientôt chez les Sœurs du Précieux-Sang et vécut
encore vingt ans, consacrant aux exercices de piété et à sa chère
communauté, ainsi que nous le verrons dans la suite de cet ouvrrige,
sa vaste intelligence et son grand cœur, en autant que la maladie
lui laissait de forces et de répit. *' Par la finesse de son esprit, le
charme de sa conversation et la noblesse de ses manières, écrit
encore Mgr Bernard, il étonnait et ravissait tous ceux qui le
visitaient." L'une de ses peines les plus douloureuses fut d'être
souvent privé, à cause de ses infirmités, de la joie de célébrer la
sainte messe. Il mourut au monastère du Précieux-Sang, le 18
novembre 1887, dans la quatre-vingtième année de son âge, la
cinquante-troisième de son sacerdoce et la trente-septième de son
épiscopat.
Dès leur temps de collège, condisciples d'abord, puis devenus
l'un et l'autre professeurs dans la même institution, Mgr Joseph
LaRocque et Mgr Raymond s'étaient étroitement unis d'amitié.
" Nisus et Euryale, écrit Mgr Choquette(7), sont les figures-
types de la tendresse antique. Au récit du poète païen, ajoutez
(7) Histoire du séminaire de Saint-Hyacinthe, Vol. I, p. 253.
PRINCIPAUX COLLABORATEURS 37
ce que le sentiment chrétien peut inspirer à l'âme, et vous aurez
l'histoire de saint Basile et de saint Grégoire. C'est ausji, propor-
tion gardée, celle de nos deux anciens directeurs. On ferait un
beau volume de leur longue et affectueuse correspondance."
Rien d'étonnant, par conséquent, qu'ils se soient ensemble dépen-
sés à l'œuvre, si intéressante pour des âmes sacerdotales éprises
d'idéal divin comme les leurs, de la fondation du Précieux-Sang.
Dans ce noble travail, nous l'avons déjà dit, dès 1849, alors qu'il
commença à diriger spirituellement la jeune Aurélie Caouette,
encore pensionnaire à la Congrégation, M. l'abbé Raymond — il
ne devint Monseigneur qu'en 1876 — avait été, c'est le moins
qu'on puisse dire, l'ouvrier de la première heure. " On lui donne
au Précieux-Sang, dit Mgr Choquette(8), le titre de co-fondateur,
mais il me plairait d'examiner s'il ne fut pas l'artisan souverain
de son éclosion et de son développement, en un mot le fondateur
vrai."
Joseph-Sabin Raymond était né à Saint-Hyacinthe, le 13 mars
1810. La maison de son père se trouvait à deux pas de l'empla-
cement que devait occuper plus tard le premier collège de M.
Girouard, là où l'on voit l'évêché et la cathédrale de nos jours.
Sa mère avait nom Jeanne Cartier et appartenait à la famille
qu'a illustrée sir Georges-Etienne Cartier, l'auteur, avec sir
John-A. Macdonald, de la Confédération canadienne. L'une des
soeurs de Joseph-Sabin épousa cet autre grand patriote que fut
A.-N. Morin, ancien ministre, puis juge et l'un des codificateurs
de nos lois de la province de Québec. M. Raymond était donc ri-
chement apparenté, tout comme il était de bonne souche. Il
entra au collège, tout voisin de la maison paternelle, dès l'âge de
7 ans, et fut l'un des benjamins les plus chéris du fondateur, M.
Girouard. Il fit naturellement dans ce collège toutes ses études
françaises et latines et sa théologie. Séminariste à 16 ans, en
(8) Histoire du téminaire de Saint-Hyacinthe, Vol. I, p. 503.
38 MÈBE CATHERINE- AUBÉLIB
1826, il alla enseigner un an à Chambly, au collège que venait
d'y fonder le curé Mignault, puis il revint à la maison de Saint-
Hyacinthe, qu'il ne devait plus quitter, sauf pourun séjour d'étude
en Europe en 1842-1843. C'est dire qu'il a donné toute sa vie,
soit plus de soixante ans de généreuse activité, à son cher collège.
C'est là un bel exemple, et un exemple plutôt rare, de fidélité et
de constance dans l'accomplissement d'une tâche d'ordinaire assez
dure, le plus souvent ingrate et toujours pleine de lourdes respon-
sabilités.
Tour à tour professeur de littérature et d'histoire, d'éloquence
et de philosophie, préfet des études de longues années, supérieur
à deux reprises de 1847 à 1853, puis de 1859 à 1883, soit en tout
trente ans, M. Raymond, plus tard Mgr Raymond, a personnifié
le séminaire des bords de l'Yamaska pendant au-delà d'un demi-
siècle. " Son nom est écrit à toutes les pages de notre histoire,
écrit Mgr Choquette(9) il y tient indubitablement la première
place, je pourrais dire presque toute la place. Pas une fête, pas une
réunion, pas un mouvement littéraire ou religieux, où il n'appa-
raisse comme un facteur indispensable." Il laissait volontiers,
paraît-il, au procureur de la maison les soucis de l'administration
matérielle. Mais, quand il s'agissait des études ou de la défense
des intérêts généraux du collège devant l'opinion, il savait se
dévouer avec la générosité du soldat qui ne craint rien et la clair-
voyance du général qui connaît sa tactique. Il a écrit nombre de
lettres et d'articles. Sa correspondance était fort étendue. Parmi
ses correspondants les plus connus, on relève, au Canada, les
noms de Cartier, de Cherrier, de Chauveau, de Cauchon, des
abbés Cazeau, Taschereau et Verreau, et, en Europe, ceux de
Ventura, de Lacordaire, de Montalembert et de Gerbet. Ses
articles de revue sont innombrables et ses sermons écrits forme-
raient plusieurs volumes. Sa manière est celle d'un écrivain vrai-
(9) Histoire du séminaire de Saint-Hyaeinthe, Vol. I, p. 500.
PRINCIPAUX COLLABORATEURS 39
ment bien un peu prolixe et son style paraît à beaucoup trop
chargé. " Il lui faut dix lignes là où d'autres se contenteraient de
dix mots ! " (Mgr Choquette). Mais sa doctrine est sûre, quoique
un brin libérale, sa phrase est correcte et son action, par la plume
aussi bien que par la parole, fut vraiment puissante et eflScace.
En juillet 1876, Mgr Raymond avait reçu les honneurs de la
prélature romaine. Dès la fondaHon du diocèse, en 1852, il avait
été nommé par Mgr Prince vicaire général, et il continua de l'être
sous les deux évêques LaRocque et sous Mgr Moreau. Il fut fait
chanoine en 1877 et devint prévôt du chapitre. Il était revenu
d'Europe, en 1843, docteur en théologie et, par ailleurs, muni d'une
somme considérable de renseignements de toute nature, qu'il
continua d'augmenter et d'enrichir toute sa vie par sa corres-
pondance et ses lectures. Pour tout dire d'un mot, Mgr Raymond
est certainement l'une des gloires, sinon la première de toutes, de
l'illustre maison de Saint-Hyacinthe.
Nous aurons l'occasion, dans la suite de cet ouvrage, de voir
quelle part il a prise, avant, avec ou auprès de Mgr Joseph La-
Rocque, dans l'œuvre du Précieux-Sang. Ajoutons ici seulement,
pour terminer cette rapide esquisse de sa longue et belle vie de
prêtre-éducateur, que c'est au monastère même du Précieux-Sang
qu'il mourut subitement, à 77 ans, le dimanche 3 juillet 1887 —
quelques mois avant Mgr Joseph — au moment où il se préparait
précisément à dire la messe du Précieux Sang dont la fête tombait
ce jour-là. Comme on était en vacances, les obsèques eurent lieu
à la cathédrale et non pas au séminaire ; mais ses restes mortels
furent inhumés dans la crypte de la maison qu'il avait tant aimée
et si bien servie, moins son cœur qui resta, suivant son désir, au
monastère du Précieux-Sang. Le 26 juin 1888, le personnel du
collège, prêtres et élèves, anticipant l'anniversaire de son décès,
rendait un suprême hommage à sa mémoire, en faisant chanter
un service solennel. Un ancien élève, M. le curé Dupré, de Sorel,
40 MÈKE CATHEKINE-AUBÉLIE
prononça l'oraison funèbre. Il montra, avec éloquence, comment
Mgr Raymond avait été tout à la fois un apôtre de l'éducation
chrétienne et un modèle de vertus sacerdotales. " Si j'en avais le
pouvoir, terminait-il dans une émouvante péroraison, je descen-
drais vers cette tombe et je dirais à notre vénéré démnt, comme
autrefois le Christ à Lazare : *' Sortez de cette demeure lugubre,
revenez vers cette communauté, approchez encore une fois de
ce sanctuaire . . . Approchez, comme en ces jours de distribution
des prix où naguère l'allégresse brillait sur votre front . . . Appro-
chez, auréolé de cette dignité sacerdotale qui vous fut toujours
une si haute noblesse personnelle et qui rayonnera longtemps
encore sur votre chère institution ..."
S'il ne fut pas, sans doute, comme ceux dont nous venons de
rappeler la vie et la carrière, l'un des fondateurs de l'institut
du Précieux-Sang, le premier évêque de Saint-Hyacinthe, Mgr
Prince, avait cependant entrevu, comme dans un regard prophé-
tique, si l'on ose dire ainsi, cette fondation. Le biographe des
évêques de Saint-Hyacinthe (Mgr Bernard) raconte de Mgr Prince
que, dans sa dernière maladie, il répétait souvent : " La dévotion
au Précieux Sang, c'est mon testament en faveur de mon diocèse."
Nous aurons nécessairement à parler de ce digne prélat, lorsque
nous exposerons les premières démarches de la fondatrice et la
naissance de son œuvre elle-même. Il convient donc qu'à son tour
nous le fassions connaître à nos lecteurs.
Jean-Charles Prince était né à Saint-Grégoire de Nicolet le 13
février 1804, d'une honorable famille où, comme dans celles des
LaRocque et des Raymond, les vertus chrétiennes étaient à la
base même de tous les actes de la vie quotidienne. Il étudia à Nico-
let et fit, lui aussi, un cours solide et brillant. A 18 ans, en 1822, il
prenait la soutane, et à 22 ans, le 23 septembre 1826, il était
ordonné prêtre. " Simultanément élève de théologie et professeur
PRINCIPAUX COLLABORATEURS 41
de lettres humaines, écrit encore Mgr Bernard, il exerça ses talents
et son zèle d'abord à Nicolet, puis à Saint-Hyacinthe." Aussitôt
après son ordination, il fut appelé à l'évêché de Montréal, où,
étant secrétaire de l'évêque, il se vit confier la direction et l'ensei-
gnement des jeunes ecclésiastiques qui suivaient là leur cours de
théologie. Il leur fut pendant quatre ans un directeur et un profes-
seur magnifiquement dévoué. A cette époque, le zèle devait suppléer
à bien des choses, et l'on ne saurait trop admirer ces tout jeunes
prêtres-professeurs, comme il y en eut tant, à peine plus âgés que
leurs propres élèves, qui devaient enseigner et apprendre tout
ensemble, et qui, à force d'application, ont pu suffire à l'écrasante
besogne. Mgr Prince n'avait encore que 27 ans, lorsque, en 1831,
il fut placé, par Mgr Lartigue, à la tête du collège de Saint-
Hyacinthe. Il n'arrivait pas, sans doute, en pays inconnu. Il avait
déjà respiré l'atmosphère de la maison et il y était fort estimé.
Mais la tâche était rude. Mgr Choquette raconte qu'à ce moment
l'institution (10) de M. Girouard traversait une crise fâcheuse et
que la direction de M. Prince ne contribua pas peu à lui donner
" cette uniformité de sentiments et cette homogénéité d'aspira-
tions " qui ont fait plus tard sa force et sa grandeur et lui ont
valu tant de sympathies. Le succès le plus complet récompensa
l'esprit de prévoyance et la constance au labeur de M. l'abbé
Prince dans son directorat, lequel devait durer neuf ans.
Le 19 avril 1840, Mgr Lartigue mourait, et son coadjuteur,
Mgr Bourget, devenait évêque de Montréal. Le nouveau chef du
diocèse dut songer à augmenter le personnel de l'évêché. Il appela
à ses côtés le directeur de Saint-Hyacinthe, et, l'année suivante,
en 1841, à la fondation du chapitre de sa cathédrale, il lui donna
un camail de chanoine. Ses neuf ans passés à la direction du collège
avaient heureusement préparé le nouveau chanoine au maniement
des hommes et à la conduite des œuvres. Sous l'inspiration de
(10) Histoire du séminaire de Saint-Hyacinthe, Vol. I, p. 125.
42
MERE CATHEIilNE-AUKELIE
son évêque, il fonda les Mélanges religieux, auxquels M. LaRocque,
nous l'avons vu, et plusieurs autres prêtres de talent devaient
dans la suite collaborer, qui constitueraient, jusqu'en 1852,
l'organe officieux de l'évêché et qui seraient un excellent véhicule
d'idées saines et fortes. Le chanoine Prince eut à s'occuper aussi
très activement des communautés, alors naissantes à Montréal,
de la Providence et du Bon-Pasteur. C'est également lui qui alla
établir, à la demande de Mgr Gaulin, les Sœurs de la Congrégation
à Kingston. Mais ce n'était pas encore assez. L'autorité jugea
qu'il pouvait faire plus. Le 5 juillet 1844, le pape Grégoire XVI
nommait le chanoine Prince coadjuteur de Mgr de Montréal
avec le titre d'évêque de Martyropolis. Il avait 40 ans. Il fut
sacré à Montréal, par Mgr Bourget, en même temps que Mgr
Blanchet, le futur archevêque d'Orégon, le 25 juillet 1845. Le diocè-
se couvrait alors un vaste territoire, où l'on trouve aujourd'hui, en
plus de celui de Montréal,pas moins de neuf évêchés : Ottawa,Saint-
Hyacinthe, Sherbrooke, Valleyfield, Pembroke Joliette, Mont-Lau-
rier, Haileybury et Hearst ou Ontario-Nord. Les courses à faire,
pour l'évêque et son coadjuteur, étaient fréquentes et longues.
Les rapides chemins de fer n'existaient pas encore, et il n'y avait
pas d'autos, pas même de " diligences " ! C'était souvent une
rude corvée. Ajoutons qu'au cours des voyages à Rome de Mgr
Bourget, en 1846 et en 1847, Mgr Prince dut voir seul à tous les
détails de l'administration. En 1848, comme pour mettre un
sceau crucifiant à ce labeur si chargé, la Providence voulut que
Mgr Prince assistât, avec Mgr Bour^^'et lui-même et plusieurs
prêtres héroïques, les pestiférés irlandais, qui depuis. . . et qu'il
fût lui-même atteint du typhus, dont il ne se releva, si l'on en
croit la chronique, que par une visible protection du ciel.
Ainsi que nous avons eu l'occasion de le raconter précédem-
ment, en 1851, Mgr Prince, avec le chanoine Joseph LaRocque
comme secrétaire, partait pour Rome, où il était chargé d'aller
PRINCIPAUX COLLABORATEURS
43
porter au Saint-Père les actes du premier concile provincial de
Québec, et, le 8 juin 1852, Pie IX, en érigeant le nouveau diocèse
de Saint-Hyacinthe, faisait de l'actif coadjuteur de Montréal
son premier évêque. Sur ce nouveau théâtre, pendant les huit ans
que dura son administration, Mgr Prince a fourni un travail
considérable. La ville de Saint-Hyacinthe, en particulier, lui doit
une grande partie de sa prospérité. La plupart de ses institutions
font remonter jusqu'à lui leurs origines, notamment le beau cou-
vent des Sœurs de la Présentation, qu'il avait fait venir de Bourg-
Saint-Andéol (diocèse de Viviers, France) à Sainte-Marie de
Monnoir en 1853, et qu'il " transféra " à Saint-Hyacinthe en
1858. L'ancien collège de M. Girouard, qu'il avait transformé
en évêché — l'institution s'étant transportée là où elle est au-
jourd'hui — ayant été incendié en 1854, Mgr Prince vit à la
construction de la chapelle-cathédrale qui devait servir au culte
pendant vingt-six ans. Il assura, en plus, à Sherbrooke et à Sorel
l'avantage d'avoir des couvents des Sœurs de la Congrégation
de Notre-Dame. Entre temps, il fondait un peu partout des
paroisses et des missions en grand nombre. Enfin, il établit,
à la prière de M. Raymond, croyons-nous, et pour répondre à
l'appel de Pie IX qui l'avait recommandée au monde entier, en
1850, à son retour de l'exil de Gaëte, la dévotion au Précieux
Sang dans tout son diocèse, et il se disposait, semble-t-il, à fonder
l'institut de ce nom, quand il mourut, encore jeune, à 56 ans, le
5 mai 1860, des suites, a-t-on dit, du mal dont le terrible typhus
avait laissé dans sa constitution les germes douloureusement
actifs.
Mgr Bourget a eu, lui aussi, son mot à dire dans l'affaire de la
vocation d'Aurélie Caouette et, par conséquent, dans l'œuvre
du Précieux-Sang. Nous nous reprocherions de ne pas rappeler
ici, au moins brièvement, ce qu'a été cet admirable évêque, à qui
44
MERE CATHERINE-AUBËLIE
Mgr Prince, Mgr LaRocque, Mgr Raymond, Saint-Hyacinthe
et son séminaire doivent tant. Cela nous est relativement facile.
Ne pouvant écrire en quelques lignes une Vie complète de Mgr
Bourget, nous nous contenterons de reproduire en partie ce que
nous avions l'honneur de dire naguère, dans V Histoire des Sœurs
de Sainte-Anne, publiée en juillet 1922. Notons toutefois aupa-
ravant que nous avons conscience, en parlant de Mgr Bourget
après avoir parlé des prélats dont il a été jusqu'ici question, d'in-
tervertir en un sens l'ordre qu'il conviendrait de suivre. Devant
l'histoire, le grand évêque de Montréal doit passer avajit ceux qui
furent d'abord ses auxiliaires et dont il resta toujours le modèle
et comme le père en Dieu. Mais nous traitons dans ces pages de
l'œuvre du Précieux-Sang et de sa fondatrice. Or, ce n'est, en fait,
qu'incidemment, quoique très fructueusement, que Mgr Bourget
eut à s'en occuper. Cela, croyons-nous, suffit à tout expliquer.
Ignace Bourget était né à Lévis, en face de Québec, le 30 octobre
1799. Il avait fait ses études classiques au séminaire de la bonne
ville de Champlain, où il passa également deux ans comme
ecclésiastique, étudiant et enseignant en même temps, selon
l'usage de l'époque. On le retrouve ensuite au séminaire de Nicolet,
où il reçoit le sous-diaconat, le 21 mai 1821. Nommé bientôt, par
Mgr Plessis, secrétaire de Mgr Lartigue, l'évêque de Telmesse
coadjuteur de Québec en résidence à Montréal, il reçut le diaconat
le 23 novembre 1821, et la prêtrise, le 30 novembre 1822, à l'Hôtel-
Dieu de cette dernière ville. En 1836, au moment où Mgr Lartigue
devenait le premier évêque de Montréal, M. Bourget était fait
vicaire général. L'année suivante, le 10 mars 1837, le pape Grégoire
XVI le nommait coadjuteur de Montréal, avec le titre d'évêque
de Telmesse, qu'avait porté Mgr Lartigue. Il fut sacré le 25 juillet
de la même année. Enfin, le 19 avril 1840, à la mort de Mgr
Lartigue, il lui succédait sur le siège de Montréal. Il avait juste
40 ans. Pendant trente-six ans, de 1840 à 1876, Mgr Bourget
PRINCIPAUX COLLABORATEURS 45
administra son diocèse, au milieu de bien des conflits, avec une
prudence remarquable et une vue sûrement prodigieuse des inté-
rêts religieux et nationaux des fils de sa race dans l'avenir. Dé-
missionnaire le 11 mai 1876, et nommé archevêque de Martiana-
polis, il vécut encore neuf ans, à la maison de retraite de Saint-
Janvier au Sault-au-Récollet, et y mourut, plein de jours et de
mérites, à 86 ans, le 5 juin 1885.
Nous ne saurions songer à entrer ici dans tous les détails de
cette longue et belle vie d'évêque qui devra s'écrire un jour. Mais il
convient, pensons-nous, au sujet que nous traitons de faire
remarquer que l'un de ses plus puissants moyens d'action fut de
s'assurer, pour les œuvres d'éducation et de charité, le concours
de nombreuses communautés religieuses d'hommes et de femmes,
qu'il fit venir de France, ou qu'il créa du propre sang des nôtres.
Oblats, Jésuites, Pères de Sainte-Croix, Clercs de Saint- Viateur
et Frères des Écoles chrétiennes, Sœurs du Sacré-Cœur, de la
Providence, des Saints Noms de Jésus et de Marie, du Bon-Pas-
teur, de Sainte-Croix, de Miséricorde et de Sainte-Anne, voilà
autant d'instituts ou d'institutions qui, à Montréal, lui durent la
vie entre 1840 et 1850. Sur le moment, les sages selon le mon-
de, et quelques autres, ont pu croire que tant de fondations,
en dix ans, aux côtés des importantes maisons de Saint-Sulpice,
de l'Hôtel-Dieu, de la Congrégation et des Sœurs Grises, qui exis-
taient déjà, c'était vraiment du luxe, et que le zélé prélat se mon-
trait bien hardi, voire même téméraire. " Qu'on se détrompe,
écrivions-nous naguère(l 1), il convient de le proclamer aujourd'hui,
maintenant que les faits ont parlé et que l'hiatoire est en train de
s'écrire, Mgr Bourget, qui fut si grand par sa piété et par son
action, le fut peut-être encore plus par sa^prévision des vrais inté-
rêts de l'avenir. Ces communautés qu'il a fait venir de France
ou qu'il a fondées, sans nuire à celles qui|existaient déjà, bien
(11) Hùioire dtt Saurs d$ Sainte-Anne, p. 5.
46 MÊBE CATHEBINE-AURÉLIE
mieux» en les aidant pour l'œuvre commune, ont fait de Montréal
la pépinière où, pour toutes les œuvres d'assistance et d'édu-
cation du continent nord-américain, on vient, depuis soixante-
quinze ans, chercher des plants vigoureux et féconds. Auprès
de nos curés et de nos missionnaires, ce sont nos modestes et
dévouées petites Sœurs canadiennes, quels que soient d'ailleurs
leurs noms, qui ont jeté, depuis le règne du grand évêque, et qui
jettent encore, de l'Atlantique au Pacifique, et des régions arcti-
ques au golfe du Mexique, partout, en bonne terre, aux quatre
vents du ciel, la fière semence de la foi au Christ par le verbe
de France ! "
C'est auprès de cet illustre évêque que, à l'heure où elle cherchait
sa voie, la jeune Aurélie Caouette, sur les conseils de Mgr Prince
et de Mgr Raymond, viendrait demander des lumières, et c'est
lui qui, cette fois encore, comme il l'a fait pour tant d'autres
durant sa longue et féconde carrière épisopale, prononcerait,
ainsi que nous le verrons, la parole définitive qui trancherait
tous les doutes.
En même temps que Mgr Bourget, un vénérable prêtre de
Saint-Sulpice, M. Nercam, de l'église de Notre-Dame de Mont-
réal, devait aussi avoir à s'occuper de l'importante affaire de la
vocation de la future fondatrice. L'on sait que les Sulpiciens
partagent avec M. de Maisonneuve l'honneur d'avoir été les
fondateurs de Montréal — qu'ils appelaient, eux, Ville-Marie —
et qu'ils en sont restés, depuis maintenant bientôt trois cents ans,
les constants bienfaiteurs. Pendant longtemps, la compagnie s'est
surtout recrutée en France et l'on est en droit d'affirmer que, par
Saint-Sulpice, la France a donné à Montréal, de M. de Queylué
et de M. Paillon à M. Colin et à M. Lecoq, des prêtres de haute
valeur. D'ailleurs, le prêtre français, on le proclame volontiers à
Rome même, et on le reconnaît partout, est le premier mission-
PRINCIPAUX COLLABORATEURS 47
naire du monde. A Montréal, aux œuvres de la formation du
clergé et du ministère paroissial lesSulpiciens ont toujours joint
la direction spirituelle des communautés. La présence d'un
évêque en résidence dans la ville depuis 1821 et la création du
diocèse en 1836 avaient peut-être, en un sens, restreint quelque
peu la sphère d'action qui leur était jadis assignée sous la juri-
diction de l'évêque de Québec, dont leur supérieur avait accoutumé
d'être le grand-vicaire pour la région de Montréal. Mais ils conti-
nuaient, notamment à l'Hôtel-Dieu, à la Congrégation et chez les
Sœurs Grises, qui relevaient d'eux depuis tant d'années, d'être de»
aviseurs spirituels estimés et écoutés. Né à Barsac, dans la
Gitonde, en France, le 29 avril 1814, et ordonné prêtre au grand
séminaire de Bordeaux, où il avait étudié, le 29 décembre 1840, M.
André Nercam, entré à Saint-Sulpice la même année, avait, pen-
dant quelque temps, enseigné la théologie à Paris et à Viviers.
En 1846, il avait été désigné pour Montréal, où il arriva le 21
novembre, jour de la fête de la Présentation de Marie. Il fut
d'abord professeur de philosophie, puis directeur, au collège de
Montréal, de 1846 à 1854. Il passa ensuite au saint ministère à
Notre-Dame — l'unique paroisse de toute la ville jusqu'en 1866 —
et s'occupa spécialement, en vaquant aux autres fonctions pasto-
rales, de la direction des communautés, le reste de sa vie. Il devait
mourir, à 75 ans, le 22 janvier 1890. Prêtre remarquablement ins-
truit et de solide vertu, M. Nercam jouissait à bon droit d'une
haute réputation comme directeur de conscience. Il prêcha, pour
le clergé et dans les communautés, nombre de retraites. " Dans
toutes les maisons religieuses qu'il a dirigées, écrivait à sa mort
le supérieur du temps à Paris (M. Icard), on conserve le meilleur
souvenir de la sainteté de sa direction, de son zèle attentif à tous
les besoins des âmes et de l'esprit paternel avec lequel il les
suivait aussi longtemps et aussi loin qu'il était possible et utile."
De son côté, la Semaine religieuse de Montréal, dans «a livraison
48
MERE CATHERINE- AURELIE
du 25 janvier 1890, disait : " M. Nercam laisse le souvenir d'un
théologien distingué, d'un prédicateur rempli d'onction, d'un
directeur éclairé, et, par-dessus tout, d'un saint prêtre."
Les instituts religieux ont besoin, tout comme les simples
individus, de pourvoir aux exigences de leur vie matérielle.
Parmi plusieurs autres bienfaiteurs du Précieux-Sang de Saint-
Hyacinthe, un prêtre au cœur généreux, M. le curé Edouard
Lecours, a contribué, avec un zèle tout particulier, à son établis-
sement et à sa prospérité dans l'ordre temporel. Nous n'hésitons
pas, bien que cela puisse paraître osé à certains égards, à rappro-
cher son nom de ceux des fondateurs eux-mêmes, en donnant
ici une rapide esquisse de sa vie et de sa carrière. H a été le pour-
voyeur et comme le père nourricier de l'institut à ses débuts. A ce
titre d'économe prudent, avisé et fidèle, n'est-il pas un peu de la
famille, tout comme saint Joseph l'était de la sainte famille
de Nazareth ?
M. Edouard Lecours était né le 31 juillet 1808, d'une honnête
famille de laboureurs, à Saint-Antoine-sur-Richelieu, le pays des
Cartier, des Perrault et des Gravel. Après ses études aux séminaires
de Saint-Hyacinthe et de Montréal, il avait été ordonné prêtre,
par Mgr Lartigue, le 25 octobre 1835. Destiné par ses supérieurs
au ministère pastoral, il fut nommé vicaire, successivement, à
Berthier (1835-1836), à Saint-Denis (1836-1837) et à Boucherville
(1837-1840). Devenu curé, il occupa, successivement encore, les
cures de Lachenaie (1840-1842), des Cèdres (1842-1843), de Lon-
gue-Pointe (1843-1845), de Châteauguay (1845-1847), del'Ile-du-
Pas (1847-1848), et enfin de Saint-Aimé, où il passa treize ans
(1848-1861). ^C'est là que nous le trouverons lors de ses pre-
mières largesses à l'institut naissant du Précieux-Sang. L'une
des trois compagnes de fondation d'Aurélie Caouette, sa cousine
Euphrasie Caouette, en religion Sœur Euphrasie-de-Saint-Joseph,
PRINCIPAUX COLLABOKATEUR8 49
était précisément institutrice à Saint-Aimé, quand elle rejoignit
la fondatrice à Saint-Hyacinthe en 1861. C'est par elle, vraisem-
blablement, que le curé Lecours connut l'œuvre à laquelle il
devait apporter un concours si puissant et si efficace. Lui-même
d'ailleurs, en 1861, il était appelé, par Mgr Joseph LaRocque, à la
cure de Notre-Dame, à Saint-Hyacinthe, où il passa douze ans
(1861-1873). C'est alors surtout qu'il se dévoua pour l'œuvre du
Précieux-Sang. En 1873, Mgr Charles LaRocque ayant décidé de
confier la cure de Notre-Dame aux Pères Dominicains, qui lui
arrivaient de France, nomma M, Lecours à celle de Sainte-
Rosalie. M. Lecours ne fut là que deux ans (1873-1875). Il se
retira ensuite du saint ministère et prit sa retraite, d'abord à
Belœil (1875-1876), puis à Saint-Hyacinthe, au Précieux-Sang
(1876-1877). En 1877, il acceptait de nouveau la charge pastorale
et allait prendre la cure de Saint-Théodore-d'Acton, qu'il garda
cinq ans (1877-1882). Enfin, en 1882, il se retirait définitivement
à Saint-Hyacinthe, encore au Précieux-Sang, où il mourut le
22 juin 1888.
M. le curé Lecours était un prêtre humble et modeste, actif et
entreprenant, tenace surtout et énergique dans ses entreprises.
Nous le verrons bientôt à l'œuvre au Précieux-Sang, et nous
serons édifiés. Qu'il nous suffise, pour l'instant, de dire que son zèle
ne connut jamais d'autres limites que celles de l'obéissance à
ses supérieurs. On vient de constater qu'il changea souvent de
poste. Comme question de fait, ses évêques n'avaient qu'à dire
un mot, il était toujours prêt. Comme le bon serviteur de l'Evan-
gile, quand on lui disait " Viens ", il venait ; " Va ", il allait.
Par exemple, quitter Saint-Hyacinthe, en 1873, pour faire place
aux Dominicains, c'était sûrement un dur sacrifice. Il n'hésita
pas une minute. Il fut pour le Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe,
dès la naissance de l'œuvre, une vraie Providence. Mais il le fut
en tout respect pour les autorités constituées. Le Livre d'or
50
MERE CATHERINE-AURELIE
raconte comment, aJors qu'il était encore curé de Saint-Aimé,
s'étant senti inspiré de contribuer à l'établissement qu'on proje-
tait, il s'en vint un jour spontanément offrir, dans ce but, sa
personne et ses revenus à Mgr LaRocque. Celui-ci, voulant sans
doute le soumettre à une épreuve, le reçut plutôt froidement.
" Votre personne ne vous appartient pas, lui dit-il, elle est à
l'Église ; quant à votre bourse, je l'accepterai, si le projet réussit."
M. Lecours ne répliqua rien et s'en retourna comme il était venu.
Mais il n'en persévéra pas moins dans ses généreuses dispositions.
Nous aurons occasion de constater que Mgr LaRocque fut heu-
reux, l'heure venue, de les utiliser, et jusqu'où et comment elles
furent avantageuses à l'institut naissant. Toute la carrière du
curé Lecours se résume d'un mot : il fut bienfaisant. Au reste,
c'est un fait avéré que cet excellent prêtre, qui s'intitulait volon-
tiers " un homme de briques et de mortier ", parce qu'il s'occupait
surtout à bâtir des édifices matériels, était pourtant, de l'aveu
de tous, un véritable saint.
Même quand il fut parti de Saint-Hyacinthe en 1873, M.
Lecours ne se désintéressa pas sans doute de l'œuvre du Précieux-
Sang. Il revint d'ailleurs au monastère, d'abord en 1876, puis
définitivement en 1882, pour y mourir en 1888. On nous a fait
la confiance, au moment où nous écrivions cette vie de la fonda-
trice du Précieux-Sang, de nous communiquer quelques bonnes
feuilles d'un livre en préparation, l'Histoire de Saint- Aiméy où
l'auteur, M. l'abbé Saint-Pierre, ancien curé de cette paroisse
et l'un des successeurs de M. Lecours, fait de lui un juste éloge.
On voit dans la chapelle du monastère du Précieux-Sang, écrit-il
en substance en terminant sa notice, un tableau du peintre
Rousseau, où apparaissent les pierres tombales des deux co-
fondateurs. En lettres bien visibles, on y lit ces deux inscriptions ;
Mgr Joseph LaRocque, fondateur — 18 novembre 1887 et Mgr
J.-S. Raymond, co-fondateur — 3 juillet 1887. On a appendu, au-
PBINCIPATJX COLLADOBATEUH8 51
dessous de ces pierres tombales, la petite croix de plomb qui a
reposé, à la mort de M. Lecours en 1888, sur son cerceuil. Elle
porte, elle aussi, son inscription, mais en lettres beaucoup moins
visibles que les deux autres. En s'approchant tout près, on y lit
ce qui suit : A la mémoire bénie du révérend Edouard Lecours . . .
Il fut un prêtre selon le cœur de Dieu, un zélateur de la dévotion au
Précieux Sang, un ami et bienfaiteur des institutions religieuses,
un vrai père des âmes . . . Qu'il repose en paix I A l'évocation de ce
souvenir touchant, M. l'abbé Saint-Pierre ajoute ce commentaire :
" Toute sa vie, M. Lecours a été un humble. Il était petit et se
tenait dans l'ombre. Il se taisait, parlant plus à Dieu qu'aux
hommes. Très humble aussi est sa place sur le monument dont
nous parlons. Mais il est bien à sa place à la base du tableau !
M. Lecours, en effet, a fourni la base de ce bel édifice qu'est le
monastère du Précieux-Sang, où il se fait tant de prières et d'expi-
ations." L'idée fut magnifique de joindre ainsi dans la mort M.
Lecours aux deux co-fondateurs. Le commentaire de M. l'abbé
Saint-Pierre n'est pas moins juste.
Mgr LaRocque et Mgr Raymond, Mgr Prince, Mgr Bourget
et M. Nercam, puis, dans l'ordre temporel, M. le curé Lecours,
voilà donc quels furent les hommes de sa droite que le Seigneur
se choisit pour assurer la fondation de l'œuvre d'Aurélie Caouette
à Saint-Hyacinthe. La pieuse fondatrice leur voua, dès ces pre-
miers temps, et leur garda toujours, la plus respectueuse et la plus
reconnaissante des affections. Son ardent amour pour le Précieux
Sang la portait d'ailleurs tout naturellement à vénérer les prêtres
de Dieu, ces lieutenants du Christ — locumtenens Christi — , com-
me dit Saint Paul, qui consacrent tous les jours le sang divin sur
la table de nos autels. Elle en parle souvent, dans ses notes, avec
une large effusion. Nous ne saurions mieux, nous semble-t-il,
clore ce chapitre, où nous venons de rappeler la vie et la carrière
52 MÈHE CATHERINE- AURÉLIE
des ministres du Seigneur qui lui furent les plus dévoués et les plus
chers, qu'en citant, comme exemples de ses pieux sentiments
envers le sacerdoce, quelques courts extraits de ces notes, pour
nous si précieuses.
Au cours du mois de septembre de l'année 1854, M. Raymond
prêchait la retraite du clergé de Saint-Hyacinthe. Aurélie n'avait
alors que 21 ans et elle vivait encore dans le monde,
chez son père. Mais elle correspondait déjà avec M. Raymond
depuis sa sortie du couvent. Elle lui écrivait : " Le prêtre ! Oh !
que sa vocation est sublime, que sa dignité est éminente ! Lui
qui chaque jour se plonge dans le sang de l'Agneau, qu'il doit
être pur, qu'il doit être saint ! . . . Mon Père, plus je considère le
prêtre, plus je sens mon esprit ému en moi-même . . . Oui, je bénis
Dieu des grâces dont il rend son prêtre dépositaire ; mais, en
même temps, je frémis en songeant au compte qu'il aura à rendre...
Le prêtre a trop fait pour moi pour que je l'oublie ! Par lui, j'ai
reçu trop de grâces ! Par son ministère, j'ai éprouvé trop de vives
joies et de douces félicités ! "
Quatorze ans plus tard, devenue fondatrice et religieuse depuis
sept ans, à la veille du jour de l'an 1868, elle présentait ainsi ses
bons souhaits à Mgr Joseph LaRocque : " Monseigneur et très
doux Père, — Quand les bienfaits reçus sont de tous les jours et de
tous les instants; quand, surtout, ils sont accordés avec ce dé-
sintéressement et cette charité qui en doublent le prix et le mé-
rite, je sens qu'il ne faut rien moins qu'une reconnaissance sans
bornes pour les reconnaître dignement."
Et nous pourrions aisément multiplier presque à l'infini
ces témoignages. Tels furent constamment les sentiments d' Aurélie
pour les ministres du sanctuaire. Toujours, elle voulut les entourer
de respect et de vénération, de gratitude et de reconnaissance,
d'affection vraie et d'amour pur et saint.
CHAPITRE III
Âurêlie Caouette dans le inonde, de sa sortie du couvent à la fonda-
tion de l'Institut (1850-1861)
SouMAiBE. — Le journal d'Aurélie. — Le monde lui fait peur. — Son règlement
de vie. — L'action de son directeur. — Vie régulière et pieuse. — L'attrait
du divin. — Ce que Itii inspire la belle nature. — En face des épreuves. — Le
charme du cœur à cœur avec Jésus. — Ses relations avec le monde. — Elle
craint d'avoir offensé Dieu. — Ses souffrances physiques et morales. — Elle
se demande ce qu'elle doit faire. — Mgr Prince et M. l'abbé Raymond
s'occupent d'elle. — Séparation d'avec le monde. — Devoirs de société et
soin des pauvres. — Pèlerinage à Bonsecours de Montréal. — Une apparition,
qu'en faut-il penser ? — Dévotion d'Aurélie à saint Dominique. — Elle
ajoute à son nom d'Aurélie celui de Catherine. — Témoignage que lui rend,
quatorze ans plus tard, le Père Chocarne. — Elle fait vœu d'obéissance. —
Ses " unions " avec Jésus, explication qu'elle en donne. — Bruits étranges au
sujet de Catherine-Aurélie: on la discute. — Elle cherche toujours sa voca-
tion.— Retraite à la Congrégation de Notre-Dame à Montréal. — M. Nercam,
prêtre de Saint-Sulpice. — Parole définitive de Mgr Bourget. — Lettre de
Mgr Bourget à Mgr Prince. — Perplexités de Catherine-Aurélie. — Mgr
Prince décide la fondation, mais il meurt aussitôt. — " Le temps de tailler
îa vigne " allait cependant venir. — Mgr Joseph LaRocque enlèverait tous
les obstacles.
JURÉLIE Caouette avait 17 ans, quand, en juillet 1850,
elle quitta le couvent de la Congrégation et rentra
définitivement au foyer paternel. Nous avons vu, au
chapitre premier, qu'elle aurait bien voulu, comme sa
chère Célina, s'en aller tout de suite au ciel. Heureu-
sement, la Providence en décida autrement. Depuis plus
d'un an, elle tenait un journal, et, d'après un manuscrit
de Mgr Raymond, on possède des notes extraites de ce journal,
que sur son ordre, il en atteste lui-même, elle lui communiqua, qui
datent d'octobre et de novembre 1849. Rien de plus étonnant,
chez un enfant de 16 ou 17 ans, que la maturité d'esprit et la
54 ■ MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
sûreté de doctrine que ces pieuses communications révèlent.
Certes, son âme est sensible à l'extrême, elle s'enthousiasme avec
une extraordinaire vivacité et elle redit sans cesse les mêmes
ardentes aspirations. Mais il semble qu'elle ne se répète pas, tant
ses expressions jaillissent de source, naturelles et vivantes. Le
meilleur volume à lui consacrer serait sûrement celui qui publierait
tout simplement ses notes intimes et ses lettres à son directeur.
En tout cas, la lecture de ces précieux manuscrits est v^raiment
impressionnante, et nous ne saurions mieux faire, pour écrire ce
chapitre de sa vie, qui va de 1850 à 1861, que de les suivre pas à
pas, pour ainsi dire, on leur empruntant quelques-uns des pieux
épanchements d'Aurélie, =oit à elle-même, soit à son directeur.
D'abord le monde lui fait peur. " Me voilà donc au milieu du
monde, ô Jésus, mon bien-aimé ! ", écrit-elle au sortir même du
pensionnat. " Me voilà au milieu d'un monde que vous haïssez,
ô mon Dieu. Vous y aimerai-je toujours ? Oh ! quel serrement de
cœur ! Quelle tristesse s'empare de mon âme ! Pieux asile, saints
autels, que j'ai coulé d'heureux jours à votre ombre ! Que mon
cœur a goûté de délices ! Que j'ai éprouvé de saintes émotions !
Autel sacré, table sainte, banquet divin, douce communion,
heureuses larmes, sublimes enchantements, plaisirs purs, joies
sereines, oh ! que je vous regrette ! A ces lieux saints, ô mon cœur,
tu seras toujours attaché ! Pieuse retraite, ton souvenir seul, dans
les peines de la vie, saura me consoler ! Serai-je une victime de la
vanité ? Mon cœur sera-t-il flétri par le vice ? " Et ces lignes,
qu'on le remarque bien, sont du mois d'août 1850, alors qu'Aurélie
n'avait que 17 ans. Il nous semble, en vérité, qu'elles sont très
significatives. Son cœur, se demande-t-elle, sera-t-il jamais flétri
par le vice ? Voilà la grave question., dont les responsabilités l'épou-
vantent. Quels sentiments admirables, dans une âme de jeune
fille, à cet âge où tant d'autres, heureuses d'une liberté enfin
DANS LE MONDS 55
conquise, après laquelle elles soupiraient depuis de longues années,
ne pensent qu'au monde et à ses sottes et mesquines vanités !
Douée d'une sensibilité et d'une imagination très vives, notre
Aurélie a donc compris que le monde, avec ses tentations et ses
séductions, est toujours plein de dangers et qu'il est par trop facile
de s'y laisser prendre. Elle repasse dans son esprit les joies si pures
de sa vie de pensionnat, elle se remémore les consolations qu'elle
a trouvées dans la chapelle de son couvent, les bénédictions
célestes qu'elle y a reçues. Il ne faut pas, jamais, que cela soit
perdu par sa faute. En s'étudiant elle-même, elle constate qu'elle
est jeune, vive et gaie, qu'elle est affectueuse et aimante. Or, on
lui a appris qu'aimer et se voir aimé, quand on est jeune et qu'on
a le cœur tendre, est sans doute un besoin profond de la nature,
mais que cela constitue un vrai péril parce qu'on peut rapidement,
et presque inconsciemment parfois, se laisser entraîner à ce qui
ne convient pas. Il lui faut donc parer à ce danger, se prémunir
contre ses attraits. Voilà pourquoi, dès sa sortie de la Congré-
gation, elle se compose un règlement de vie qui assurera, elle
l'espère de la grâce de Dieu, sa persévérance dans le chemin de la
vérité et de la vertu.
Ce règlement, il sera simple et tout à la fois assez sévère. Tout
y sera prévu : ses devoirs envers Dieu, ses devoirs envers sa
famille et les gens du dehors, ses devoirs envers elle-même. Il y
aura place, dans le dispositif de cette règle, pour la prière et le
travail, et aussi pour le repos et le délassement. Elle s'impose
un lever matinal, une grande modestie dans la tenue et le vête-
ment, des heures de silence, des petites privations. " Je prendrai
mes repas, dit-elle, en ne manquant pas de me mortifier, en
prenant ce qui me plaît le moins et en fermant les yeux sur ce qui
pourrait trop flatter mon goût. Pour cela la pensée des pauvres,
obligés de se priver, m'aidera. Je garderai le silence le matin
jusqu'à 11 heures, mais sans désobliger qui que ce soit et, si l'on
56 MÈBE CATHERINE- AURÉLIE
m'adresse la parole, je répondrai avec douceur, bienveillance
et modestie. Je m'attacherai à faire l'ouvrage qu'on me donnera
avec une grande patience et pour l'amour de Dieu. Je m'appli-
querai à tout faire à la perfection, en me disant: " C'est Dieu que
je sers," Tout en conservant une certaine gaieté, je m'efforcerai
de ne pas perdre de vue Dieu, le ciel, l'amour crucifié . . . . " C'est
là un langage au fond très simple, mais qu'on ne saurait trop
admirer. Est-ce que, en vérité, les saints et les saintes des âges
de foi parlaient autrement ? N'est-ce pas, le plus souvent, eux
aussi, la pensée des pauvres et des souffrants, après et avec la
pensée de Dieu, qui les soutenait dans leur vie héroïque ?
Au reste, la jeune Aurélie, se défiant de son inexpérience, tint
à le faire approuver, ce règlement, par son directeur. Elle savait,
en effet, que le Seigneur se plaît à assister les humbles, que c'est
l'obéissance, qu'on a justement dit être l'humilité en action, qui
procure aux âmes la victoire sur la superbe de l'esprit et la révolte
des sens. Son directeur, nous ne l'ignorons pas, c'était M. Ray-
mond. D'après une lettre de lui, écrite en 1869, il avait commencé
à s'occuper de l'âme d'Aurélie exactement le 27 septembre 1849.
Homme de science et de vertu, prêtre au zèle infatigable, chargé, au
séminaire, au couvent et auprès de tous ceux et de toutes celles
qui recouraient à ses lumières, de lourdes responsabilités, il se
donnait, il se dévouait et se dépensait sans compter. Sa direction
s'alimentait aux deux dévotions chères au cœur du bon prêtre :
l'Eucharistie et la sainte Vierge. Il distingua très vite Aurélie,
et il l'aima en Dieu et pour Dieu. Il la conseilla, la soutint et
l'encouragea. Il la corrigea aussi, la reprit quelquefois et la
réprimanda. L'incident du drame de sainte Catherine d'Alexan-
drie, que nous avons relaté, lui revenait souvent à la mémoire.
11 avait vu dans l'exaltation de la jeune fille, alors qu'elle personni-
fiait avec tant d'émotion la vierge-martyre amoureuse du sang
divin, la marque d'un état d'âme particulier. Plus d'une fois.
DANS LE MONDE
67
par la suite, il avait été frappé de l'amour si vif que manifestait
sa pénitente envers Jésus souffrant sur le calvaire et sur l'autel,
comme aussi du désir intense qu'elle exprimait fréquemment de
souffrir pour le divin maître et en union avec lui. Il s'efforça, en
conséquence, de lui donner, si l'on peut dire ainsi, une direction
eucharistique, en l'entretenant de l'amour que Notre-Seigneur
nous montre, en effet, dans l'Eucharistie comme sur la croix, et,
en particulier, dans son Précieux Sang, qui en reste pour nous,
depuis le sacrifice du calvaire, le plus constant et le plus touchant
témoignage.
D'autre part, Aurélie s'attacha à son directeur. Appréciant la
générosité de son bon cœur et la sagesse de ses avis, elle lui voua
la plus sainte des affections. " Mon Dieu, écrira-t-elle un jour,
je te bénis de m'avoir donné un père qui, sans cesse, veut bien
guider mes pas chancelants vers la source du vrai bonheur, et qui,
toujours, veut tenir mon cœur élevé vers toi . . . Mon Dieu, bénis
mon père, ton ministre ! Donne-lui l'amour brûlant du séraphin,
la pureté de l'ange. Rends-lui le bien qu'il me fait . . . Fais qu'il
t'aime toujours. Répands des charmes sur sa vie ... Je te bénis,
ô mon Dieu, de me l'avoir donné pour ami . . , '"
On pense bien que, soutenue par un aussi sage directeur et ani-
mée d'aussi beaux sentiments, la jeune Aurélie mena dans le
siècle une vie des plus régulières et des plus sanctifiantes. Debout
dès 5 heures du matin, elle s'en allait à l'église, distante environ
d'un demi-mille de la maison paternelle. Elle y faisait sa prière
et sa méditation, entendait pieusement la messe, recevait la sainte
communion aussi souvent qu'elle y était autorisée par son direc-
teur, — les décrets de Pie X n'avaient pas alors rendu aussi facile
que de nos jours l'accès à la table sainte, — prolongeait son action
de grâces et restait en adoration jusque vers les 9 heures. Revenue
chez ses parents, elle vaquait aux différents soins du ménage, se
refusant à ce qu'on engageât une étrangère et voulant être elle-
58 MÈBE CATHERINE- AUBÉLIE
même la servante de la famille. Ces diverses occupations la rete-
naient jusque vers les 4 heures de l'après-midi. Elle reprenait
alors, le plus souvent, le chemin de l'église, où elle passait encore
de longues heures dans la contemplation. Les jours où, pour une
raison ou pour une autre, il lui était impossible de sortir, soit le
matin, soit le soir, elle se retirait à sa chambre, après en avoir
obtenu la permission de sa mère, et, dans le silence et le recueille-
ment, elle se livrait à ses chers exercices de dévotion. Suivant le
programme qu'elle s'était tracé, elle trouvait, chaque jour, le
moyen de se mortifier discrètement, gardait le silence aux heures
du matin, se contentant de répondre avec douceur quand on lui
parlait, se privait aux repas de ce qui aurait pu flatter en elle la
sensualité, faisant souvent, comme elle disait, la part des pauvres,
pour lesquels elle eut toujours une grande compassion. Au témoi-
gnage de l'unique sœur qui lui a survécu — sa chère Victorine —
Aurélie, jeune fille, était l'aide et l'amie, parfois la conseillère, de
sa mère, qu'elle affectionnait tendrement ; le repos et l'agrément
de son père, qu'elle délassait, après ses heures de rude labeur, par
l'enjouement et le charme de ses conversations ; les délices et la
consolation de ses frères et sœurs, dont elle s'efforçait de satisfaire
les moindres désirs et qu'elle ne cessa jamais d'édifier. En un mot,
Aurélie, à la maison, était, si l'on peut dire, le permanent rayon
de soleil qui illuminait le cercle de sa famille par son humeur
toujours égale et aimable et par cet esprit de conciliation, doux
et énergique tout ensemble, qui semble entrer dans les vues de
chacun et ne s'impose à personne. De même, pour ses amies du
dehors qui la visitaient, elle se montrait toujours avenante et
aimable, ne leur laissant rien voir de ses mortifications et de ses
peines, se donnant toute à toutes et faisant en sorte qu'on retrou-
vât constamment en elle la gaie compagne d'autrefois à l'école
ou au couvent.
DANS LE MONDB 60
Le secret de cette maîtrise de soi et de cette action sympa-
thique sur son entourage est facile à pénétrer et à comprendre.
L'attrait du divin avait envahi l'âme d'Aurélie, l'avait élevée,
transformée, grandie. Rien, sans doute, en elle, n'était détruit
de ce qui est ici-bas aflPection ou amitié légitime, mais tout était
surnaturalisé. C'est en Dieu et pour Dieu qu'elle s'efforçait
d'aimer, et c'est pourquoi ses affections étaient si pures et si pro-
fondes. De quels soins touchants, de quelles prévenances délicates
n'entourait-elle pas ainsi ses parents et ses amies ! Cette tendresse,
elle retendait encore à tous ceux que la Providence mettait sur le
chemin de sa vie, tâchant de rendre service et d'être agréable
à tous et à toutes. Bien plus, elle aimait les défunts d'affection
tendre, évoquait souvent le souvenir de ses chers disparus, priait
pour leurs âmes, s'imaginait les voir au ciel. " Aujourd'hui, écrit-
elle un soir de Toussaint, l'Église présente à notre vénération tous
les habitants des cieux, afin qu'il n'y en ait aucun à qui nous ne
rendions un culte religieux. Là, au ciel, j'ai des amis qui en ce jour
prient pour moi, surtout ma chère Célina, elle qui, pendant qu'elle
était sur la terre, me permettait tant d'affection. Oh ! ma chère
petite sœur, tu pries pour moi, j'espère, afin que je jouisse un jour
du même bonheur que toi. Je te vois, là-haut ! Tu es au milieu
des chœurs de la cour céleste, ton front est ceint d'une couronne
de lis immortels. Oh ! Célina, viens allumer dans mon cœur la
divine flamme qui consume le tien ! "
Tout d'ailleurs lui était prétexte à se tourner vers le Seigneur.
L'on sait que, sur les rives gracieuses de l'Yamaska, la nature est
riche et pittoresque, pleine de charmes et de beauté. Combien
souvent l'âme poétique de l'ardente Aurélie s'en est émue !
Combien souvent elle s'est extasiée devant ces spectacles de la
pure nature ! Il lui fallait le grand air des sommets, a-t-on écrit
élégamment. En effet, dans les étroits sentiers où, occupé à mille fu-
tilités, le monde se traîne, elle se sentait mal à l'aise et elle étouffait.
60 MÊBE CATHERINE-AURÉLIE
tandis que, loin de l'agitation et du bruit, son être se dilatait et
elle vivait pleinement, parce que là se trouvait l'atmosphère
qui lui convenait et qu'elle y rencontrait, plus proche, son Dieu
adoré. Témoin, cette page d'une délicatesse charmante, que signe-
rait sûrement avec orgueil plus d'un lettré consacré par les
académies : " Qu'il est beau, qu'il est sublime de goûter le specta-
cle d'une belle nuit ! Ce ciel pur que n'obscurcit aucun nuage, ces
brillantes étoiles qui ornent la voûte azurée, la lune, cette reine
des nuits qui répand partout sa douce clarté, ce calme, cette paix
qui règne en tous lieux inspirent une agréable mélancolie. Grand
Dieu, que ce silence attendrit mon âme ! Comme il la remplit de
sentiments religieux! Qu'il est ravissant de te contempler, 6
magnifique voûte céleste ! . . . Anges de la sainte Sion, esprits purs
qui vivez de l'amour du Bien-Aimé et qui brûlez sans cesse des
feux divins, intelligences qui toujours chantez les louanges du
Tout-Puissant, suspendez un instant vos harmonieux accords ! . . .
]Mon Dieu, au haut de ton trône auguste, reçois les hommages
d'une pauvre mortelle ! Je t'adore et te bénis de m'avoir fait
naître dans le sein de ta sainte et sublime religion. Je te bénis
d'avoir éloigné de mon cœur l'amour corrompu du siècle. Je te
bénis de m'avoir fait jouir du bonheur de t'aimer. Je te bénis de
m'avoir donné longtemps les joies sereines de l'un de tes asiles
chéris. Mille et mille fois, je te bénis ! "
Quand les contrariétés, les épreuves et la souffrance la visitaient,
et certes, il est bien sûr que son cœur de dix-sept ans si vraiment
tendre fut ainsi souvent torturé, c'est encore vers les anges ou les
saints du ciel qu'elle jetait ses yeux. N'est-ce pas, en effet, auprès
des élus de Dieu, auprès de ceux en particulier qui nous ont aimés
et que nous avons perdus, qu'instinctivement^ nous allons nous
réfugier quand viennent les heures sombres ? Qui n'a senti, quelque-
fois dans sa vie, la pacifiante et réconfortante influence de ses
chers morts ?" Oh ! Célina, s'exclamait Aurélie, quand irai-je te
DANS LE MONDE 61
rejoindre au ciel ? Peux-tu me laisser plus longtemps sur cette
terre d'exil, moi qui ai toujours de la peine ? Ah ! viens, je t'en
prie, viens me consoler ? Une parole, ô Célina ! "
Au-dessus des splendeurs de la nature, des consolations de l'ami-
tié et de l'affection des proches, comme aussi des mystérieuses et
réconfortantes évocations de ceux qui ne sont plus, il y a, pour
l'âme croyante, en cette vie même, planant tout autour de nous,
comme pour exercer sur nous une emprise providentielle et magni-
fique, les merveilles de la grâce, les charmes du cœur à cœur avec
Notre-Seigneur, les indicibles douceurs de la communion eucha-
ristique. Mais tous les chrétiens, même très sincères dans leur foi,
ne goûtent pas sensiblement ces choses augustes. C'est le lot des
privilégiés de Dieu de sentir, par exemple, dans la sainte commu-
nion, que vraiment la chair de Jésus se fond dans notre chair,
que son sapg se mêle à notre sang, que son âme descend dans notre
âme, que sa divinité nous pénètre. Aurélie était de ces privilégiés,
et elle l'était admirablement. Son grand bonheur était de vivre
aux pieds du tabernacle, mieux encore, d'être elle-même le taber-
nacle vivant de son Jésus. " Quand je pense, écrit-elle en août
1850, que demain j'aurai le bonheur de communier encore, je sens
s'allumer dans mon cœur je ne sais quel amour. Oh ! demain,
demain, je recevrai Jésus ! Ah ! Bien-Aimé, c'est trop de félicité
pour une faible mortelle ! Vous allez venir dans l'âme de votre
Aurélie ! Douceur incomparable, vous daignez vous unir à moi !
Comment pourrai-je reconnaître tant d'amour ? . . . " Et, sur la
page suivante du journal qui reçoit ses confidences, elle ajoute :
** Quelles actions de grâces, quelles bénédictions, quel brûlant
amour pour le don qui m'est fait dans l'Eucharistie ! . . . Prodige
admirable, l'être infini veut bien devenir la nourriture d'une
chétive mortelle !. . . Eucharistie, tu fais de moi, faible enfant,
le sanctuaire d'un Dieu ! Que n'ai-je un cœur incendié d'amour !...
La créature n'est pas digne, ô Jésus, de te posséder ! . . . Je te
62 HÈBE CATHEBINB-AUBiliIB
jure solennellement, la main sur cette croix, que, tant que je
vivrai, ma consolation et mon bonheur seront de te recevoir,
ô Jésus ..."
A ce moment, cependant, Aurélie ne s'était pas interdit de
fréquenter quelquefois le monde, si l'on peut ainsi dénommer le
cercle des relations de sa parenté avec d'excellentes familles du
voisinage. Elle était jeune et de compagnie agréable. Naturelle-
ment, on la recherchait. Et puis était-ce un si grand mal de s'accor-
der quelques plaisirs honnêtes ? Un soir d'automne, elle revenait
tard, avec ses amies et leurs frères, de l'une de ces réunions mondai-
nes. On passait près du cimetière où dormait Célina. Soudain,
dans le silence de la nuit, que troublait seul le bruit des eaux de
l'Yamaska se précipitant de cascade en cascade, des pas se firent
entendre et, tout de suite, dans les demi-ténèbres, une ombre
surgit. C'était M. Raymond, qui revenait de prier sur les tombes.
Un instant, au passage, il regarda Aurélie et elle put le voir. Ce
regard la pénétra profondément. Rentrée chez elle, elle se demanda,
anxieuse, si elle n'avait pas offensé le bon Dieu. " Oh ! mon âme,
se dit-elle, tu as péché ! Gémis sur tes infidélités ! Oh ! péché hi-
deux, tu me fais frémir ! Tu n'entreras plus dans mon cœur ! . . .
Pourquoi, ô mon Dieu, vous ai-je offensé ? Je veux fuir désormais
avec horreur ce monde que vous avez maudit et qui vous a rejeté."
Il y a bien là une pointe d'exagération, nous semble-t-il. Le monde
que fréquentait la famille Caouette n'était pas tellement pervers
qu'il fallût l'anathématiser ainsi. Mais les âmes délicates ont
de ces scrupules, qui restent pour d'autres une fière leçon. Bientôt
après, Aurélie fit une retraite, sans doute au couvent de la Congré-
gation. En méditant sur les mystères de la passion du Sauveur,
elle se reprocha ce qu'elle appelait, toujours dans cette note un
peu sévère que nous venons de souligner, " son orgueil, son atta-
chement à la terre, son ingratitude pour tant de grâces reçues,'*
se proposant, pour mieux expier, de souffrir encore davantage
DANS LE MONDE 63
•i Dieu le permettait. " Mon Dieu, écrivait-elle, faites que je ne
sois pas un seul jour sans souffrir. . . Oui, je veux la douleur pour
témoigner de mon amour ! . . . Ou souffrir, ou mourir ! . . . Souffrir,
souffrir beaucoup, et puis mourir ! " Quel langage incompré-
hensible aux profanes que celui des grandes âmes !
Aurélie, en tout cas, devait être largement exaucée. Un mot
résume sa vie, mot qui, comme une longue traînée de sang, marque
chacune des étapes de son existence terrestre, et c'est le mot
souffrance. Elle a souffert, en effet, dans son corps d'abord. De
santé frêle et délicate, elle était, dès le temps dont nous parlons,
pour la douleur physique, une proie facile. Les pires tourments ne
lui furent pas épargnés. Des maux d'estomac cruels et tenaces
l'empêchaient souvent de prendre la moindre nourriture, ce qui
rendait extrême son état de faiblesse. A la suite de l'un de ces
accès, elle fut dix longs mois clouée sur son lit. Plus d'une fois^
on la pensa aux portes du tombeau ! Mais si les souffrances du
corps sont dures, combien plus terribles sont les peines du cœur.
Or il est affirmé par de nombreux témoins qu'Aurélie eut beaucoup
à souffrir, à l'époque dont il est ici question, de la part des hommes
qui la suspectaient. Elle fut critiquée par les uns, rudoyée par
les autres, traitée de folle et de visionnaire par ceux-là même chez
qui elle aurait dû trouver un appui. On la surveillait à tout instant,
on examinait jusqu'à ses moindres démarches. Tout chez elle
était discuté, passé au crible de la plus mesquine jalousie : ses
habits, sa démarche, son attitude, ses visites à l'église, ses prières,
ses communions. Et la pauvre petite, qui aurait voulu vivre ignorée
du monde, ne pouvait que répandre devant Dieu des larmes brû-
lantes. " Oh ! que les hommes jugent sévèrement, disait-elle.
Donnez-moi, ô mon Dieu, le courage et la force. Si je suis coupable
comme on le dit, faites-le moi comprendre." Toutes ces souffrances
d'ailleurs, tourments du corps ou peines du cœur, elle les acceptait
avec magnanimité, pardonnant d'une âme généreuse à ceux qui
64 IfiBE CATHEBINE-AXTBÉLIS
en étaient la cause. " Comme une victime, disait-elle, je suis
prête à être immolée. Au pied de la croix, mon cœur attend !
Frappez-moi, ô Jésus, vous me satisferez ! . . . Qu'elle est douce la
douleur ! Je la savoure . . . Souffrir encore pour vous, ô Jésus, je
le veux . . . Vous le voulez aussi, n'est-ce pas ? . . . Vous avez tant
souffert pour moi, il faut bien que je souffre aussi pour vous . . .
Oh ! je vous en supplie. Dieu du calvaire, donnez-moi la grâce
de souffrir avec patience ! C'est toute ma consolation dans mon
exil . . . ôtez-moi tout ce que vous voudrez, mais laissez-moi la
croix ! " Et, qu'on ne le perde pas de vue, c'est une jeune fille de
dix-huit ans qui parle ainsi ! Vraiment, pour certaines âmes de
choix, les appels de Dieu sont parfois bien étranges, et, s'ils sont
pour elles irrésistibles, ils restent pour nous bien mystérieux.
Cette altérée d'amour et de souffrances avait évidemment
surtout soif de Dieu. Si Notre-Seigneur la voulait toute à lui,
elle aussi désirait l'approcher et le posséder le mieux possible.
Mais, se demande ici opportunément le Livre d'or, comment Jésus
et son aimante amie étancheraient-ils cette soif mutuelle ? Dans
quelle solitude Aurélie irait-elle s'enfermer pour pouvoir plus
sûrement, du fond de son âme, verser à boire au divin ami, comme
une autre Samaritaine, et, en même temps, se désaltérer elle-
même à la source d'eau vive qui jaillit de son divin et sacré cœur ?
En d'autres termes, quelle était sa vocation, que devait-elle faire ?
La question, on s'en souvient, ne devait recevoir sa réponse définiti-
ve que beaucoup plus tard. En attendant, et pour plusieurs
années encore, Aurélie continuerait, à la maison paternelle, le
genre de vie dont nous venons d'esquisser les grandes lignes.
En 1852, Mgr Prince, coadjuteur de Montréal depuis 1845,
devenait, ainsi que nous l'avons vu au chapitre précédent, le
premier évêque du diocèse de Saint-Hyacinthe qui se créait. Il
fut bientôt mis complètement au courant — il l'était déjà en
partie — des choses pour le moins assez extraordinaires qui con-
DANS LB MONDE
65
cernaient la pénitente de son ami M. Raymond, dont il avait
fait son grand-vicaire en prenant possession de son siège. Les deux
hommes de Dieu, tout naturellement, se concertèrent au sujet de
l'avenir de la jeune Aurélie Caouette. " Ils étaient bien convaincus
tous les deux, lisons-nous dans le Livre d'or, que Notre-Seigneur
appelait cette âme d'élite vers les sommets et que seul l'état reli-
gieux répondait à ses aspirations. Mais, quand Mgr Prince propo-
sait à la jeune fille l'une ou l'autre des ferventes communautés
de notre pays, elle répondait : " Si vous le voulez, j'irai, Monsei-
gneur, mais sans attrait pour les œuvres qu'on y pratique." Et
quand, dans l'intimité de leurs pieux rapports, M. le grand-vicaire
Raymond, insistant, lui disait : " N'aimeriez-vous pas, Aurélie,
à vous consacrer à l'instruction des jeunes filles, de la formation
de qui dépend en partie l'avenir du pays ? " elle répondait :
" Oui, mon Père, j'aime la jeunesse et je serais heureuse de lui
être utile, mais je n'ai de l'attrait que pour Jésus crucifié et pour
les âmes qu'il a rachetées au prix de son sang." Une autre fois,
alors que la pénitente faisait connaître à son directeur les misères
de tout genre qu'on recommandait à ses prières, M. Raymond
lui disait encore : " Vous aimez Jésus crucifié, Aurélie ; n'aimeriez-
vous pas à consacrer votre vie à soulager ses membres souffrants ?
Touchée au vif, elle répondit en pleurant : " Je serais heureuse,
mon Père, d'être appelée à secourir tous les genres de souffrances,
mais mon attrait spécial est de oindre les plaies de Jésus avec le
baume de l'amour et de recueillir le sang qui en découle pour le
répandre sur les âmes, car Jésus a encore soif non de recevoir niai^
de donner." Et toujours c'était des réponses analogues, indices
d'une vocation bien spéciale.
A quelque temps de là, pour rompre davantage avec le monde,
elle résolut, du consentement de son directeur, de s'abstenir de
plus en plus d'en fréquenter la société et aussi, comme elle disait,
d'en dépouiller les livrées. " Je n'entrerai dans les affaires des
66 MÈRE CATHERINB-AURÉLIE
autres, écrit-elle, qu'avec le plus grand ménagement et seulement
quand la charité m'en fera une obligation. . . Si je constate que
quelqu'un a commis une faute et que je ne sois pas capable de le
reprendre, je me bornerai au zèle silencieux, j'irai pleurer devant
mon crucifix, j'implorerai le médecin céleste de porter remède au
blessé." Elle se priva en conséquence de toute réunion mondaine
et voulut adopter des vêtements plus simples que ceux qu'elle
portait j\isque-là. Sa mère s'y opposa d'abord, craignant qu'elle
se singularisât outre mesure ; mais elle céda bientôt aux pressantes
sollicitations d'Aurélie. Celle-ci remplaça alors ses toilettes aux
fraîches couleurs par un costume rigoureusement noir, un man-
teau et un chapeau convenables, mais des plus modestes, comme
n'en portaient guère les jeunes filles de sa condition. Et on la vit,
désormais, passer ainsi par les rues, en se rendant à l'église par
exemple, les yeux baissés, dans une mise des moins compliquées
et toute unie. Ce changement excita la curiosité maligne des
cancannières du village — il y en a toujours un peu partout —
qui ne se privèrent pas de la ridiculiser et de se moquer d'elle.
Aurélie n'en avait cure. " Qu'on me laisse donc tranquille,"
disait-elle, ou encore " Plaisirs du monde, beautés fragiles de la
terre, vous n'êtes rien à mes yeux et je vous méprise."
Cependant, si elle fuyait ainsi le monde et se détachait de sa
société, après en avoir dépouillé les livrées, elle ne manquait
à aucun devoir de convenance, faisait les visites nécessaires et
recevait avec douceur et amabilité celles qu'on lui rendait. Surtout,
elle recevait et voyait les pauvres et les souffrants avec un joyeux
empressement. Par exemple, on a raconté ce fait. Un jour qu'elle
se trouvait seule à la maison, sa mère étant sortie et son père
travaillant à deux pas dans sa boutique de forge, un pauvre
mendiant, vieillard de quatre-vingts ans, se présente à la porte,
le corps à demi nu et couvert de plaies. Aurélie l'accueille avec
bonté, le fait entrer et s'approcher du feu, lui offre de laver ses
DANS LE MONDK 67
plaies, et, comme il paraît très fatigué, après lui avoir donné à
manger, elle lui prépare un bon lit et l'invite à s'y reposer, en atten-
dant qu'elle demande peu après, parce que le temps est mauvais au
dehors, et obtienne de son père que le pauvre vieux passe la nuit
sous le toit qu'elle lui rend si hospitalier.
Au mois d'août 1853, comme Aurélie était très souffrante et très
faible, sa mère la pressa de faire un pèlerinage au sanctuaire de
Notre-Dame de Bonsecours à Montrai, afin d'obtenir sa guérison.
Pour leur être agréable, à elle et à toute sa famille, la jeune fille
se rendit au célèbre et vénéré sanctuaire et elle demanda à Jésus
par l'intercession de Marie de lui redonner la santé. Mais sa
prière, dont on trouve le texte dans ses notes de journal, fut condi-
tionnelle. " Seigneur, supplia-t-elle, si je dois vivre dans l'inno-
cence et dans l'amour, si je dois faire du bien à mes semblables,
si toujours vous voulez me donner une petite part de vos souffran-
ces, je vous prie, par Marie, de vous rendre au désir de mes pa-
rents ... Je sacrifierai pour le moment le bonheur du ciel."
Disons tout de suite qu'elle fut au moins partiellement exaucée.
De plus, en outre de cette faveur d'ordre temporel, elle reçut au
cours de ce pieux voyage, une grâce d'un autre ordre. Voici com-
ment elle le raconte à son directeur : " Ce fut pendant cette
union eucharistique — à la suite de sa communion à Bonsecours —
que Marie, l'auguste mère de Jésus, daigna me parler. Ce serait
entreprendre quelque chose au-dessus de mes forces que de m'es-
sayer à décrire les impressions, les sentiments et les sensations
que l'on éprouve à la vue de Marie. Je demande pardon à Dieu,
et à vous, mon Père, si j'ose dire que moi, indigne pécheresse,
j'ai vu Marie. Mon imagination y a sans doute contribué. Dans
tous les cas, je veux être obéissante. Je crus donc voir, dans un
ravissement qu'alors je regardai comme divin, la Vierge bien-
heureuse dans la gloire. Elle était revêtue d'un vêtement d'une
blancheur éblouissante et environnée d'une gloire si grande que
68
MERE CATHERINE-ATjRELIE
je n'en saurais donner la plus petite description. Elle paraissait se
tenir debout devant son fils Jésus et semblait prier avec une ardeur
si vive, un si touchant intérêt, que je goûtais un grand bonheur
à la voir ainsi, bonheur que pour le comprendre il faut sentir,
jouissance qu'on ne saurait imaginer que bien faiblement. Il me
fut donné de la contempler ainsi quelques instants. Après quoi»
j'ai cru entendre très distinctement ces paroles : " Ma fille, sois
sans crainte. Pourvu que tu sois simple comme la colombe et que
tu t'appliques avec une aveugle obéissance aux ordres de ton
guide spirituel, tu verras ta demande exaucée, ta pureté intacte,
ta modestie à l'abri de toute épreuve." Elle sembla aussi m'en-
gager à la communion fréquente, pour dédommager Jésus-Hostie
de l'oubli d'un grand nombre de ses enfants."
Que faut-il penser de cette apparition ? Etait-ce pure imagi-
nation ou bien réalité ? Nous n'en savons rien. Mais il y a ceci de
tout à fait remarquable. Très modestement, la pénitente raconte
à son directeur, uniquement pour lui obéir, ce qu'eUe a cru voir,
ce qu'elle a cru entendre. Elle en demande pardon et elle met le
fait au compte de son imagination qui a dû, dit-elle, y contribuer.
Les visionnaires, nous semble-t-il, ont accoutumé d'affirmer avec
plus de jactance. C'est le moins que nous puissions dire. Quoi
qu'il en soit, il est certain qu'Aurélie revint de Bonsecours plus
déterminée que jamais à aimer Jésus et à souffrir pour lui. C'est le
24 août qu'elle avait fait ce pèlerinage. Le 19 septembre, dans une
lettre à M. Raymond, elle écrit : *' Le sang de Jésus, mon époux
bien-aimé, occupe sans cesse mon esprit et mon cœur. Il faut
toujours reporter toutes nos affections vers le Précieux Sang."
Puis, sans transition, elle ajoute : " Je n'aspire qu'à entrer dans
l'ordre pénitent (tiers-ordre) de saint Dominique. Mon Dieu, si
cela vous est agréable, faites-le connaître à mon père (M. Ray-
mond). Je veux, moi, ce qu'il voudra. Ma volonté est dans la sienne.
DANS LE MONDE 69'
C'est par son commandement, ô mon Dieu, que je veux aller à
vous."
C'est la première fois que nous trouvons, sous la plume d'Aurélie»
une allusion à l'ordre de saint Dominique ; mais il nous paraît
probable qu'il en était question entre M. Raymond et sa dirigée
depuis les premiers moments de leurs pieuses relations. Le supé-
rieur du séminaire de Saint-Hyacinthe était, en effet, un fervent
admirateur de ce grand ordre. Au cours de son voyage en Europe»
en 1842, il avait fait un long détour pour rencontrer, à Nancy,
le célèbre Père Lacordaire. Il était resté en correspondance avec
lui. Il l'admirait et il admirait son ordre. Il avait mêm.e songé un
instant à se faire dominicain. De concert avec le premier évêque
de Saint-Hyacinthe, il avajt, en tout cas, puissamment contribué
à jeter la semence dominicaine dans le sol fécond du Canada.
Quelques années après son retour d'Europe, il revêtait lui-même,
des mains de son évêque, l'habit de tertiaire, et, dès lors, sa grande
ambition fut de recruter des membres à cette sainte milice de la
pénitence. Quoi de plus naturel, par conséquent, qu'il voulût y
agréger, dès qu'il la connut, sa vertueuse pénitente. Aurélie entra
magnifiquement dans ses vues. Pendant que le pieux directeur était
en pourparlers avec le Père Lacordaire pour se munir des pouvoirs
requis, dans l'été de 1854, la jeune dirigée, au jour de la fête de
saint Hyacinthe, eut une nouvelle vision, dont, à cette date même,
elle rend ainsi compte à M. Raymond : " Moi, Aurélie, servante
de Jésus-Christ, je vous écris par obéissance dans son Précieux
Sang. Je dis donc, abîmée dans le sentiment de mon indignité, et je
crois réellement, que j'ai vu ceci : une croix, extrêmement grande,
et qui me paraissait toute en feu, m'est apparue, et, à cette croix,
était suspendue une grande couronne formée d'étoiles d'une
clarté éblouissante, sous laquelle semblait s'incliner avec une
humilité touchante et un profond respect saint Dominique lui-
même revêtu des livrées de son ordre. Il paraissait plein de
70 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
majesté. Sans annoncer une joie extraordinaire, sa figure cependant
laissait entrevoir un calme divin, un contentement céleste. Des
flots de lumière l'entouraient et répandaient une merveilleuse
clarté. Tandis que je contemplais avec un charme ravissant cette
apparition si douce à mon cœur, je vis saint Dominique élever
noblement sa main et faire le signe auguste de la croix. De cette
croix s'échappaient des rayons. A l'instant, la vision disparut.
Et moi, je m'anéantis, je rendis grâce au Dieu tout bon, tout
miséricordieux, me trouvant pleine d'une douce espérance. . ."
C'était, avons-nous dit, en la fête de saint Hyacinthe, le 17
août. Deux jours plus tard, le 19, M. Raymond recevait la lettre
du Père Lacordaire qui lui donnait toutes les facultés voulues
pour admettre sa pénitente dans le tiers-ordre dominicain, et
il l'y agrégea effectivement le 30 août, jour de la fête de sainte
Rose de Lima, en lui donnant en religion le nom de la grande
sainte dominicaine, apôtre et théologienne du Précieux Sang,
Catherine de Sienne, Ce nom de Catherine était déjà cher à Auré-
lia, elle l'avait plus d'une fois préajouté à son prénom. Mais, de
ce moment, elle ne signa plus jamais que Catherine-Aurélie.
Quatorze ans plus tard, en 1868, l'historien de Lacordaire, le
Père Chocarne, passait au Canada et visitait Saint-Hyacinthe,
qu'il dénomma un coin de terre tout dominicain, bien que les
Dominicains n'y fussent pas encore, et il avait l'occasion de
connaître la fondatrice du Précieux-Sang. " Je ne vous raconterai
pas, écrivait-il à un de ses correspondants, ce qui m'a été dit des
vertus de cette Mère supérieure et des grâces extraordinaires dont
elle est favorisée, d'abord parce qu'on ne saurait entourer cette
sorte de dons de trop de discrétion, surtout du vivant des per-
sonnes, et ensuite parce que je n'ai nulle envie de me faire un
mauvais parti avec cette vraie amie du bon Dieu." Nous com-
prenons parfaitement ce sentiment. Nous aussi, nous sentons le
besoin de ne parler de ces visions et de ces extases de notre héroïne
DAN3 LK MONDE
71
qu'avec une extrême réserve et en nous bornant à citer ses propres
paroles, laissant à de plus compétents de les apprécier et de les
juger.
Cependant, la grande aflFairo de la vocation d'Aurélie ne se
décidait pas, et elle continuait de vivre dans le monde. Mais on
peut sans crainte affirmer qu'elle y vivait comme si elle n'y était
pas, n'ayant plus en quelque sorte de volonté à elle. Le 15 août
1855, en la fête de l'Assomption de la Vierge, elle raconte qu'elle
a fait vœu d'obéissance à son directeur : " Pour obéir à l'impulsion
de la grâce, pour témoigner à mon Dieu un amour plus ardent
et plus pur, pour m'immoler enfin et me lier plus parfaitement au
divin époux, j'ai fait vœu, le jour de l'Assomption de Marie, ma
glorieuse et bonne mère, de passer mes jours dans l'obéissance. Le
crucifix sur mon cœur, ayant Jésus et Marie pour témoins, voici
ce que j'ai fait. Je me suis dépouillée de toute ma volonté, pour
la soumettre en toutes choses, grandes et petites, faciles et diffi-
ciles, temporelles et spirituelles ... Je me suis engagée à ne jamais
dire ni de si ni de mais à mon confesseur, mais à toujours exécuter
promptement et ponctuellement ses ordres, ses avis, même ses
simples conseils. . ." Elle obéissait donc, et c'est à cette obéis-
sance précisément que nous devons tant de révélations de choses
extraordinaires qu'elle aurait voulu garder pour elle seule. Nous
manquerions à notre devoir d'historien sincère si nous n'en
relations pas encore quelques-unes, dont elle fut gratifiée vers ce
temps, et qui achèvent de nous la montrer sous son vrai jour de
privilégiée de la grâce divine. Nous prenons un peu au hasard
parmi ses innombrables communications à M. Raymond.
Le 1er avril 1856, elle écrit : " Je fus pendant cette communion
favorisée d'une manière bien douce. Il me semblait que c'était le
fruit d'une aveugle obéissance. Je sentis tout le poids de l'affliction
que causent au cœur de Jésus mes craintes et mes défiances
chimériques. J'acquis de plus l'assurance que je glorifierais plus
72 MÊKE CATHERINE- AUEÊLIB
Dieu par mes souffrances que par n'importe quelle œuvre de
miséricorde. . . Au sortir de cette union, j'étais si éprise d'amour
que j'étais comme hors de moi-même . . . Étant en oraison, je fus
élevée au-dessus de moi-même et je vis Jésus non seulement des
yeux de l'âme mais aussi des yeux du corps. . ." Le 18 mai de la
même année, elle parle d'une autre manifestation sensible de la
grâce dont elle avait eu l'impression le dimanche précédent, jour
de la Pentecôte : " Tout ce que je vous ai dit, mon Père, de
l'union de dimanche s'est passé intérieurement. Cependant, soit
imagination, soit réalité, j'ai ressenti l'effet du feu qui consumait
mon âme. Je n'ai rien vu ni rien entendu de particulier, mais j'ai
bien senti et bien goûté. Oh ! grâce que je ne puis définir ! "
L'année suivante, le 13 février, elle précise en quoi consistent ces
unions dont elle entretient si souvent son directeur : " En général,
l'union que j'éprouve avec mon Dieu commence par un ravissement
soudain de mon esprit. Alors mon âme, plongée dans la contem-
plation des mystères divins, qu'elle pénètre par la lumière de sa
foi et de son amour, éprouve une effusion si forte de l'amour divin
qu'elle se voit remplie d'une joie inénarrable et qui absorbe toutes
ses facultés. Elle aime et ne peut exprimer son amour. Elle sent,
elle voit, elle entend son Dieu, et cependant elle est muette et
inactive, elle n'a ni parole, ni mouvement. Seulement, je dirai
qu'elle jouit d'un bonheur qui ne peut se rendre. Elle participe à la
félicité des cieux ! Ce que Dieu me communique dans ces visions
si intimes est inexprimable. Il relève mon intelligence obscurcie,
il m'instruit et me console ! Lors donc que je suis ainsi élevée,
unie, absorbée en mon Dieu, que mon âme semble être éclairée
par la présence de l'être incréé et transformée en lui, il n'est plus
en mon pouvoir d'agir, et, par un effet de cette absorption de
tout mon intérieur, il arrive quelquefois qu'à l'extérieur je n'en-
tends, ni ne vois, ni ne sens aucune douleur. La joie que j'éprouve
dans cette union est si grande, si forte, que je crois n'y pouvoir
DANS LE MONDE
73
survivre. Cette union est si étroite qu'il me paraît impossible
de m'en pouvoir séparer."
Peut-être quelque lecteur, en ces récits de faits extraordinaires
que nous relevons dans les communications d'Aurélie à son direc-
teur, sera-t-il tenté de ne voir que des illusions et des imagina-
tions, ou même des impostures et des folies, comme ceux dont
parle l'auteur de la Vie de la séraphique vierge de Lucques, Gemma
Galgani, le digne Père Germain de Saint-Stanislas. " Révêches en
présence des phénomènes surnaturels, écrit cet auteur, beaucoup
de nos jours sont enclins à les confondre avec les forces inconnues
et illimitées de la matière, avec la suggestion, le magnétisme, l'in-
fluence hystérique et autres. . . Mais si les ennemis de l'Église en
se disant incrédules sont logiques, les catholiques le sont-ils, eux
pour qui, de par leur foi, le surnaturel ne saurait souffrir aucun
doute ? Eh quoi ! vous croyez que le Seigneur a épousé la nature
humaine, qu'il a donné aux hommes la meilleure preuve d'amour
en mourant pour eux, et il vous répugnerait d'admettre que ce
même Dieu se communique à des âmes angéliques par des dons
de grâces extraordinaires ? " Nous ne saurions mieux dire et nous
sommes heureux de pouvoir appuyer notre insuflSsance sur l'auto-
rité d'un homme de Dieu. Au fond tout se résume, pour la jeune
Aurélie, aussi bien que pour la petite Gemma de Lucques, en
deux mots : " Il n'y a rien d'impossible à Dieu ! "
Si discrète qu'elle fût, la pénitente de M. Raymond ne pouvait
pourtant pas empêcher que quelque chose de sa sainteté et des
faveurs singulières dont elle était l'objet de la part de Dieu ne
transpirât au dehors. D'autant plus qu'à son insu peut-être
d'autres signes, et des signes très sensibles dont elle avait honte
au lieu de s'en glorifier, se manifestaient aux yeux de chair de
beaucoup de gens. " Les bruits les plus étranges, a-t-on raconté
dans le Rosaire, circulaient, en ce temps-là, sur le compte d'Aurélie.
On parlait de miracles. Les uns avaient vu sa langue se couvrir
74 MÊBE CATHERINB-AURéUE
d'un sang vermeil au moment de la communion, les autres avaient
constaté que ses vêtements, à certains jours, changeaient de
couleur et devenaient tantôt blancs comme la neige, tantôt
rouges comme du sang. Les commérages allaient bon train. La
ville, et bientôt toute la province, se divisa en partisans ou en
adversaires de la jeune fille. Les uns voyaient dans ces faits des
signes extraordinaires de sainteté et criaient au miracle. D'autres
parlaient de supercherie et criaient au scandale." Même dans le
clergé, même au séminaire de Saint-Hyacinthe, pouvons-nous
ajouter d'après les témoignages les plus dignes de foi, on était
très divisé et on discutait parfois avec vivacité sur le cas d'Aurélie.
M. Raymond lui-même, qui croyait certes à la sincérité de sa
pénitente, qui avait longuement étudié ses goûts et ses tendances,
et qui était sûrement un homme de science et de jugement autant
qu'un homme de vertu, bien qu'un peu porté au mysticisme, ne
laissait pas que d'être embarrassé et perplexe au sujet de la voca-
tion d'Aurélie. Que fallait-il faire de cette enfant extraordinaire ?
Comment et où la diriger ?
Aurélie aussi était inquiète. En avril 1857, elle est en retraite au
couvent de la Congrégation, à Saint-Hyacinthe croyons-nous, et
elle écrit : " Je suis venue ici par obéissance à Mgr Prince et pour
trouver la vérité que je cherche avec avidité depuis bien longtemps.
Je suis convaincue que, par la miséricorde de Dieu, je suis appelée
à la vie religieuse. J'ai eu de l'attrait tantôt pour une commu-
nauté, tantôt pour une autre, mais jamais au point de faire
une démarche positive. Ce n'est pas par défaut d'estime ou d'affec-
tion pour nos inappréciables communautés, non. . . J'ai mis de
côté mon point de vue propre dans cette décision . . . Mais ce ne
sont pas les traces de Jésus montant au ciel que je veux suivre,
ce sont celles qu'il a laissées ensanglantées sur le chemin du
calvaire . . . '*
DANS LE MONDE 76
On arriva ainsi à l'année 1859. Au mois de mai de cette année,
Mgr Prince et M. Raymond décidèrent d'envoyer Catherine-
Aurélie faire une retraite au couvent de la Congrégation de
Notre-Dame à Montréal et de la confier, là, à la sollicitude avisée
du pieux M. Nercam, prêtre de Saint-Sulpice. Le docte sulpicien
examina les dispositions de la jeune fille. Il se vit tout de suite
en présence d'un cas bien spécial. Il lui proposa d'abord l'entrée
au noviciat de l'Hôtel-Dieu, et il fit venir Aurélie à l'hôpital
naguère fondé par Jeanne Mance, pour y passer les trois derniers
jours de sa retraite. Ce n'était pas cela qu'il fallait. Finalement,
M. Nercam conclut que sa nouvelle dirigée était destinée au
cloître, mais ne put spécifier dans quel institut elle devait entrer,
et il la renvoya à Saint-Hyacinthe. Le 27 mai, il rendait ainsi
compte de sa mission à Mgr Prince : " J'avoue, Monseigneur,
que je ne suis guère capable de diriger une âme comme celle-là
et de prononcer sur sa vocation. Néanmoins, il me semble qu'elle
doit entrer en religion parce qu'elle a, au plus haut degré, toutes les
marques de la vocation religieuse et que, quoi qu'on fasse, cet
attrait revient toujours. Je suis porté à croire qu'elle a une voca-
tion spéciale pour propager la dévotion au Précieux Sang. Ce
second attrait est en elle aussi vif que le premier. Mais il me
semble que son séjour dans une communauté ne serait pas un
obstacle aux desseins particuliers que Notre-Seigneur peut avoir
sur elle. Dieu ferait connaître ses desseins et les exécuterait peut-
être mieux dans une communauté religieuse que dans le monde.
Enfin, Monseigneur, je vous dirai que l'ensemble de ses attraits
me porterait à croire qu'une communauté cloîtrée conviendrait
mieux que toute autre pour cultiver une âme aussi éminente."
Au mois de juillet suivant, toujours sur l'avis de Mgr Prince
et de M. Raymond, Catherine-Aurélie revint à Montréal pour se
mettre de nouveau sous la direction de M. Nercam. A ce moment,
le vénérable sulpicien devait s'absenter, pour aller peut-être
76 MÈRE CATHEBINE-AURÉLIE
prêcher quelque retraite au clergé, ministère qu'il exerça souvent.
Il ne put accorder à la pieuse fille qu'un court entretien et lui con-
seilla de s'adresser, pendant son absence, à Mgr Bourget, à Mgr
Joseph LaRocque, alors coadjuteur, au supérieur du séminaire, M.
Bayle, et à Mère Saint-Bernard, la distinguée supérieure de la
Congrégation du temps. Naturellement, Catherine-Aurélie se
donna bien garde de ne pas suivre ces avis. Ce deuxième séjourna
Montréal ne devait pourtant encore rien éclaircir. M. Nercam,
toutefois, persistait dans ses vues et, avant de partir de Montréal,
il avait pris le temps d'écrire à Mgr Prince qu'il était toujours
d'avis que " Mlle Caouette ferait bien d'aller, dans un noviciat
quelconque, suivre la voie simple et commune de l'obéissance, en
attendant humblement et simplement l'exécution des desseins
de Dieu sur elle ".
Une troisième fois, au cours de cet été, en août, Mgr Prince,
voulant sans doute arriver à une solution, renvoya la pauvre
Aurélie, toujours indécise, à la Congrégation de Montréal, mais
pour y demander, cette fois, son entrée au noviciat. " Elle était
écrasée, dit le Livre d'or, mais elle obéit." Cependant, avant de
l'admettre au noviciat. Mère Saint-Bernard, qui l'aimait beau-
coup, lui conseilla de revoir Mgr Bourget, ce que d'ailleurs Mgr
Prince avait aussi prescrit. L'heure tant attendue allait enfin
sonner. Le grand évêque Bourget, qui avait, semble-t-il, le don
de lire dans les âmes, comme il avait celui de pénétrer l'avenir,
soumit une fois de plus Catherine-Aurélie à un minutieux examen.
Puis, il la fit entrer dans son oratoire privé, et là, en présence du
saint Sacrement, après avoir prié avec elle, il prononça ce que
nous croyons pouvoir appeler la parole définitive : " Mon enfant,
si j'étais l'évêque de Saint-Hyacinthe, je vous dirais: " Allez- vous-
en dans une petite chaumière bien solitaire et fondez une com-
munauté d'adoratrices du Précieux Sang, filles de Marie Imma-
culée."— " Je ne saurais exprimer, dira plus tard la fondatrice, la
DANS LE UONDE
77
dilatation de mon cœur quand j'entendis Mgr Bourget me parler
ainsi. En un instant, je passai d'une profonde tristesse à une vive
allégresse. Tout mon être exultait. Tout chantait en moi: " Vive le
sang de Jésus ! Amour à Marie Immaculée ! " J'étais maintenant
convaincue que Notre-Seigneur me voulait là."
Le 11 août 1859, Mgr Bourget écrivait à Mgr Prince une lettre
dont voici les passages substantiels : " Une demoiselle, que Votre
Grandeur a adressée à la Congrégation, est venue me consulter
sur sa vocation. . . Ne considérant que son attrait et nullement
les grâces extraordinaires dont il paraît qu'elle est favorisée,
dont elle ne m'a dit mot et sur lesquelles je ne lui ai fait aucune
question, parce que cela ne faisait rien à l'afFaire de sa vocation,
je crois que Notre-Seigneur l'appelle à fonder une communauté
nouvelle spécialement consacrée au service des corps et des
âmes par la dévotion au Sang Précieux de Jésus-Christ et à
rimmaculée Conception de sa glorieuse mère... Ce qui m'a
surtout engagé à lui donner cette décision, c'a été la disposition
d'esprit dans laquelle je l'ai trouvée par rapport à l'état de vie
auquel elle était appelée. Car son attrait marqué est pour une
communauté consacrée au Précieux Sang, et il ne lui venait pas
en pensée qu'elle pourrait bien être appelée à la fonder. Elle
désirait ardemment que d'autres fussent inspirées de faire une
institution qui, selon elle, doit beaucoup contribuer à la sanctifi-
cation des âmes. Elle ressemblait un peu en cela à la bienheu-
reuse Vierge, qui désirait ardemment l'incarnation du Verbe
divin, mais qui n'eut jamais la pensée qu'elle pourrait bien être sa
mère. Je n'ai rien aperçu d'extraordinaire dans sa personne, sinon
une joie pure et modeste, qui fait briller sur sa figure le bonheur
dont son cœur est sans doute inondé ... Je remarquai aussi un
mouvement sensible et de vives impressions sur sa figure, lorsque
j'eus l'occasion de la faire parler de son attrait principal pour le
Précieux Sang et l'Immaculée Conception ..."
78 MÈRE CATHERINE- AUBÉLTB
Mgr Prince, on l'imagine facilement, accueillit avec une grande
joie, et comme lui venant du ciel, cette décision du pieux et saint
évêque Bourget, et il se hâta de la communiquer à M. Raymond
qui, lui aussi, en fut ravi. Tout n'était pas fini cependant et deux
ans devaient encore s'écouler avant la fondation. Mais peu à peu
la lumière se faisait. Catherine-Aurélie n'entra donc pas au
noviciat de la Congrégation. Elle prolongea quand même son
séjour sous le toit de Mère Saint-Bernard et de ses filles jusqu'à
la mi-septembre, et elle revit plus d'une fois Mgr Bourget et M.
Nercam. A l'exemple de l'évêque de Montréal, et peut-être sous
son inspiration, le digne sulpicien se convainquit, lui aussi, de plus
en plus, que la vierge de Saint-Hyacinthe avait une vocation
spéciale. Le 12 septembre, il écrivait à Mgr Prince une longue
lettre dans laquelle, entre autres choses, il disait : "Je crois
qu'en effet elle est appelée à fonder un institut qui manque au
Canada, un institut purement contemplatif, que, depuis long-
temps, je désirais moi-même et beaucoup d'autres avec moi. Je
suis même convaincu que le temps est arrivé d'exécuter ce dessein
et que Notre-Seigneur a déjà préparé les pierres vives de ce nouvel
édifice. Je vois très bien pourquoi cette bonne âme ne pouvait
rien trouver dans les maisons actuellement existantes qui pût la
satisfaire. Il lui faut une réunion de personnes très ferventes,
uniquement appliquées à la contemplation et à la prière et aussi
un institut dont le but soit d'honorer l'Immaculée Conception
de la sainte Vierge par le Précieux Sang, les deux grandes dévo-
tions destinées à retremper et à régénérer les âmes dans notre
siècle. . . Si Notre-Seigneur me le fait bien voir, je pourrai entrer
dans plus de détails, soit sur cette bonne fille, soit sur les moyens
d'exécuter au plus tôt l'œuvre qu'elle a conçue. J'en ai causé avec
Mgr de Montréal et aussi avec Mgr LaRocque. Leurs idées s'ac-
cordent parfaitement avec celles que je vous ai exprimées : preuve
nouvelle que les moments sont venus et que Dieu bénira tout.
DANS LE MONDB 79
malgré les obstacles de tout genre qu'une œuvre si inutile aux
yeux de la prudence humaine pourra rencontrer. . ."
Les obstacles, en effet, ne devaient pas manquer, et, si les
nuages se dissipaient, la pleine lumière ne brillait pas encore.
La " bonne fille ", ainsi que l'appelait M. Nercam, avait désormais,
semble-t-il, devant les yeux, un but bien arrêté. Mais par quels
moyens y arriverait-elle ? Le 18 septembre 1859, nous trouvons
sous sa plume ces lignes significatives : " Souffrirai-je en vain ces
accablements du cœur, ces désolantes obscurités de l'esprit, ces
affreuses ténèbres de l'âme ? Seigneur, sont-ce là les traits de votre
saint amour crucifié que je ressens ? Voulez-vous m'immoler avec
vous pour les pécheurs ? Est-ce vous qui me donnez ces souffrances,
cette faim et cette soif inaltérables des âmes, ces désirs véhéments
de voir enfin votre Précieux Sang connu et glorifié ? . . . "
Si, pour Mgr Prince aussi, le but à atteindre était maintenant
net et clair, le digne évêque ne se pressait pas, La précipitation, il
le savait, ne convient pas aux œuvres qui durent : non in commo-
tione Dominus. Il attendait, sans doute, des circonstances favo-
rables. Ce fut la maladie qui vint, et une maladie fatale, suite
de son attaque de typhus de 1848, qui devait l'emporter le 5 mai
1860. Il est absolument sûr cependant que le pieux prélat était
bien décidé à établir dans son diocèse l'œuvre à laquelle la jeune
Catherine-Aurélie, de l'avis de Mgr Bourget et de M. Nercam,
était prédestinée. Longtemps auparavant, dans une visite qu'il
avait faite, lors de son voyage à Rome en 1852, sur le mont
Quirinal, à un monastère de Sacramentines, il avait eu la pensée
de doter sa ville épiscopale d'une institution semblable. Quand,
précédemment, l'appel de Pie IX, retour de Gaëte, s'était fait en-
tendre au monde, Mgr Prince y avait pieusement prêté l'oreille.
Plus encore, le 14 septembre 1859, il informait M. Raymond qu'il
avait décidé de fonder une communauté contemplative en
I l'honneur du même Précieux Sang, et, le 13 avril 1860, il écrivait à
80 MÈRE CATHERINE- AURÉL1«
Mgr Baillargeon, administrateur du diocèse de Québec, afin de
solliciter ses prières et son concours pour le succès du futur
institut : " Croyant reconnaître depuis longtemps, disait-il, que
la Providence veut, dans mon diocèse, une communauté de reli-
gieuses ayant pour but de rendre un culte au Précieux Sang de
Jésus et à la pureté immaculée de Marie, et voulant correspondre
aux desseins de la miséricorde divine et faire couler une source
de grâces abondantes sur mon diocèse et sur tout le pays, je me
propose d'établir cette institution aussi prochainement que possi-
ble si les circonstances me le permettent ..." Enfin, pendant sa
dernière maladie, il avait chargé M. Raymond d'aller bénir en
son nom la chambre que Catherine-Aurélie occupait dans la
maison de son père, et, ayant mandé la jeune fille auprès de lui,
il lui manifesta que sa volonté était qu'elle considérât cette pièce
comme son oratoire, son cloître et sa cellule, jusqu'à ce qu'il lui
fût possible d'ouvrir une maison régulière d'adoratrices du Pré-
cieux Sang, filles de Marie Immaculée. Mais avec sa mort, survenue,
avons-nous dit, le 5 mai 1860, et bien qu'il laissât la dévotion au
Précieux Sang en héritage à son diocèse, les choses se trouvèrent
naturellement retardées.
Un vénérable prêtre, alors étudiant au séminaire, écrit qu'on
apprit avec admiration, dans toute la ville, que la fille du forgeron
Caouette, confinée dans sa chambre, attendait l'heure de la
Providence pour fonder une communauté d'adoratrices. " Tous
les survivants de cette époque, ajoute-t-il, se rappellent bien cette
chambre, au coin sud-est de la maison, dont les rideaux étaient
sans cesse rabattus. C'était un lieu mystérieux. On s'y rendait
avec un sentiment de vénération. On passait devant et on repas-
sait en disant à mi-voix " C'est là qu'est la sainte ! ", car le
peuple la qualifiait ainsi.
La sainte, elle, souffrait comme une simple mortelle. A l'une
de ses amies, elle écrivait, vers cette époque: "Le temps de tailler
DANS LE MONDE
81
la vigne est venu, le Seigneur va retrancher ce qui s'oppose à
ses desseins de miséricorde. Priez pour que je connaisse la sainte
volonté de Dieu et que j'aie la force de l'accomplir. Je suis prête
à tout. Comme le cerf altéré soupire après les fontaines d'eau vive,
ainsi mon âme soupire après la volonté de Jésus."
Cette volonté allait, en effet, se manifester de façon visible et
tangible pour tous. Depuis dix ans bientôt passés, Catherine-
Aurélie et son pieux directeur M. Raymond l'attendaient. L'hom-
me de Dieu, qui enlèverait tous les obstacles, mais non sans avoir
lui aussi d'abord longuement hésité, le successeur de Mgr Prince,
Mgr Joseph LaRocque, allait venir. La fondation allait se faire.
Mais il faudrait encore et toujours souffrir ! C'est la loi proclamée
par le divin maître : " Celui qui veut venir après moi, dit-il,
doit d'abord se renoncer et prendre la croix — Qui vult post me
venir e, abneget semetipsum et tollat crucem."
CHAPITRE IV
Fondation et établissement de l'institut dans la maison Caouette (1861)
Sommaire. — Mgr Joseph LaRocque succède à Mgr Prince. — Hésitations du
nouvel évêque. — Mort de la mère de Catherine-Aurélie. — Une vision de
sang. — Le mémoire de M. Raymond. — Décision de Mgr Joseph. — Lea
trois compagnes de Catherine-Aurélie. — Élizabeth Hamilton. — Sophie
Raymond. — Euphrasie Caouette. — La maison de M. Caouette. — Il l'offre
pour deux ans à l'œuvre qui va naître. — Les premier secours matériels. —
On prépare le premier local, le " berceau ". — Pensées et sentiments de
Catherine-Aurélie au moment de la fondation. — Sa lettre du jour de l'an
1861 à Mgr Joseph. — Autre lettre du 25 mars. — Ornementation de la
chapelle et costume des novices. — Cérémonie du 14 septembre 1861. —
Réponses de Catherine-Aurélie aux questions de l'évêque. — Discours de
Mgr Joseph. — Prise d'habit. — " Mère, t'en souvient-il .' " — Catherine-
Aurélie est choisie comme supérieure. — Le règlement de la communauté. —
Pauvreté de la première heure. — Lettre de Mgr Bourget à Mgr Joseph. —
Réflexions. — Lettre du 31 décembre 1861, que la jeune supérieure écrit à
Mgr Joseph. — Un mot de Louis Veu'llot.
Mgr Prince, décédé le 5 mai 1860, succédait, le 22 juin
suivant, le zélé coadjuteur de Montréal, Mgr Joseph
LaRocque. " Réjouissez-vous, écrivait-on de Montréal
à M. Raymond, Mgr LaRocque est nommé évêque de
Saint-Hyacinthe." Cette nomination ne pouvait, en
'effet, que réjouir le dévoué grand-vicaire et tous ceux qui
s'intéressaient à la future fondation du Précieux-Sang.
Le nouveau chef du diocèse avait été le confident de Mgr Prince
et il était depuis longtemps l'ami très intime de M. Raymond
lui-même. Évêque de Cydonia et coadjuteur de Mgr Bourget
depuis huit ans, il était au courant de toutes les démarches que
nous avons racontées. Homme d'une ardente piété, personnelle-
ment très dévot au Précieux Sang, il n'avait pas manqué de suivre
84 MÈEE CATHERINE-AUBÉLIE
avec intérêt les événements auxquels il s'était trouvé mêlé. Les
opinions de Mgr Bourget, de Mgr Prince, de M. Raymond, de
M. Nercam sur la vocation de Catherine-Aurélie et sur l'oppor-
tunité de tenter par elle la fondation d'un institut d'adoratrices
lui étaient familières. D'avance, il était gagné à la cause. " Ainsi
pensait M. le grand-vicaire Raymond, lisons-nous dans le Livre
d'or, mais ainsi ne pensait pas Mgr LaRocque."
C'est que, en effet, le nouvel évêque de Saint-Hyacinthe, à qui
il avait toujours fallu imposer les charges du commandement,
qui donnait lui-même comme raisons' de ses oppositions ses scru-
pules, ses perplexités et son défaut de fermeté, et qui n'avait
accepté l'épiscopat que contraint et pour ne pas assumer la
responsabilité d'un refus, ne pouvait guère, étant donné son
tempérament, en devenant chef d'un diocèse, se décider tout de
suite à le grever d'une œuvre nouvelle, si belle qu'elle lui parût,
alors surtout que la mort de son prédécesseur, qui en avait empê-
ché la création à peu près décidée, pouvait lui faire supposer que la
Providence ne la voulait pas. Il préféra d'abord réfléchir, étudier
de nouveau la question sous toutes ses faces, prendre son temps.
Les contradictions ne faisaient pas non plus défaut. Plusieurs
membres du clergé de Saint-Hyacinthe ne voyaient pas cette
fondation d'un œil favorable. Même d'excellents esprits se deman-
daient ce qu'il fallait au juste penser de celle dont on voulait
faire une fondatrice. Il y avait tant de choses extraordinaires
qui planaient autour d'elle ! Et puis, incontestablement, une
fondation nouvelle, c'est un fardeau nouveau. Le diocèse était-il
prêt à le supporter ? Qui sait si le scrupuleux prélat ne craignit
pas surtout de trop suivre le mouvement de son cœur gagné
d'avance à la cause et pas assez celui de la prudence et de la
circonspection constamment nécessaires à ceux qui gouvernent ?
Toujours est-il que sa décision se faisait attendre. Le reste de
l'année 1860 se passa ainsi. Sans doute, M. Raymond, que Mgr
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIEUX-3 ANO 86
LaRocque avait continué dans ses fonctions de grand-vicaire,
en souffrait tout bas. Mais il était trop bon prêtre et trop surna-
turel dans ses intentions pour ne pas attendre avec respect que son
supérieur manifestât son assentiment. Il se contentait de le
presser doucement en plaidant la cause qui lui était si chère.
Le 31 janvier 1861, la bonne chrétienne qu'était la mère de
Catherine-Aurélie, madame Caouette, mourut. Confiante en la
mission que le ciel semblait avoir départie à sa chère Aurélie, elle
lui laissait, par testament, un legs de deux mille francs, soit
environ quatre cent dollars, en faveur de l'œuvre projetée. M.
Caouette lui-même devait bientôt ajouter à ce petit héritage une
somme égale. Ce n'était pas considérable, sans doute, pour pour-
voir à une fondation. Mais c'est la preuve que, éclairés probable-
ment par les avis de M. Raymond, les pieux parents entraient
saintement dans les vues surnaturelles de leur enfant de prédi-
lection. Bien plus, d'après un récit des circonstances de la mort
de madame Caouette dont l'authenticité ne peut faire de doute, il
est permis de croire que la pieuse femme eut à ce moment comme
une vue prophétique sur l'avenir. Peu d'instants avant d'expirer,
en jetant les yeux autour d'elle, elle manifesta une grande surprise,
et dit à M. Raymond, qui l'assistait : " Du sang !. . . du sang !. . .
mon Père, je vois du sang partout sur les murs de ma chambre ! . . . "
Ne cherchons pas d'explications savantes. Puisqu'on s'entretenait
souvent autour de celle qui allait mourir du sang de Jésus et de
la dévotion qui lui est due, il n'est pas invraisemblable que sa
sensibilité imaginative en ait été vivement impressionnée. Il est
encore plus chrétien de penser que Dieu se servit une fois de plus
des sens de l'une de ses pieuses servantes pour éclairer l'avenir.
Il y a des pressentiments parfois bien étonnants chez les âmes
ferventes, dont, après coup, les faits ayant parlé, on peut légiti-
mement, et sans crier au miracle, faire état. La maison où mourait
madame Caouette devait avant longtemps devenir le premier
86 MÈRE CATHERINE-AUBIÈLIE
monastère du Précieux-Sang, et la chambre où elle expirait, son
premier oratoire. Elle en eut, avant de mourir, la prévision ou le
pressentiment. C'est là, nous semble-t-il, l'explication la plus
naturelle de ce fait extraordinaire.
Mgr LaRocque, nous l'avons dit, ne se pressait pas. Agir immé-
diatement lui paraissait une témérité, mais s'abstenir et définiti-
vement refuser d'approuver le projet de fondation lui eut semblé
une lâcheté. Il attendait. Mgr Bourget et M. Nercam s'étaient
sans doute montrés favorables. M. Raymond répétait tranquil-
lement que le temps d'agir était venu. Il rédigea même, vers ce
temps, afin d'engager son vénérable ami à l'action, un long mémoire
intitulé Motifs pour V établissement de Vinstitution en l'honneur du
Précieux Sang. Mgr LaRocque, personnellement, ne demeurait pas
inactif. Il préparait silencieusement les matériaux, au sens moral
du mot s'il en peut avoir un, qui serviraient à la construction de
l'édifice. De toute sa correspondance d'alors, en effet, et de toutes
ses démarches, il ressort clairement qu'il ne demandait qu'une
chose, se laisser convaincre. Dieu allait se charger de dissiper tous
ses doutes, et l'année 1861 ne s'achèverait pas sans que la parole
que lui avait dite Mgr Bourget à lui-même ne reçut un commen-
cement d'exécution : " Il me paraît évident, avait prononcé le
saint évêque de Montréal en s'adressant au nouvel évêque de
Saint-Hyacinthe, que Dieu vous a préparé tout exprès pour
fonder cette excellente œuvre d'expiation et de réparation."
Nous tenons à citer, à ce propos, le récit du Livre d'or. Il est
simple et naïf comme ceux de cette légende dorée que nous ont léguée
les âges où la foi était vive. Mais dans sa simplicité même, et, si
l'on veut, jusque dans sa naïveté sans apprêts, il voisine à l'élo-
loquence. " Jugeant qu'il fallait pourtant en finir, y lisons-nous,
Mgr LaRocque s'adressa à saint Joseph. Dans une prière pro-
longée et fervente, il lui demanda de lui obtenir, comme indice
de la volonté divine, un sentiment de sainte joie et d'intime con-
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 87
fiance. " Je ne m'attends pas, écrit-il, que les anges viendront
m'instruire des desseins du ciel. Mais si, grâce à l'intervention de
saint Joseph, je sens mon cœur fort et divinement réjoui, et si
j'éprouve un abandon confiant et joyeux, ces dispositions m'indi-
queront assez ce que Dieu demande de moi et me décideront. . ."
" Au timide, à l'irrésolu prélat, poursuit le Livre d'or, il fallait donc
une manifestation directe du ciel ! Eh ! bien, soit, Notre-Seigneur
lui accordera, comme à l'apôtre Thomas, de palper en quelque
sorte son cœur et d'y trouver la guérison de son hésitation. Le 14
avril 1861, jour où tombait, cette année-là, la fête du patronage
de saint Joseph, la prière de l'évêque était exaucée. Dans un
moment rapide comme l'éclair, son âme devint radieuse. Une
lumière chaude et pénétrante y remplaça les ombres. Une onction
divine, faite d'énergie et de confiance, chassa toute crainte.
Désormais Mgr LaRocque était décidé. Il voulait l'œuvre du Pré-
cieux-Sang et jamais ne s'affaiblirait en son âme l'intime conviction
acquise à cette heure de grâce ! " On le voit, ce récit est très simple
et très grand à la fois. Quelque fier penseur pourra peut-être en
sourire. Il n'importe ! Le plus souvent, les desseins de Dieu et les
moyens dont il use pour les faire accepter par les hommes demeu-
rent impénétrables et mystérieux aux yeux purement humains des
fiers penseurs, si bornés que nous sommes tous. En tout cas, la
décision de l'évêque était prise et bien prise. C'est un fait incontes-
table. Le soir même, M. le grand-vicaire Raymond recevait de
Mgr LaRocque l'assurance qu'une communauté d'adoratrices
serait fondée le plus tôt possible, qu'elle serait établie à Saint-
Hyacinthe et que Catherine-Aurélie, sa dirigée depuis douze ans,
serait mise à la tête de l'œuvre.
Nous savons déjà par quelle voie douloureuse la future fonda-
trice en était arrivée au point où nous sommes. Si l'attrait naturel,
le désir de s'y conformer, et, surtout, l'épreuve qu'il faut surmon-
ter pour suivre l'attrait et réaliser le désir, sont les meilleurs
88 MÈEE CATHERINE-ATjHÉLIE
signes d'une vocation, Catherine- Aurélie, sûrement, avait la
vocation. Seulement, elle ne pouvait, à elle toute seule, constituer
une communauté. Il lui fallait des compagnes. La Providence,
c'est le temps de le raconter, y avait pourvu, et déjà, depuis quel-
que temps, des âmes soeurs de la sienne soupiraient après l'heure
où elles pourraient s'unir à elle pour honorer Notre-Seigneur dans
son Précieux Sang, ou encore, selon les trois mots qui lui seraient
toujours si chers, pour aimer, pour réparer et pour souffrir. Elles
étaient trois : Élizabeth Hamilton, Sophie Raymond et Euphrasie
Caouette. Comment, dans un pays où il n'y avait pas encore de
communautés contemplatives, l'idée leur était-elle venue de
s'enfermer dans un monastère pour y mener, loin du monde, une
vie de silence, de prière et de mortification ? C'est ce que nous
allons dire.
Élizabeth Hamilton était née en Irlande, à Londonderry, mais
elle était anglaise au moins par son père. C'était une convertie —
elle était venue à la vraie foi à J'âge de quinze ans — généreuse et
fervente comme elles le sont toutes, d'une piété quand même intel-
ligente et éclairée. Les circonstances l'avaient conduite à Saint-
Hyacinthe, au couvent de la Présentation, qui avait remplacé,
on s'en souvient, en 1858, celui de la Congrégation, et où elle ensei-
gnait la musique. Elle connut là Catherine-Aurélie, qui, tout en
vivant dans le monde, chez son père, venait souvent, en qualité
de pensionnaire volontaire, étudier, dans la retraite de la pieuse
maison, les pratiques de la vie religieuse et se mettre plus immé-
diatement sous la direction de M. Raymond et de l'évêque de
Saint-Hyacinthe. Elizabeth se sentit très vite attirée vers la future
fondatrice. Les âmes d'élite se pénètrent et se comprennent
toujours rapidement. Devenue plus tard Sœur Élizabeth-de-
rimmaculée-Conception, elle a maintes fois rappelé que certaine
confidence de son amie au sujet de son désir d'enfant d'imiter
le Sauveur Jésus en portant comme lui une croix de bois — un
FONDATION DE l'iXSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 89
trait de l'enfance d'Aurélie dont nous avons déjà parlé — l'avait
profondément touchée. Autant pourtant l'âme d'Aurélie était
ardente, autant celle d'Élizabeth se manifestait réservée et dis-
tante. Cela n'empêcha pas la sympathie la plus vive de s'établir
entre elles. Que de fois d'ailleurs il arrive ainsi que les extrêmes
s'attirent ! xAussi, quand Catherine-Aurélie s'ouvrit à son amie, la
jeune anglaise convertie, de son projet de fonder une œuvre vouée
à l'expiation et à la réparation par le culte au Précieux Sang, la
pria-t-elle instamment de l'accepter com.me l'une de ses compa-
gnes. Elle devait être la première assistante de Sœur Caouette à la
fondation.
Sophie Raymond était la propre nièce de M. le grand-vicaire
Raj'^mond, la fille de son frère, M. Rémi Raymond, député à la
chambre haute du Canada, qui avait épousé une Cartier, parente
du père de la Confédération canadienne, sir Georges-Etienne
Cartier, longtemps premier ministre du pays. Ainsi honorablement
apparentée, nécessairement mêlée au grand monde dès ses jeunes
années, d'ailleurs très distinguée pour les belles qualités de son
esprit autant que pour les charmes de sa beauté, Sophie Raymond
étonna grandement les milieux mondains où elle fréquentait, à
Québec comme à Saint-Hyacinthe, quand elle se fit, même avant
la fondation, la compagne assidue et l'émule de Catherine-
Aurélie dans les pratiques de piété et de modestie singulière que
nous lui connaissons. Ce fut la première en date des conquêtes
de la future fondatrice. De jeune fille du monde assez répandue
qu'elle était, quoique réservée toujours et digne, elle devint, pour
se rapprocher d'Aurélie, une sorte de religieuse avant l'heure.
C'est que, à elle aussi, l'attraction de la croix lui avait parlé à
l'âme. L'ardeur qu'elle apporta à suivre cet attrait n'eut d'égale
que la ferveur de sa persévérante générosité. Au moment de la
fondation, elle prit en religion le nom de Sœur Sophie-de-l'Incar-
90 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
nation et se vit confier la charge de secrétaire de la petite commu-
nauté.
Euphrasie Caouette, cousine germaine d'Aurélie, à peu près du
même âge qu'elle, qui devait s'appeler Sœur Euphrasie-de-
Saint-Joseph et devenir la supérieure-fondatrice tant aimée du
monastère de Toronto, était native de Saint-Hugues. Ayant reçu
son éducation chez les Sœurs de la Présentation, elle pensa d'abord
à entrer dans cette communauté et passa même quelques mois au
noviciat. Elle était institutrice à Saint-Aimé, dont M. Lecours
était alors curé, quand ses relations avec sa cousine firent s'épanouir
sa vocation à l'œuvre future du Précieux-Sang. Dans les premiers
temps qui suivirent la fondation, elle fut occupée aux travaux de
couture qui assuraient quelques bénéfices à la communauté nais-
sante, puis elle succéda à Sœur Elizabeth dans les fonctions de
maîtresse des novices et aussi d'assistante, avant de partir, en 1869,
pour Toronto.
Le père spirituel qui dirigeait ces jeunes âmes éprise de l'amour
du Précieux Sang, et désireuses de se consacrer à l'œuvre de
l'expiation et de la réparation par la prière et le sacrifice, était
depuis longtemps désigné par la Providence. C'était M. le grand-
vicaire Raymond, à qui Mgr LaRocque avait enfin communiqué sa
décision au soir du 14 avril 1861. Les deux co-fondateurs ne deman-
daient plus qu'à bénir la naissance de l'œuvre. Catherine-Aurélie
et ses trois compagnes étaient prêtes à renoncer au monde auquel
elles tenaient si peu. Que manquait-il encore à l'œuvre pour qu'elle
vît le jour .'' Rien, semble-t-il, ou si peu de chose, mais qui a bien
son importance, nous voulons dire une maison ou un logement,
ou encore, si l'on veut, pour nous servir d'une expression toujours
affectionnée chez les Sœurs du Précieux-Sang, à en juger par leur
correspondance et les notes que nous avons sous les yeux, il man-
quait à l'œuvre qui allait naître un " berceau ". L'oiseau fait son
nid tout seul. Les institutions humaines, aussi bien que les pauvres
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 91
hommes, ont, d'ordinaire, besoin d'aide. Ainsi le veut la Provi-
dence pour nous amener sans doute aux œuvres méritoires de
l'assistance mutuelle. La foi nous apprend qu'avec peu de choses
on peut faire de grandes choses. C'est vrai. Mais il faut un commen-
cement à tout. D'où allait venir à Catherine-Aurélie ce premier
secours matériel ? De ses parents eux-mêmes, ou, pour parler net,
de son propre père. Ce serait l'une des consolations de sa vie
d'avoir vu naître son institut dans la maison même de son enfance
et de sa jeunesse.
M. Caouette, en effet, qui avait déjà ajouté au modeste legs que
sa femme en mourant avait fait pour la fondation, nous l'avons vu
plus haut, constatant que, à cause du manque de ressources, il
serait impossible à son Aurélie de loger son œuvre, offrit pour
deux ans sa propre maison. Mgr LaRocque et M. Raymond y
virent une manifestation évidente de la volonté de Dieu et ils
acceptèrent l'offre. Le berceau était trouvé ! En aucune façon,
le père et la mère d'Aurélie n'avaient jamais pensé à intervenir
dans la grave affaire de la vocation de leur chère enfant. Ils
avaient toujours laissé aux ministres de Dieu de régler là-dessus
ce qui conviendrait. On peut même affirmer sans crainte de se
tromper qu'ils avaient souffert des souffrances que tant d'hési-
tations et de tâtonnements avaient imposées depuis dix ans et
plus à la pauvre Aurélie. Mais c'est leur honneur de n'avoir rien
épargné, l'heure venue, selon leurs modestes ressources, pour
seconder les décisions des hommes de Dieu. Bel exemple d'esprit
de foi et de sens chrétien qu'on ne saurait trop louer et assez faire
connaître. Si un verre d'eau froide suffit pour acquérir un trône dans
la gloire du ciel, selon la promesse de l'Évangile, que n'a pas dû va-
loir, pour les siècles sans fin, à celui que Catherine-Aurélie appela
toujours " son cher père blanc ", la donation de sa propre maison
pour l'œuvre naissante du Précieux-Sang !
Cette maison, berceau modeste, qui serait bientôt trop petite, il
fallait la meubler un peu, la fournir des choses indispensables à
92 MÈRE CATHERINE- ATIRÉLIE
une communauté d'orantes ou d'adoratrices. Mgr l'évêque, M.
le grand-vicaire et quelques amis dévoués se mirent à l'œuvre avec
un bel ensemble. L'évêque n'hésita pas à se faire mendiant auprès
de ses vénérés collègues et des prêtres de sa connaissance. L'œuvre
était trop recommandable pour qu'on ne répondît pas à son
appel. La chronique rapporte qu'il se permettait d'ailleurs de
quêter d'une manière aussi plaisante que suggestive. A un prêtre
de Montréal, très connu pour son cuite de la forme romaine des
ornements d'église, il écrivait, par exemple : " Veuillez donc me
dire si votre zèle pour le romam ira jusqu'à me donner un ornement
vert ou violet (pour la chapelle du monastère) ou bien si, voulant
me faire entendre que vous vous lavez les mains de ma fondation,
vous allez vous contenter de m'offrir un manuterge ? " Nous avons
déjà raconté qu'il rabroua un peu le bon M. Lecours, qui venait
spontanément mettre à sa disposition pour l'œuvre sa personne
et ses biens, mais il avouait dans la suite qu'il l'avait fait à contre-
cœur et il n'avait pas tardé du reste à lui écrire une lettre aimable
pour lui dire qu'il acceptait ses services avec reconnaissance. M.
Raymond, on l'imagine aisément, faisait de même. Il avait à
Québec une sœur, madame Morin, la femme du juge, dont il
mit largement à contribution la charité personnelle et l'influence
dans la bonne société. On a gardé fidèlement, dans l'institut, le
souvenir des largesses dont quelques pieuses âmes de la cité
de Champlain ont voulu entourer son berceau. Dans des cœurs
bien faits, ce qui est dû par reconnaissance ne se prescrit pas. Et
puis, dès la première heure aussi, il y eut M. Lecours ! Mais nous
en reparlerons.
Cependant M. Caouette, le père d'Aurélie, faisait préparer sa
modeste maison pour qu'elle fût en état de recevoir les nouvelles
religieuses. Cette maison, faite de briques, si elle était petite pour
une communauté, était d'autre part fort joliment située, à un
demi-mille environ de l'église Notre-Dame, sur la rive gauche de
FONDATION DE l'iNSÏITUT DU PRÉCIEUX-SANG 93
l'Yamaska. Ce site poétique, riche en aperçus pittoresques, se
prêtait superbement aux douces et pieuses exigences de la vie
contemplative. On l'aménagea le mieux qu'on pût. La pièce la
plus convenable fut choisie comme chapelle. En arrière, se trouvait
une minuscule sacristie. Du côté opposé, on avait le parloir, puis
le réfectoire et la cuisine. Les deux chambres du haut prirent le
nom, somptueux pour elles, de dortoir. Mais tout cela était bien
étroit. Pour l'amour de Notre-Seigneur on s'en contenta, comme
de tant d'autres choses incommodes d'ailleurs. On devait passer là
exactement deux ans, du 14 septembre 1861 au 14 septembre 1863.
Avant que d'y entrer par la pensée, et d'y assister à l'inoublia-
ble cérémonie du 14 septembre 1861, il nous a paru particulière-
ment intéressant de nous demander quels étaient les sentiments
de Catherine-Aurélie, à ce moment précis où le rêve de sa pieuse
enfance et de son ardente jeunesse allait enfin se réaliser. Personne
mieux qu'elle-même sans doute ne pouvait nous renseigner. Nous
avons donc, une fois encore, cherché dans ses notes ou lettres à
Mgr LaRocque, ou à M. Raymond, à nous instruire et à nous
édifier. La tâche est en un sens aisée, car nous avons de gros cahiers
pleins de ces confidences. Et pourtant, en un autre sens, elle est
difficile, parce que le profane ne peut sans trembler un peu essayer
de palper et de remuer ce mélange singulier et magnifique de récits
très simples et de considérations très hautes, d'extases ou de
ravissements déconcertants et d'explications naturelles et toutes
naïves. Pour bien lire les lignes que nous allons citer, il convient de
ne pas perdre de vue que Catherine-Aurélie, quand elle les écrivit,
était encore dans le monde, s'ignorait franchement beaucoup
elle-même, et, surtout, qu'elle parle des faveurs dont elle est
évidemment gratifiée par obéissance.
Voici d'abord ce que son cœur aimant éprouve à l'égard de celui
qui est pour elle le premier en dignité et le plus immédiat repré-
sentant de Dieu, Mgr LaRocque, alors que le prélat se montre
94
MERE CATHERINE-ATJRELIE
encore si hésitant, au dernier jour de décembre 1860. " Monsei-
gneur et très vénéré Père, écrit-elle. Que bénie et heureuse soit pour
vous la nouvelle année qui s'ouvre ! Puisse-t-elle s'écouler toute
entière, pour vous, douce et pure comme le reflet d'un beau jour !...
Puissent vos laborieux travaux, vos nombreux sacrifices, votre
généreux dévouement pour les âmes devenir autant de perles pré-
cieuses qui formeront un jour votre couronne dans le ciel ! Oui, Père
vénéré et respectueusement chéri de mon cœur. Dieu vous aime !
Il répandra sur votre personne sacrée ses plus larges bénédictions.
Il les répandra aussi sur votre Église, sur votre cher troupeau, sur
tous les actes de votre épiscopat. . . N'est-ce pas que vous boirez
souvent son sang avec amour, que vous en imprégnerez votre
chère âme et que vous vous efforcerez d'être le protecteur de son
culte divin ? Cette conviction m© rend heureuse et me fait éprouver
des transports d'une suavité inexprimable. . . Tous mes souhaits
pour vous sont revêtus du sang de Jésus. Le vœu le plus ardent
que je forme pour vous, c'est que vous viviez inondé du sang de
Jésus ..."
Nous avons de Catherine-Aurélie une autre lettre, écrite
vraisemblablement le 25 mars 1861, certainement avant la décision
de Mgr LaRocque du 14 avril, que nous croyons devoir reproduire
ici à peu près dans son texte intégral. Il y a là, littéralement, le
reflet d'une âme, et d'une belle âme, le reflet d'une âme, ajoute-
rons-nous, qui veut être soumise, mais qui ne craint pas de prier,
de presser, de conjurer, de menacer même. Elle est longue, cette
lettre, chargée, étonnante par endroits. Mais elle est évidemment
sincère et confiante. Il y est encore question de l'une de ces mysté-
rieuses communications avec Notre-Seigneur dont nous avons
précédemment essayé de spécifier la nature et que, par prudence
respectueuse, nous nous abstenons de juger. Mais on va voir
quelle force et quelle hardiesse ces sortes de visions ou d'extases
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PB^CIEUX-SANa 05
donnaient à cette jeune fille par ailleurs timide et volontairement
obéissante jusqu'au scrupule.
" Cher ministre du Seigneur, écrit-elle donc à Mgr LaRocque.
Pour l'amour de Jésus crucifié et pour remplir un devoir d'obéis-
sance, je viens, la confusion dans l'âme, et vivement pénétrée
du sentiment de mon indignité, de ma bassesse et de mon petit
néant, vous redire les miséricordieuses bontés de notre Dieu
d'amour envers la plus misérable et la plus ingrate de ses créa-
tures. . . Dans la nuit du jeudi au vendredi, il me fut donné de
voir mon divin Sauveur crucifié couvert de plaies et gisant dans son
sang. Je vis surtout d'une manière distincte les pensées cuisantes
dont s'entretenait son âme. J'ai compris que c'était pour moi
qu'il endurait de si cruelles angoisses, de si effroyables souffrances. . .
Ma douleur devint profonde comme la mer, le péché m'apparut
dans toute sa malice. . . La voix du Bien- Aimé se fit entendre à
mon âme : " Ouvrez-moi votre cœur, disait-elle, parce que partout
on me rebute. . . Êtanchez ma soif brûlante, donnez-moi de
l'amour, aimez-moi pour ceux qui insultent à mes douleurs, qui
foulent aux pieds le sang que j'ai versé. . ." Toute hors de moi-
même, en voyant le Dieu fait homme comme écrasé sous le poids
des opprobres, je jurai à Jésus que je voulais m'immoler avec lui,
verser comme lui jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour lui
gagner des âmes . . . Jésus répétait encore : " Je rejetterai ceux
qui me rejettent, je me rirai de ceux qui méprisent le prix de mon
sang . . . Mais ceux qui méditent ma passion et ma mort, qui s'en
appliquent les mérites infinis et qui désirent partager mes an-
goisses, ceux-là sont mes bien-aimés, je les porte dans mon cœur,
je les nourris de mon sang. . . Venez donc, Aurélie, vous désal-
térer avec confiance à la source de vie . . . Mes plaies sont ouvertes
pour vous recevoir. . ." J'approchai avec tremblement du Dieu
trois fois saint, j'appliquai ma bouche brûlante sur son divin
cœur, je bus à longs traits le sang vermeil et tout chaud . . . Mes
96 MÊRB CATHERINE-AURÉLIE
douleurs furent suspendues, mes craintes dissipées. . . Le ciel
était dans mon cœur ou mon cœur était au ciel. . . Au sortir de
cette vision, je me sentis dévorée d'un zèle brûlant ... La beauté
d'une âme imprégnée du sang précieux excita dans mon cœur un
vif désir de me dévouer énergiquem.ent au salut des âmes. C'est
dans ces dispositions que, quelques heures après, je recevais la
sainte communion . . . Une lumière subite éclaira en même temps
mon entendement. Je vis d'une manière très distincte que j'étais
appelée à travailler à la fondation d'une petite arche où viendrait
s'abriter une troupe d'âmes d'élite. Je ne doutai pas des promesses
de Jésus-Christ et, dans l'enthousiasme d'une reconnaissance sans
égale, je répétais : " Je veux, je crois, j'espère !" — " Mais
reprenait Jésus, il ne suffit pas de croire, de vouloir et d'attendre ;
il faut se hâter de faire ma volonté, que je t'ai plus d'une fois
manifestée." — " Seigneur, disais-je, voyez mon cœur ! Vous
connaissez l'ardeur de mes désirs ! Vos ministres n'ont qu'à dire
un mot et je suis à l'œuvre !" — " Eh ! bien, mets de côté le
sentiment de crainte qui t'arrête. Tout en confessant ton indignité,
sollicite vivement, de ma part, l'exécution de mes desseins sur
toi et sur un grand nombre d'âmes. N'hésite plus à croire que je
t'ai choisie pour être l'amante de mon sang, et que, par toi, il
doit être connu, aimé et glorifié ! " Au moment où ces paroles
sont prononcées, une figure resplendissante de lumière et de beauté
m'apparaît . . . C'est un homme revêtu d'une immortelle jeunesse,
qui, en me montrant ses mains, ses pieds et son côté percés, d'où
s'échappaient des rayons lumineux et des torrents de sang, me
dit d'une voix forte et douce ; " Je suis l'époux des vierges, la vraie
voie, la vérité souveraine, la véritable vie. Suivez-moi et, à votre
suite, marchera cette troupe de vierges que vous voyez !. . ."
Je vis, en effet, par le regard de mon intelligence, un cortège de
vierges plus blanches que le lis et plus vermeilles que la rose qui
s'avançaient vers moi. Jésus les aspergeait de son sang en disant :
FONDATION DE l'iNBTITUT DO PEÉCIEDX-SANQ 97
" Soyez bénies, ô vierges, qui avez été jugées dignes de marcher
à la suite de l'Agneau. . . de partager ses souffrances, ses humilia-
tions, ses abandons. . . Dans le ciel vous partagerez ma félicité.
Je ferai rejaillir sur vous la gloire que me procurera le salut des
pécheurs, en retour des âmes que vous enfanterez à la vie de la
grâce par vos jeûnes, vos macérations et vos larmes ... Le lis de
votre virginité que vous imprégnerez de mon sang chaque jour
sera d'une splendeur incomparable. . . Quiconque m'imitera et
se revêtira de mon sang aura la Vie en lui ! " O promesse conso-
lante ! Jésus a donné jusqu'à la dernière goutte de son sang pour
les pécheurs ! Ce sang coule encore sur nos autels ! Recueillons-le
précieusement et répandons-le sur les pécheurs. . . Au nom de
Jésus crucifié, que j'ai vu, que j'aime, en qui je crois, que j'ai
choisi pour mon unique époux, je viens (Monseigneur) vous
conjurer de ne pas plus longtemps suspendre l'exécution de la
volonté de Dieu. Ne tardez plus mon bonheur ! Ne laissez pas
se perdre l'ornement de gloire que l'Église recevrait de la pauvreté,
de l'humilité, de la pureté et de l'amour des vierges adoratrices
du Précieux Sang, filles de Marie Immaculée, sinon vous aurez à
rendre compte du temps perdu et le bon Pasteur vous redeman-
dera l'âme de sa brebis que le sang aurait sauvée !. . . Adieu !
Que le sang vous éclaire, vous embrase d'amour et de zèle !
J'éprouve une paix profonde depuis que j'écris. Mon Dieu, qu'il
est doux d'obéir ! Aussi je veux obéir toujours. J'en fais le vœu.
A vous maintenant de peser toutes ces choses et à moi d'exécuter
promptement tous vos ordres, que je regarderai toujours comme
me venant de Jésus... Pendant mon séjour à Montréal, j'ai
plus de mille fois rendu mes hommages au sang de Jésus dans le
sein de Marie. Je dois à cette pratique des faveurs précieuses.
Aussi avais-je formé le projet de regarder la fête de l'Annonciation
(jour où elle écrit, vraisemblablement, bien que nous n'ayons pas
de date) comme l'une des premières fêtes des vierges du Précieux
98 MÊBE CATHERINE-AUBÉLIE
Sang. C'est ma fête !. . . Vive Marie et le sang ! — L'indigne
esclave du Précieux Sang, Aurélie."
Ces vœux ardents allaient enJBn être exaucés. Nous l'avons dit,
la maison de M. Caouette était prête, trois compagnes étaient
trouvées et, avant tout, Mgr l'évêque était décidé. La petite
arche, entrevue par Aurélie dans ses extases, au moins par l'œil
de son intelligence, n'avait plus qu'à recevoir ses colombes, comme
dirait Mgr LaRocque si souvent. Les jours qui précédèrent celui
du 14 septembre 1861, choisi pour l'inauguration de ce premier
monastère, parce que l'Église fait, ce jour-là, la fête de l'exal-
tation de la sainte croix, se passèrent, pour les futures religieuses,
à décorer la modeste chapelle où Notre-Seigneur allait résider.
Comme à la veille des noces, on s'occupa aussi de la toilette des
nouvelles épouses du Christ. Un costume provisoire fut adopté
avec l'autorisation de l'évêque. Il consistait tout simplement en
une robe noire avec une collerette de même couleur, un gros cordon
de laine rouge servant de ceinture, un voile noir marqué à l'endroit
du front d'une croix rouge et un collet de toile blanche. Le 14
septembre, par un de ces gais matins d'automne où, dans la nature
qui va mourir aux approches de l'hiver, tout se teinte d'or et de
pourpre et semble s'épanouir dans un dernier sourire, les quatre
postulantes, qui disaient adieu au monde, se trouvèrent réunies,
avec quelques parents et quelques amis, dans le petit oratoire de
la maison Caouette. Mgr LaRocque, assisté de M. le grand-vicaire
Raymond et des abbés Moreau et Lafrance, procéda à l'instal-
lation du nouvel institut et donna le saint habit aux premières
Sœurs adoratrices du Précieux-Sang : Aurélie Caouette, Élizabeth
Hamilton, Sophie Raymond et Euphrasie Caouette.
Ce fut une bien expressive et bien touchante cérémonie. Le
Livre d'or la relate dans tous ses détails. Ce récit trouve ici natu-
rellement sa place. Dès 6 h. 30 du matin. Monseigneur et ses
assistants d'une part, et, d'autre part, Catherine-Aurélie et ses
\
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIBUX-SANQ 99
trois compagnes, étant tous réunis, avec un petit groupe d'intimes
privilégiés, dans la maison Caouette, l'institut du Précieux-Sang
fut donc ofEciellement inauguré. Le chancelier de Mgr LaRocquc,
M. l'abbé Moreau — qui devait être son deuxième successeur sur
le siège de Saint-Hyacinthe — lut l'induit du pape Pie IX qui
permettait l'érection de l'oratoire avec, bien entendu, le privilège
d'y célébrer la sainte messe. Mgr l'évêque bénit ensuite la nouvelle
chapelle. Enfin, Monseigneur, revêtu de la chape, s'étant assis de-
vant l'autel, les quatre postulantes vinrent s'agenouiller à ses
pieds. C'était l'heure à jamais solennelle de la naissance de
l'institut. A l'avance, Mgr LaRocque avait dressé un petit ques-
tionnaire, auquel, à l'avance pareillement, Catherine- Aurélie
avait, pour elle-même et pour ses compagnes, rédigé les réponses
à faire. Ces questions et ces réponses nous allons les rapporter
telles qu'elles ont été faites ou prononcées le 14 septembre 1861.
Pour les Sœurs du Précieux-Sang, elles sont évidemment bien
vénérables. C'est comme leur grande charte ou leur pacte d'alliance
avec Dieu. Pour tout le monde, elles sont bien édifiantes. Elles
montrent si heureusement ce que c'est que l'oblation d'une âme
pour l'œuvre expiatrice et rédemptrice.
" Ma fille, disait l'évêque à Catherine-Aurélie, que demandez-
vous ?" — " Monseigneur, répondait l'heureuse postulante, je
demande d'être victime de l'adorable volonté de Jésus crucifié
et crucifiant, de m'immoler pour le salut des âmes par la pénitence
et l'expiation et de consumer mes jours pour la plus grande gloire
du Précieux Sang et l'honneur de Marie Immaculée."
" C'est une voie nouvelle, ma fille, continuait l'évêque, que
celle où vous voulez entrer, non pas à la vérité dans l'Église
universelle mais dans cette portion de l'Église où Dieu vous a
fait naître. Quel motif avez-vous donc de croire que le SeigneuT
vous appelle à un genre de vie qui rencontrera sans doute beau-
coup de censeurs ?" — " Il est vrai, Monseigneur, reprenait
100 MÈRE CATHERINE- AURÈLIK
Aurélie, que les sentiers par lesquels je veux marcher sont rudes
et étranges. Mais, pressée par la voix du Seigneur et le puissant
attrait de compatir à ses souffrances, j'ai voulu, dès mon enfance,
me consacrer comme vierge à son service. Depuis longtemps déjà,
j'ai cherché un genre de vie qui pût satisfaire pleinement les dispo-
sitions et les vœux de mon cœur, sans qu'aucun ait pu réaliser ce
que j'ambitionnais. Aujourd'hui, cet attrait est plus énergique
que jamais. Vu mes propres besoins, ceux de notre sainte mère
l'Église et ceux de toutes les âmes, les aspirations de mon cœur
tendent irrésistiblement au genre de vie que je demande à embras-
ser."
" Avez-vous pris les moyens, objectait l'évêque, de ne pas vous
laisser égarer dans de vaines et dangereuses illusions ?" — " Mon-
seigneur, protestait ardemment la postulante, le cerf altéré ne
cherche pas avec plus d'activité les eaux de la fontaine que moi,
pauvre esclave de Jésus, je n'ai cherché à connaître la vérité. J'ai
tâché de suivre sans cesse la voie de l'obéissance. J'ai soumis
toutes mes inclinations au jugement de mon directeur, à celui
des autres guides spirituels à qui j'ai reçu l'ordre d'ouvrir ma
conscience et aussi aux lumières et à l'autorité de ceux qui sont
chargés de me diriger au nom de l'Église. Je me suis abandonnée
aux flots du sang divin avec une amoureuse confiance ! Voilà ce
qui me fait croire que je ne suis point dans une voie fausse."
" Mais, ma fille, ajoutait encore l'évêque, n'êtes-vous pas
épouvantée à la vue du lourd fardeau dont vous prétendez charger
vos épaules ? Comment, avec votre iaiblesse et votre insuffisance,
pourrez-vous bien suivre la vocation à laquelle vous aspirez ? " —
" M'appuyant uniquement sur la miséricordieuse bonté, répondait
humblement la modeste Aurélie, je courbe mes épaules sous le
fardeau qu'il m'impose. J'embrasse avec joie, confiance et courage
les mille sacrifices et immolations que nécessite l'état de perfection
que je veux suivre. Considérant mon indignité, mon extrême
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 101
bassesse et mon peu de fermeté, j'attends tout de Jésus pour qui
je quitte tout et j'espère qu'il m'accordera la grâce de correspondre
à la sainte vocation à laquelle il semble me destiner."
" Et vous, mes filles, dit ensuite Mgr l'évêque aux trois com-
pagnes d'Aurélie, que demandez-vous ? " — " Monseigneur, ré-
pondirent-elles, en se servant des paroles qu'avait écrites encore
Aurélie, nous demandons de nous joindre, malgré notre indignité,
à celle qui vient de faire entendre l'expression de ses sentiments.
Nous voulons consacrer notre vie au culte du Précieux Sang et de
Marie Immaculée. Nous voulons expier nos fautes et nous faire
victimes pour le salut des âmes. Nous désirons monter au calvaire
et nous associer aux souffrances de Jésus mort pour nous, ayant
toute confiance que, puisqu'il nous a appelées, il nous soutiendra,
et que notre bonne mère Marie prendra soin de nous comme de
filles qui veulent lui être spécialem.ent dévouées."
L'entrée dans la vie religieuse, c'est une double donation, la
donation d'une âme à Dieu et aussi la donation de Dieu lui-même
à l'âme qui s'offre à lui. A lire ces expressions si pleines d'humilité
confiante et d'évidente sincérité que la fondatrice du Précieux-
Sang avait elle-même rédigées, on éprouve parfaitement, nous
semble-t-il, que la donation qu'elle faisait de sa personne et de sa
vie était moins un sacrifice qu'une joie. Il y avait si longtemps
qu'elle désirait d'un grand désir, suivant l'expression desiderio
desideravi de nos saintes lettres, de se donner à la vie contem-
plative, et ses compagnes avec elle et comme elle, que ce jour
et cette heure de leur première oblation leur étaient surtout un
jour et une heure de bonheur et d'indicible allégresse. Au reste,
pour toute âme fervente, il n'en saurait être autrement. Quand
on aime vraiment, on fait tout avec joie.
Avant d'entonner l'hymne à l'Esprit-Saint, de bénir les pauvres
habits que porteraient ses filles et de commencer la messe au
cours de laquelle il les leur remettrait, Mgr LaRocque voulut leur
102 MÈRE CATHERINE-AURéLIE
ouvrir son cœur de père et leur parler affectueusement. Après
soixante ans écoulés, et en considérant ce qu'est devenu aujour-
d'hui l'institut qui naissait alors si modestement, on ne saurait
lire ce discours du premier fondateur de l'œuvre sans une vive
émotion. Ah ! que les voies de Dieu sont prodigieuses toujours !
" Puisque telles sont vos dispositions, mes chères filles, disait
donc le bon et digne évêque, j'acquiesce à votre demande avec la
confiance que Jésus et son Immaculée Mère daignent l'avoir pour
agréable. Mais, tout en vous encourageant à suivre la voie où vous
demandez d'entrer, parce que j'estime que vos désirs sont assez
ardents et que votre attente a été assez longue pour que le Seigneur
en soit touché, je n'en vois pas moins le besoin de me rassurer et
de me fortifier moi-même en me rappelant la parole des saints
livres : Dieu choisit ce qui est faible parmi le monde pour confon-
dre ce qui est fort — Infirma mundi elegit Deus ut fortia quoque
confundat. De mon côté, je suis dépourvu de richesses et dénué de
ces puissantes ressources qu'un évêque peut trouver dans une
opulente cité, et vous, mes chères filles, faibles et timides vierges,
vous n'êtes que de bien fragiles instruments pour opérer une
œuvre dont la gravité serait propre à déconcerter les simples forces
humaines. Toutefois, Dieu, qui se plaît à confondre la force par la
faiblesse, se plaît aussi à faire trouver, aux vierges qui se donnent
à lui, des ressources dans le dénûment même auquel elles se
condamnent et de la puissance dans leur petitesse et leur humilité."
Mgr LaRocque rappela alors la parabole si connue du grain
de sénevé et il en fit l'application à l'œuvre qui commençait. Il
montra que, comme le christianisme lui-même, établi par douze
pauvres pêcheurs, l'institut naissant, s'il s'appuyait sur Dieu
seul, croîtrait sûrement pour l'honneur de l'Église et le bien des
âmes. " Si votre œuvre, disait-il, est, comme je l'espère, selon
le bon plaisir de Dieu, même en se servant d'aussi frêles instru-
ments que vous il saura la faire réussir. Quand il voulut terrasser
FONDATION DE l'iNSTITUT DU PRÉCIETJX-SANG 103
le paganisme et régénérer le monde, qu'opposa-t-il à leur corrup-
tion et à leurs désordres ? La simplicité de l'Évangile et la folie
de la croix ! Or, le paganisme vaincu et la croix exaltée par tout
l'univers ont prouvé que la folie de Dieu est plus sage que la
sagesse des hommes. La doctrine de la croix est devenue le sel
du monde et l'a guéri de sa corruption. Lumière des hommes, elle
a dissipé les ténèbres où ils étaient plongés."
Enfin, s'adressant directement aux postulantes et leur affirmant
que la sainte folie de la croix se retrouve avec sa puissance et sa
merveilleuse sagesse pour chaque âme qui se donne sincèrement
à la vie religieuse, Mgr l'évêque leur dit encore : " Vous allea
désormais, mes chères filles, mettre vos délices dans la prière,
dans la méditation et dans la pénitence. La vertu des anges va
être votre passion. Jeux, dissipation, luxe, vanité, vous allez
estimer tout cela comme de la boue et de la fange. C'est bien là
la folie de la croix ! Mais, par cette sainte folie, quelle sagesse
vous pouvez inspirer à bien des âmes ! Quelle salutaire influence
vous pouvez exercer sur la société en infiltrant dans les cœurs les
vertus dont vous serez vous-mêmes animées ! La piété engendre
la piété et les cœurs qui sont à Dieu attirent à Dieu d'autres
cœurs. . . Comme des fleurs plantées dans le jardin de l'époux
céleste, vous répandrez autour de vous ce parfum que l'Écriture
appelle la bonne odeur de Jésus-Christ. . . Vous exercerez un
ministère tout intérieur, le ministère de l'amour. . . Vous remplirez
un apostolat, celui de la prière et du sacrifice . . . Cachées aux yeux
du monde, vous ferez descendre sur lui, pour le purifier et le
sanctifier, les mérites du sang de Jésus-Christ. . . Courage donc !...
En aimant, en priant, en souffrant, vous remplirez une belle,
utile et bien sublime fonction . . . Courage ! . . . Comptez sur le
centuple promis dès cette vie aux âmes qui se donnent complète-
ment à Dieu en attendant la gloire et les délices du ciel I **
104
MEEE CATHERINE-AURELIB
Ému par sa propre parole et par les grandes choses qui s'accom-
plissaient par son ministère, le pieux prélat entonna ensuite le
Veni Creator, bénit les saints habits, qu'il devait bientôt remettre
aux heureuses postulantes, et la messe, source sans cesse renou-
velée du Précieux Sang, dite par lui-même, commença.
Quels moments, dans l'histoire et pour la vie de l'institut du
Précieux-Sang, que ceux que nous venons de raconter ! Quelle
scène, pour les yeux des adoratrices d'alors et d'aujourd'hui, que
celle qui se déroula ainsi, dans la modeste maison du forgeron
Caouette, le 14 septembre 1861 ! Trente ans plus tard, l'une des
filles de Mère Caouette, qui avait reçu du ciel le don de s'exprimer
dans la langue des dieux, évoquait cette scène et ces heureux
moments. Nous ne résistons pas au plaisir de citer ici quelques-
uns de ses beaux vers :
Mère, t'en souvient-il ? C'était un jour d'automne
Où l'Église exaltait la croix du Rédempteur ;
Les anges descendaient, et ta sainte patronne,
Catherine, était là pour te nommer sa sœur. . .
Trois vierges t'entouraient et te disaient " ma mère ",
Elles avaient compris ton siiio d'amour. . .
Un pontife sacré vous montrait le calvaire
Et vous disait : " Enfants, voilà votre séjour ! "
Et la croix de Jésus rayonnait, triomphante !
Ses grands bras ombrageaient quatre beaux lis en fleurs,
En épanchant sur eux une onde bienfaisante. . .
Ces flots étaient du sang ! Ces lis étaient des cœurs !
L'institut du Précieux-Sang était donc inauguré, la première
prise d'habit était faite. Mais la prise d'habit définitive et la
première profession, celle de la fondatrice, n'auraient lieu que
deux ans plus tard. En attendant, il fallait tout de même un règle-
ment et un organisme disciplinaire à la nouvelle communauté.
En d'autres termes, il lui fallait une autorité reconnue et un ordre
de vie déterminé. L'élection d'une supérieure ne fut pas longue
à faire et il n'y eut pas besoin de scrutin secret. " Quand elles se
virent seules, dit le Livre d'or, dans le petit cénacle que l'encens
FONDATION DE L'iNSTITUT DD PRÉCIEUX-SANG 105
embaumait encore, les quatre fondatrices s'étreignirent mutuelle-
ment dans un tendre baiser, puis, les trois compagnes de Sœur
Catherine-Aurélie, agenouillées à ses pieds et la remerciant de leur
bonheur, la nommèrent d'une commune voix leur " petite mère "
et lui promirent, non sans verser des larmes d'émotion, la fidélité,
la constance et la générosité." Le dimanche suivant, Mgr l'évêque
de Saint-Hyacinthe confirmait de son autorité épiscopale et
complétait cette élection spontanée en nommant officiellement
Sœur Catherine-Aurélie supérieure. Sœur Élizabeth assistante
et Sœur Sophie secrétaire. Quant au règlement de vie, Mgr
l'évêque, qui l'avait lui-même fixé, le remit aux nouvelles reli-
gieuses immédiatement après la cérémonie du 14 septembre.
En voici les grandes lignes. Lever à 5 h., oraison d'une heure,
messe à 6 h. 30, déjeuner à 7 h., travail, petites-heures à 8 h. 30,
travail, examen à 11 h. 45, dîner à midi, avec lecture, récréation
jusqu'à 1 h. 30, vêpres puis travail, à 3 h. exercice en l'honneur de
la passion et matines et laudes, à 6 h. 30 chapelet, lecture spiri-
tuelle, chapelet du Précieux-Sang (le jeudi) ou de Notre-Dame
des Sept Douleurs (le vendredi), à 8 h. prière, oraison d'une
heure, coucher. . .
La chronique nous apprend que lorsqu'elles prirent connais-
sance de ce règlement, aussitôt que leurs parents et amis se furent
retirés à l'issue de la cérém.onie du 14, ces assoiffées de souffrances
réparatrices en furent médiocrement satisfaites. Elles le dirent
naïvement à Monseigneur, lui exprimant le désir d'avoir quelque
chose de plus ! " Comment, protestaient-elles pieusement, pas un
seul petit jeûne ? " — " Peut-être, mes chères filles, repartit
Monseigneur, jeûnerez-vous plus souvent que vous n'en aurez la
dévotion. . . Laissons à Dieu de régler cette question lui-même."
Comme pour lui donner immédiatement raison, quand le moment
vint de déjeuner, " puisque Monseigneur et le règlement le
voulaient ", vers les 11 heures de ce matin du 14 septembre, elles
106 MÈRE CATHEBINE-ATJRÉLIB
constatèrent qu'elles n'avaient que de l'eau chaude sur le poêle.
On avait oublié de se munir de provisions ! " Nous en fûmes
extrêmement peinées, écrira plus tard Sœur Euphrasie (Mère
Euphrasie-de-Saint- Joseph), à raison de la présence de deux
Sœurs Grises qui avaient passé une partie de la nuit à nous aider
à préparer l'autel et tout ce qu'il fallait pour la cérémonie."
Sœur Catherine-x\uréiie ayant fait part de son embarras à son
père M. Caouette, l'excellent homme y pourvut de grand cœur.
Mais il ne put lui-même leur fournir comme pièce de résistance
qu'un morceau de lard froid. Cela restait bien dans la note de
mortification voulue.
Les premières bases de l'œuvre du Précieux-Sang se trouvaient
ainsi au moins provisoirement assises. Mgr LaRocque, s'il avait
longtemps hésité, pouvait maintenant se tenir pour assuré, puis-
qu'il était bien convaincu qu'elle était voulue de Dieu, que l'insti-
tution prospérerait. Il fut encouragé dans cette consolante pensée
par la belle et si expressive lettre que lui écrivit, à quelques semai-
nes de là, exactement le 22 octobre, le vénéré Mgr Bourget, à qui
il avait rendu compte de tout ce qui s'était passé, à la maison
Caouette devenue monastère, le 14 septembre. " Votre lettre du
18 courant, très cher Seigneur, lui écrivait Mgr de Montréal, qui
me donne le détail de la touchante cérémonie du 14 septembre
dernier, remplit mon cœur d'émotions bien vives et me confirme
dans la pensée que c'est vraiment Dieu qui est l'auteur de l'œuvre
du Précieux-Sang. . . Je me réjouis du fond de mon cœur, en
voyant ces nouvelles colombes se plonger dans le sang adorable
du Sauveur afin de se faire victimes d'expiation pour les péchés du
monde dans ces temps mauvais. . . Il faut bien augurer de cette
œuvre naissante, puisque déjà elle a rencontré tant de contra-
dictions. Les sombres rumeurs qui peuvent circuler contre le
sort futur de la nouvelle communauté ne signifient rien. . . Les
personnes qui les font courir dans le monde ne connaissent pas ce
FONDATION DE l'inSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 107
qui a été fait pour s'assurer si cette œuvre d'expiation était bien
voulue de Dieu, ou, si elles savent quelque chose, elles n'ont pas
mission ou autorité pour en juger sainement. Pour ma part, je
crois que la divine Providence vous a préparé de longue main,
ainsi que M. Raymond, pour faire planer bien haut les âmes
contemplatives de ce nouvel institut. Il est temps, ce me semble,
que notre jeune pays qui, jusqu'ici, n'a eu à l'œuvre que des
Marthes, ait aussi ses Madeleines dans le désert de la sainte
Beaume ! Le jour où des âmes généreuses (qui sont des nôtres)
commencent à s'élever dans les sublimes régions de la contem-
plation doit nous paraître à tous un jour heureux. Nous devons
le saluer avec bonheur. Pour moi, je n'ai point d'expressions qui
me satisfassent pour dire ce que mon cœur ressent quand je songe
que Notre-Seigneur se donne ici comme ailleurs de chastes épouses
qui n'auront d'autre chose à penser et à faire que de souffrir en
l'aimant. Votre Saint-Hyacinthe est le lieu privilégié que le
Seigneur a choisi pour être le berceau de la vie cachée qu'il veut
mener chez nous dans ses humbles servantes. Je m'en réjouis de
tout mon cœur et je ne cesserai de former des vœux pour qu'il
achève ce qu'il a commencé avec tant de bonté. Je serai trop
heureux de pouvoir contribuer en quelque manière au dévelop-
pement d'une œuvre si sainte. En attendant, je réclame avec
instance l'avantage de participer aux ferventes prières et aux
gros sacrifices qui vont se faire dans ce nouveau port du salut."
L'on comprend aisément quel réconfort cette lettre du grand
évêque, à qui Montréal et la vie religieuse canadienne doivent
devant l'histoire tant de gratitude, dut apporter à Mgr LaRocque,
au pieux M. Raymond, à Sœur Catherine-Aurélie et à ses trois
compagnes. Dieu leur eût -il envoyé un ange, comme à Tobie, pour
les guider ou pour les assurer qu'ils et qu'elles étaient dans la bonne
voie, que les uns et les autres, nous semble-t-il, n'en auraient pas
été plus persuadés, plus convaincus et plus certains. Mgr Bourget,
108
MERE CATHERIN E-ATJRELIE
Tadmirable homme de Dieu qui administrait Montréal depuis
vingt ans et à qui le diocèse de Saint-Hyacinthe devait la vie,
l'évêque à l'œil pénétrant qui avait fait venir de France ou fait
jaillir du sol fécond de notre terroir canadien tant et de si utiles
communautés, Mgr Bourget se réjouissait de voir ces nouvelles
colombes se plonger dans le sang adorable ! Il estimait qu'il
fallait bien augurer d'un institut qui naissait au milieu des contra-
dictions ! Aux nombreuses Marthes que nous avions déjà, il pro-
clamait que c'était le temps de joindre des Madeleines ! — Il disait
des Madeleines et non pas des Maries à dessein sans doute, pour
bien marquer le caractère d'expiatrices qu'il voyait chez les
Sœurs de l'institut naissant. — Il félicitait Saint-Hyacinthe d'avoir
été choisi pour être le berceau de cette autre vie cachée que Jésus
vivrait dans ses modestes servantes ! Que pouvait-on, en vérité,
chez les nouvelles religieuses et chez leurs vénérables et respectés
amis, Mgr LaRocque et M. Raymond, désirer ou souhaiter de
plus réconfortant et de plus consolant ?
Dans l'âme ardente de Sœur Catherine-Aurélie en particulier,
les sentiments de la plus profonde reconnaissance s'alliaient à
ceux de sa foi et de son culte envers le Sang Précieux de Jésus.
A la fin de cette année 1861, où elle avait vu enfin ces pieux projets
aboutir et le rêve de son enfance et de sa jeunesse se réaliser,
elle écrivait à Mgr LaRocque, qui s'était montré si bon père,
et avait été, avec M. Raymond, l'instrument dont Dieu s'était
servi pour l'amener à ses fins, une nouvelle lettre, que nous ne
saurions ne pas reproduire dans son texte, tant elle exprime juste-
ment ce que l'on est en droit de conclure des événements que nous
avons racontés dans ce chapitre.
" Monseigneur et bien cher Père, disait-elle, le 31 décembre
1861, dans cette lettre datée du Couvent du Précieux- Sang. Que les
mille bénédictions de l'amoureux époux des âmes tombent sur la
vôtre et l'enrichissent de ses plus précieux trésors ! Soyez mille
rONDATRICE DE l'iNSTITUT DU PRÉCIEUX-SANG 109
et mille fois béni par l'effusion du sang du bien-aimé Jésus de la
crèche ! Soyez béni encore par Marie la vierge-mère ! Qu'elle
vous inonde de ses flots de pureté ! Bénie aussi soit l'œuvre
sainte que vous avez entreprise pour sa gloire ! Après avoir pressé
Jésus par une ardente supplication de vous submerger dans
l'océan de l'amour, laissez vos petites enfants vous redire le trop
plein de leur bonheur. Vous avez comblé votre intérêt pour nous
en réalisant notre plus cher désir. Vous nous avez donné tout à la
fois le calvaire et le cénacle. Le céleste amant se fait notre perpé-
tuel gardien. O que de félicité dans notre humble solitude ! . . .
Et c'est à vous, ô notre bienfaiteur par excellence, que cette faveur
est due ! Si votre bonheur n'égalait pas le nôtre, nous n'hésiterions
pas à l'acheter par mille sacrifices. Nous croyons cependant avoir
trouvé le secret de l'augmenter. N'est-ce pas, bon Père, que,
plus nous aimerons Jésus, plus nous serons humbles et pures, et
plus aussi votre cœur sera saintement réjoui ? Daignez donc agréer,
avec nos sentiments et nos vœux, l'assurance de notre aveugle
soumission et du désir que nous avons de correspondre entièrement
à vos soins si paternels et aux vues de Dieu sur nous . . , "
" L'homme n'est grand qu'à genoux, a dit Louis Veuillot. Là,
ses chaînes tombent et il lui pousse des ailes. Le pharisien priait
debout ; le publicain, prosterné, se préparait à prendre son vol."
En lisant les notes ardentes, mais si humbles, par lesquelles la
fondatrice du Précieux-Sang, dès le début de son œuvre, commu-
niquait ses sentiments aux représentants de Dieu qui en avaient
protégé la naissance, on se prend à évoquer le souvenir de cette
belle et forte leçon de l'Êv^angile que le grand publiciste chrétien
mettait d'un mot heureux en si pleine valeur. Oui, vraiment,
comme le publicain, les adoratrices de Saint-Hyacinthe se tenaient
à genoux et prosternées, et c'est pour cela qu'il leur poussait des
ailes et qu'elles se préparaient à prendre leur vol. Elles savaient
qu'elles ne pouvaient rien par elles-mêmes, et c'est pourquoi la
110 MÈRE CATHERINE- AUKÉLIE
force de Dieu serait avec elles. Elles étaient grandes déjà, sans s'en
douter certainement, parce qu'elles étaient et parce qu'elles res-
taient à genoux ! Et c'est pourcela que les effusions du Précieux Sang
allaient magnifiquement féconder l'institut qui naissait par elles.
CHAPITRE V
De la fondation de l'institut à la profession de la fondatrice (1861-1863)
Sommaire. — L'esprit et les dévotions des premières années. — Assistance de M. le
curé Lecours, acquisition d'une propriété. — Mgr Joseph part pour Rome,
Sœur Catherine-Aurélie lui écrit. — Lettres de M. l'abbé Raymond à la
jeune supérieure. — Voyage à Montréal, séjour à l'Hôtel-Dieu et à la Congré-
gation.— Lettre de Sœur Catherine-Aurélie à Mgr Joseph (19 avril 1863). —
Lettre de M. l'abbé Raymond à la supérieure (9 mai 1863). — On se prépare
à entrer dans le nouveau monastère. — Lettre de Sœur Catherine-Aurélie à
Mgr Joseph (13 septembre 1863). — L'entrée au blanc monastère. — Mgr
Bourget donne le saint habit aux quatre premières novices et reçoit la
profession de la fondatrice (14 septembre 1863.) — Le costume. — Détails
de la cérémonie. — La profession de Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-
Sang. — Profession de ses trois premières compagnes (8 décembre 1863). —
De nouvelles recrues. — Lettre de la fondatrice à Mgr Joseph (septembre
1863). — Lettre de M. l'abbé Raymond à la supérieure (6 octobre 1863). —
Lettre de Sœur Catherine-Aurélie à Mgr Joseph (30 décembre 1863). —
Confiance de Mgr Joseph en la prière de ses filles (lettre du 24 août 1864). —
Saint Jean de la Croix et sainte Thérèse.
,Rs quatre premières Sœurs du Précieux-Sang devaient
ainsi passer deux ans, dans la maison du père Caouette,
en se préparant à la grâce de la profession religieuse
qui aurait lieu, pour Sœur Catherine-Aurélie, le 14
septembre 1863, et, pour ses trois compagnes, le 8
décembre de la même année. En suivant la règle que
nous avons indiquée, elles s'efforceraient, au cours de ces
toutes premières années, de l'animer par le meilleur esprit
chrétien et de lui faire exprimer dans la pratique la vraie vie
religieuse. On trouve dans les archives du temps l'exposé, bref
mais suggestif, de l'esprit et des dévotions spéciales dans lesquelles,
en effet, on s'entretenait pour arriver à ce noble but.
112 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
D'abord on devait vivre autant que possible dans le silence
et le recueillement. Le plus profond silence devait être gardé depuis
la fin de la récréation du soir jusqu'après la messe du matin, et,
pour le reste de la journée, excepté aux heures de récréation, on
devait aussi s'y astreindre le moins mal qu'on le pouvait, sauf
dans un cas d'évidente utilité à le rompre. Pendant les heures de
travail, on devait s'exercer toujours à honorer explicitement le
Précieux Sang, soit intérieurement, soit par des ofifrandes ou
aspirations faites à hautes voix par l'une des Sœurs. Les divers
actes de piété surtout devaient s'inspirer du culte à l'auguste
Trinité et de la dévotion au Précieux Sang. Après chaque Angélus^
qu'on disait à l'origine au son de la cloche paroissiale, on récitait,
suivant une pratique chère à Mgr Bourget, trois fois le Gloire au
Père et au Fils et au Saint-Esprit. Deux fois par jour, après la
prière du matin et après celle du soir, et aussi privément dans la
journée selon sa dévotion, on honorait Dieu par la récitation des
trois actes de foi, d'espérance et de charité. La nuit, quand on ne
dormait pas, on cherchait par la pensée à s'entretenir avec son
bon ange, son saint patron, la bonne Vierge " qu'on se figurera
avoir auprès de son lit ". L'invocation à l'Esprit-Saint précédait
aussi, naturellement, chaque exercice de chaque jour. On avait
choisi pour principaux patrons et patronnes de l'institut naissant :
saint Joseph, saint Hyacinthe, saint Jean de la Croix, sainte
Catherine de Sienne, sainte Thérèse, saint Louis de Gonzague et
saint Stanislas Kostka. Comme de juste les deux dévotions fonda-
mentales, c'étaient la dévotion à Marie et la dévotion à Jésus.
** La très sainte Vierge, avait écrit Sœur Catherine- Aurélie, sera,
dans tous ses mystères, et spécialement dans celui de sa conception
immaculée, comme le lis embaumé que nous contemplerons
habituellement et dont nous respirerons l'odeur suave en nous
efiForçant d'être, nous aussi, la bonne odeur de Jésus-Christ."
Les Sœurs du nouvel institut s'adonneront, avait-elle encore
DE LA FONDATION A LA PROFESSION 113
exprimé, au culte dû à Notre-Seigneur sous toutes ses formes :
au nom de Jésus, " qui sera le miel de leur bouche "; à Jésus
enfant, par des prières spéciales ; à Jésus crucifié, par le chemin de
la croix ; à Jésus présent au saint Sacrement et à son cœur sacré,
en la manière voulue par l'Église ; à Jésus dans son Précieux Sang,
" qui sera surtout l'objet de leurs adorations, de leurs aspirations,
de leurs expiations, de leurs amendes honorables, d'une dévotion
enfin tendre et dévouée de la part de toutes et de chacune des
Sœurs qui ont l'honneur de porter son nom comme un titre de
noblesse ". Beau programme, en vérité, substantiel autant que
varié, bien ordonné, et où l'on aperçoit le souci de la plus scru-
puleuse orthodoxie. Rien, semble-t-il, n'y était laissé à l'aventure.
Tout y était à sa place. On variait le menu, oserons-nous dire,
parce que c'est un besoin pour la nourriture de l'esprit comme pour
celle du corps, mais il restait doctrinal, sain, nourrissant et forti-
fiant.
Aussi bien, l'institut du Précieux-Sang se fortifia-t-il norma-
lement et sûrement. En 1861, l'année même de la fondation de
l'institut dans la maison Caouette, M. Lecours passait de la cure
de Saint-Aimé à celle de Saint-Hyacinthe. L'une des trois compa-
gnes de la fondatrice, Euphrasie Caouette, nous l'avons raconté,
était précédemment institutrice à Saint-Aimé. Par elle et aussi
par la renommée qui déjà s'étendait au loin, M. Lecours avait
connu l'œuvre encore en projet. Les nouvelles religieuses se trou-
vaient maintenant être ses paroissiennes. Il résolut de s'intéresser
à leur avenir matériel. Mgr LaRocque, après l'avoir éprouvé de la
façon que nous avons dite, lui donnait désormais à peu près
carte blanche. Le digne prêtre, en dépit de ses largesses envers les
pauvres, considérables partout où il avait passé, enjdépit notam-
ment de tout ce qu'il avait donné pour diverses constructions à
Saint-Aimé, avait quelques économies. Il les doubla et les quin-
tupla en tendant la main de tous les côtés et en^multipliant les
114 UÈBE CATHEBINE-AtrBÉLIE
pieuses industries que lui inspiraient son zèle et sa charité. Et
tout cela fut consacré au Précieux-Sang. C'est ainsi qu'il put
acquérir d'une dame Benoit, et donner aux Sœurs en pur don, un
vaste terrain, celui-là même où se voient de nos jours le monastère
et la chapelle du Précieux-Sang de Saint-Hj^acinthe. *' Ce terrain
avait de telles proportions, raconte le Livre d'or (1911), que, outre
la ferme qui leur apporte encore ses produits annuels et ses autres
avantages, les Sœurs ont pu, avec les années, non seulement y
faire construire d'amples dépendances, mais encore vendre une
langue de terre pour les compagnies de chemin de fer et gratifier,
à certaines conditions, le conseil municipal de Saint-Hyacinthe
de quatre lisières qui ont servi à l'ouverture et à l'élargissement
des quatre rues voisines." Mais, à l'époque de la fondation, le
terrain susdit se trouvait en pleine campagne, avec seulement,
pour l'occuper, une maison assez spacieuse, si propre et si blanche,
qu'on l'appela d'abord le hlanc monastère, puis, après 1867, la
maison blanche. Pour faire ce don vraiment royal d'une belle pro-
priété et d'une jolie maison aux Sœurs de l'institut naissant, le
bon M. Lecours, dont la gauche aimait à ignorer ce que faisait la
droite suivant le conseil évangélique, usa d'un délicat subterfuge.
Il acheta de madame Benoit et il donna aux Sœurs au nom de la
corporation épiscopale de Saint-Hyacinthe. " Cette donation est
ainsi faite, dit cependant l'acte officiel, qui n'est connu que de peu
de gens, aux Sœurs du Précieux-Sang, au nom de la dite corpo-
ration épiscopale, par le révérend messire Edouard Lecours, prêtre
et curé de la dite paroisse de Saint-Hyacinthe, et payée par ce
monsieur de ses propres deniers, à l'acquit de la dite corporation
épiscopale, le dit messire Edouard Lecours étant de fait le seul
bienfaiteur et fondateur du monastère des Sœurs du Précieux-
Sang dans la donation de ce terrain." La charité du bon M. Le-
cours ne se borna pas là du reste. Elle fut de mille façons profitable
aux Sœurs de la maison Caouelte d'abord, puis du blanc monastère
DE LA FONDATION À LA PROFESSION 115
et de la maison blanche. A la façon des anciens curés, il donnait et
donnait toujours. Il avait même communiqué son goût de toujours
donner à son entourage. La gouvernante de son presbytère, la
demoiselle Julie La voie, avait sans cesse quelque mystérieux
paquet à envoyer au cher monastère, et Godefroy, le bon serviteur,
était du complot. " Que portes-tu donc là, Godefroy, " lui demande
un jour le curé, en le voyant chargé d'un grand panier se diriger
vers la maison Caouette. L'autre fit l'embarrassé et murmura un
" mademoiselle Lavoie " et quelques mots embrouillés qui se
perdirent dans le vent. Ah ! la belle charité que celle de ces discrètes
gens ! Ajoutons d'un mot qu'elle n'était pas la seule qui se dépen-
sait au service des nouvelles religieuses. On était si certain qu'en
les secourant c'était à Dieu que l'on prêtait !
C'est le 14 septembre 1863 qu'on devait entrer dans le blanc mo-
nastère, le jour même oii aurait lieu la première profession. Puis-
qu'on se sentait de plus en plus à l'étroit dans la maison Caouette
et que M. Lecours dut songer à pourvoir ses protégées d'un logis
plus vaste, c'est un signe que le nombre des vocations allait en
s'augmentant. Outre les quatre Sœurs fondatrices il y avait, en
effet, trois ou quatre postulantes en septembre 1863. La bénédic-
tion de Dieu donnait l'accroissement.
Cependant la fondatrice, pour se rendre de plus en plus digne
de l'attention de Dieu et de ses ministres, suivait le conseil de
saint Paul : elle s'exerçait à la piété. Dans le courant de l'année
1862, Mgr LaRocque fit à Rome son voyage ad limina. Naturel-
lement la jeune supérieure eut l'occasion de lui écrire plus d'une
fois et ses lettres nous permettent de suivre le travail de la grâce
dans cette âme de prédilection et aussi le progrès de l'œuvre
qu'elle venait de fonder, sous la direction de l'évêque et de son
grand-vicaire, M. Raymond. " Partez, écrit-elle à Monseigneur
le 13 mars 1862, puisque Jésus le veut. Mais quand vous aurez
échangé pour le beau ciel de l'Italie celui si doux de notre cher
116
MERE CATHERINE-AURELIE
Canada, pensez que des cœurs jeunes mais forts de leur filiale
tendresse s'attacheront à vos pas sur les rives étrangères. Quand
vos pieds fouleront avec respect cette terre engraissée du sang
des martyrs, quand vous prierez sur les tombeaux des vierges,
nos amies, et que vous vous arrêterez dans leurs sanctuaires aimés,
n'oubliez pas de conjurer le Seigneur de faire de nous des lis blancs
de la pure virginité et des roses rouges du martyre du cœur. . . "
" Vous m'écriviez il y a quelques semaines, mande-t-elle le 23
mai, du sein des vagues de l'océan, où j'étais bien près de vous
d'esprit et de cœur; je vous écris, moi, pauvre petite misérable,
du sein de la mer rouge du sang du mille fois béni bon Jésus . . ,
Neuf fois le jour, notre commune prière s'élève vers le ciel pour
appeler sur vous les plus abondantes efiFusions du sang divin . . .
Vous me parlez de l'humilité ? Oh ! oui, je comprends que les
vertus d'un cœur n'embaumeront jamais la tête du céleste époux
que si leur parfum se répand d'abord du vase brisé de l'humilité. . .
Laissez-moi, mon Père, vous dire un petit secret de mon cœur,
que vous cacherez au fond du vôtre. C'est que rien ne me contente
que ce qui est croix et mépris du monde ... Je me figure être
comme une pierre brute dont on veut bien se servir pour asseoir
un édifice et qu'on enfonce d'autant plus dans la terre qu'on veut
l'édifice solide. . . En vue de la mission que j'ai à remplir, je ne
regimbe pas contre l'aiguillon, je m'abandonne sans réserve à
l'époux de sang qui veut me broyer pour me faire mieux vivre
de la vie de son très pur amour. . . Ne craignez donc rien, mon
Père, le Seigneur bénira votre œuvre. . . Ne craignez rien, nous
sommes toutes petites, mais c'est la petitesse et la faiblesse
que Dieu choisit pour confondre ce qui est grand et fort. . . Les
quelques mois que j'ai passés avec mes filles m'ont convaincue que
le germe de précieuses qualités est au fond de leurs âmes vierges
et que vos petites enfants feront de bonnes religieuses. Leurs
cœurs paraissent bien fermés aux jouissances profanes et ouverts
DE LA FONDATION À LA PROFESSION 117
aux influences de la grâce, à celle en particulier de la pureté de
Marie. Mes filles ont le courage du sacrifice. . . Notre bon père,
M. le grand-vicaire Raymond, malgré son état de faiblesse, qui
l'oblige à mettre un frein à son zèle, est loin d'être inactif. . . Sa
charité sait toujours dérober à ses incessantes occupations quel-
ques minutes pour visiter notre humble solitude. . . Il nous donne
les soins que réclame notre faiblesse. . . Nous recueillons sa
parole avec avidité pour en alimenter nos âmes affamées . . . Quant
au temporel, dont je m'occupe fort peu, la Providence y pourvoit . .
Nous la trouvons toute maternelle dans le cœur de notre bon M.
le curé (M. Lecours) qui prévient nos plus pressants besoins. . .
Mlle Lavoie se montre également dévouée pour nous . . . Les
messieurs de l'évêché nous ont fait un sensible plaisir en nous
passant vos lettres . . . Mon vieux père est encore avec nous, mais
je crains bien qu'il n'y soit pas pour longtemps ..."
Cette longue lettre du 23 mai 1862, dont nous venons de citer
de larges extraits, nous paraît singulièrement révélatrice des
vrais sentiments de l'âme de Sœur Catherine-Aurélie au cours
même de la première année de l'existence de son institut (1861-
1862). Les conseils de son vénéré correspondant, Mgr LaRocque,
n'y étaient pas sans doute étrangers. Mais le dévoué M. Raymond
y avait aussi sa part de mérite. On n'a qu'à parcourir la série de
ses lettres à Aurélie pour s'en convaincre. Au soir du 14 septembre
1861, il s'était saintement réjoui. " Jésus-Christ, mon bien-aimé
Rédempteur, écrit-il à cette date, c'est donc vrai ! Un sanctuaire
vient d'être ouvert, où doit se rendre à votre sang précieux le plus
doux hommage, celui de vierges pures consumant leur vie dans
l'amour et le sacrifice !. . . Je me réjouis. . . Ah ! ce n'est pas
(seulement) de voir la réalisation de tant de vœux que j'ai formés,
le succès de tant de travaux et cette fin heureuse qui couronne dix
ans de sollicitudes. . . Je me réjouis de votre jouissance à vous-
même, ô Jésus, des délices que vous devez goûter dans ce parterre
118 MÈRE CATHERINE- AUKÉLIE
de lis à la suave odeur ..." Et, dans le même écrit, rendant comp-
te de la cérémonie que nous avons racontée, il dit encore : " La
chapelle avait été préparée dans la maison même où est née
Aurélie, où elle a tant souffert et pratiqué de si sublimes vertus,
dans cette enceinte que sa mère mourante avait vue il y a quel-
ques mois toute couverte de sang...'*
Oui, M. Raymond s'était réjoui, mais il n'avait eu garde de penser
que,lafondation faite, tout allait marcher tout seul ! Il continuait de
suivre affectueusement et sévèrement sa dirigée, que les contra-
dictions et les épreuves ne pouvaient manquer de visiter. " Pour-
quoi, chère affligée, lui écrit-il le 6 mars 1862, vous désolez-vous
lorsque vous avez près de vous le souverain consolateur ? Ne
voyez- vous pas qu'il vous envoie l'affliction pour que vous soyiez
plus semblable à lui et que vous unissiez vos peines ensemble ? La
vôtre est bien sensible ! Eh ! bien, elle est du genre de celles qu'il a
souffertes en son cœur pendant toute sa vie. N'a-t-il pas sans cesse
g^mi sur les fautes et les malheurs de ses frères ? . . . Entre Jésus
et vous il doit y avoir pour toujours unité de sentiments. Vivez
comme il a vécu, souffrez comme il a souffert, aimez comme il a
aimé, faite le bien comme il l'a fait. . . Tenez plus que jamais
votre bien-aimé sur votre cœur pour vous pénétrer de son esprit
et faire passer sa vie en vous ..." Enfin, au milieu de bien d'autres
écrits, car il faut nous limiter, nous lisons encore sous la plume
de M. Raymond ce billet, daté d'octobre 1862, que nous donnons
dans son texte intégral: " Chère crucifiée, — Je remercie votre
époux divin de vous avoir visitée ce matin et de vous avoir
encouragée. Souvenez-vous de ces paroles : " Avec mon sang, tu
vaincras tous tes ennemis !" Si la désolation spirituelle revient,
invoquez donc le sang avec la confiance la plus grande. Je demeu-
re convaincu que vos maladies sont une épreuve surtout pour vos
compagnes à qui votre présence au milieu d'elles serait très
utile. Par un sentiment de zèle, demandez votre entière guérison.
DE L\ FONDATION A LA PROFESSION
119
Mettez bien de la confiance dans votre prière. Promettez de faire
observer la règle dans les plus petits points. Montrez à vos filles
beaucoup d'affection et, sans leur dire ce que vous sentez, répon-
dez-leur d'une manière positive quand elles vous demandent com-
ment vous êtes. — Vos souffrances, si vous les offrez à Jésus avec le
désir de le voir aimé et glorifié, serviront à la sanctification de
votre institution. C'est la pierre fondamentale de l'édifice. Mais
demandez à Dieu d'en hâter la fin pour le bien commun, non pas
que vous deviez être exempte de toute douleur, mais de celles qui
vous condamnent au lit et à ne pas marcher. — Dans tous les cas,
pensez à votre ange gardien vous montrant le ciel et vous disant :
" Un jour encore de souffrances, et puis (ce sera) l'amour éternel,
le ciel ! " Mais, gagnez des âmes auparavant ! Que le sang de
Jésus vous fortifie et vous encourage ! Et, pour demain matin,
allez vous y plonger encore. — J.-S. Raymond."
En novembre 1862, nous trouvons Sœur Catherine-Aurélie en
voyage à Montréal, avec deux de ses compagnes. Sœur Sophie et
Sœur Euphrasie. Elle y était allée, croyons-nous, pour deux motifs,
soigner sa santé qui laissait à désirer, ainsi que nous venons de le
voir par la lettre de M. Raymond, et étudier le fonctionnement de
la vie religieuse dans des communautés expérimentées et ferventes,
comme celles de l'Hôtel-Dieu et de la Congrégation de Notre-
Dame. Le 26 du mois, elle écrit à Mgr LaRocque, datant sa lettre
du couvent de la Congrégation. " Huit jours loin de notre chère
solitude. Monseigneur, c'est plus que suffisant pour nous faire
sentir combien sont forts les liens qui nous y attachent. Ici, préve-
nues par la plus délicate bienveillance, nous pourrions goûter un
vrai bonheur . . . Mais Jésus a le secret, parce qu'il nous veut sur la
croix, de mêler toujours une goutte du fiel de sa passion à nos
joies les plus légitimes ... En sortant de leur cellule, les religieuses
hospitalières courent donner leurs soins aux membres souffrants
de Jésus-Christ ... En s'y enfonçant davantage, les vierges du
120 MÈRE CATHEEINE-AURÉLIE
Précieux-Sang les donnent directement à son cœur sacré. . .
Comme nous nous voyons à peu près rendues vers la moitié de
notre pèlerinage, nous redoublons d'ardeur pour faire une forte
provision de connaissances religieuses . . . Nous les mettrons à pro-
fit dans notre cher petit chez-nous, car ici nos facultés sont unique-
ment employées à voir et à saisir les moindres observances. . . Le
bon M. Nercam a la charité de nous venir voir quelquefois, ce qui
charme un peu notre ennui. Il parle si bien de Jésus ! . . . Mgr
Bourget est à peu près dans le même état, le crachement de sang
continue, sa maladie paraît toujours incurable. On dit que sa
charité l'est également ! Le saint évêque nous en a donné des preuves
en daignant nous parler quatre ou cinq fois. Il noas engage éner-
giquement à marcher dans la sainte carrière que nous a ouverte la
miséricorde de notre Dieu. . . Nous sommes avec les très chères
Sœurs de la Congrégation depuis hier soir. Je leur dérobe quelques
minutes pour vous écrire bien à la hâte. . . Je vous dirai de vive
voix les mille impressions éprouvées durant mon exil. Vive notre
chaumière ! Vive notre pauvreté ! Il nous tarde de revoir notre
cher petit berceau. . ."
Que de lettres encore, soit de M. Raymond à Aurélie, soit d'Au-
rélie à Mgr LaRocque, ou vice-versa, nous pourrions analyser où
les mêmes sentiments d'humilité, de confiance en Dieu, de ferveur
et surtout de dévotion au Précieux Sang, s'expriment sous des
formules variées. Mais nous ne croyons pas devoir insister. Voici
pourtant un extrait de celle que Sœur Catherine-Aurélie écrit à
Mgr LaRocque, le 19 avril 1863, la veille de la fête du patronage
de saint Joseph, qui rappelait une date qu'elle avait ses raisons
de chérir : " A pareil jour, il y a deux ans, Monseigneur et tant
aimé Père, les ténèbres fuyaient votre âme pour faire place à la
lumière divine. La paix, comme un lait délicieux, coulait suavement
en vous. Le doux Jésus avait entendu la prière du père et des
enfants. Il daignait marquer ce jour par un insigne bienfait en vous
DE LA FONDATION A LA PROFESSION
121
faisant, pour ainsi dire, toucher du doigt son adorable volonté.
Votre cœur, nous disiez-vous, surabondait de joie . . . Vous étiez
vainqueur de l'ennemi, vous nous laissiez entrevoir dans un saint
enthousiasme la terre promise !... Depuis, malgré notre indi-
gnité, pas un jour ne s'est levé sur nos têtes qu'il n'ait laissé
quelques traces des bontés de Dieu ou de ses créatures . . . Nous
nous reposons en tout à l'ombre de votre paternelle protection,
espérant qu'elle nous tiendra captives près de la croix de notre
Bien-Aimé. . ." Une autre fois, le 24 juin 1863, Sœur Catherine-
Aurélie parle à Monseigneur de ses misères et de ses épreuves :
*' Vous connaissez, très vénéré Père, mes misères profondes et mes
cruelles incertitudes. Eh ! bien, j'offre à Jésus les plaies qu'elles
me font pour que, en retour, il me donne un double courage et la
douce paix du cœur. Je considère et je chéris ces épreuves et
nombre d'autres plus amères comme des parcelles de la vraie
croix. Plus je sens les douloureuses étreintes du cher crucifié, plus
j'espère vivre de la vraie vie. . . Le divin époux est un époux de
sang ! Les marques les plus ordinaires de l'amour qu'il donne
à ses épouses, c'est de les crucifier avec lui sur le calvaire. Aussi
l'ambition de la vierge du Précieux-Sang doit-elle être de vivre sur
la croix. . . Que ne puis-je donner mon sang et ma vie, la moelle
de mes os, pour gagner des âmes ! . . . Mes chères sœurs sont comme
des abeilles qui travaillent activement à remplir leur ruche d'un
miel exquis . . . Mais elles sont encore sujettes aux orages de la
terre. Elles ont besoin d'être soutenues par la prière et d'être
fortifiées par le pain de la parole divine. . . "
Du mieux qu'ils le pouvaient, Mgr LaRocque et le pieux M.
Raymond consolaient et fortifiaient de leurs précieux avis et
conseils la jeune supérieure et ses compagnes, pour qui l'heure
de la profession, c'est-à-dire de la véritable entrée dans la vie
religieuse, approchait. Le 9 mai 1863, M. Raymond écrivait de
Québec à Sœur Catherine-Aurélie une longue lettre, que nous
122 MÈKE CATHERINE- AUKÉLIE
avons sous les yeux : " Quoique bien occupé, je trouve le moyen
de me transporter souvent au cher monastère, de me tenir près de
vous par la pensée, de compatir à vos souffrances, de m'intéresser
à vos sollicitudes et de prier avec vous et pour vous. J'appelle le
sang divin sur votre chère âme, afin qu'il la purifie de plus en plus,
qu'il la console, qu'il l'embrase plus ardemment de l'amour de
Dieu et du zèle de la charité pour le prochain. Je demande aussi
pour votre corps un soulagement et des forces qui vous permettent
d'accomplir vos desseins. Après m'être entretenu avec vous, je
fais une visite spirituelle à vos chères sœurs, en priant Dieu de les
enrichir à chaque instant de nouveaux mérites. . . Je dis tous les
jours la messe aux Ursulines . . . Vous ne sauriez croire toute
l'affection qu'on vous porte et toute la confiance qu'on repose
dans les prières de votre communauté ... Il faut que cette confian-
ce ne soit pas trompée et que vous puissiez obtenir de Dieu, qui a
donné son sang pour nous, des grâces spéciales pour les personnes
qui s'intéressent tant aux vierges qui se dévouent à glorifier son
sang précieux. . . Soyons tout à Notre-Seigneur qui a vécu et
qui est mort pour nous ! Soyons tout à lui ! Vivons de son âme !
Cette vie, il faut la prendre chaque jour à son cœur qu'il nous pré-
sente dans la communion sacramentelle ou spirituelle. Allons tous
les jours à la table eucharistique ! Qu'aucune crainte ne vous en
éloigne ! Que des aspirations fréquentes au sang de Jésus vous
fassent vivre sans cesse sous son influence dans l'horreur des
moindres fautes, dans l'amour, dans le dévouement, dans le
désir du ciel ! Que Marie, la source de ce sang, vous enlace dans
ses bras, vous presse sur son sein, vous fortifie, vous impreigne
de sa pureté, vous em"brase de sa flamme, vous communique sa
sainteté et vous prépare pour la place qui vous est réservée dans le
chœur des vierges épouses de l'Agneau ! Adieu ! soyez toute
sainte ! Je vous bénis dans le sang divin. — J.-S. Raymond."
DE LA FONDATION A LA PHOFES8ION 123
J
Ainsi consolées et fortifiées, les chères recluses de la maison
Caoueite se préparaient tout à la fois à entrer dans le nouveau
monastère que leur construisait M. Lecours et à émettre leurs pre-
miers vœux de religion. M. Caouette, on s'en souvient, avait prtté
sa propre maison pour deux ans. On en avait fait le berceau de l'ins-
titut nouveau. Mais il fallait un local plus grand. Nous avons vu
avec quel zèle le bon curé de Notre-Dame s'était employé, d'ail-
leurs très discrètement, à assurer aux Sœurs le blanc monastcre qui
serait plus tard la maison blanche. A la veille même d'y venir avec
ses filles, pour s'y engager à jamais dans les liens très doux et si
désirés de la vie religieuse. Sœur Catherine-Aurélie, le 13 septem-
bre, épanchait ainsi son âme dans celle du vénéré Mgr LaRocque :
" Avant de célébrer, Monseigneur et très digne Père, mes fiançail-
les avec l'époux divin, je sens le besoin de faire passer mon âme
dans la vôtre. Ce ne sera cependant ni de ces dispositions d'amour
et de reconnaissance ni de ces désirs de dévouement que je vous
entretiendrai. Vous les connaissez depuis longtemps. Et puis,
l'impression d'ineffable bonheur versée dans mon pauvre et
dénué cœur est trop grande pour la définir. . . Mon Père, je suis
tout à la fois craintive et tremblante. Je suis couverte de confu-
sion de me présenter à l'époux divin avec si peu de mérites. Je me
sens écrasée sous le poids de mon néant. Oh ! je vous en prie,
prenez pitié de mes faiblesses. Prenez-les toutes et noyez-les dans
le sang de l'Agneau immaculé ! Hâtez-vous de me purifier et de
me blanchir dans ce sang, afin que je sois moins indigne des regards
du Bien-Aimé. Bientôt, oui, bientôt, je serai la petite et bien indi-
gne épouse de Jésus, l'époux de sang. . . Qu'ai-je donc à faire?
Implorant la protection de Marie et me couvrant des mérites du
divin crucifié, je n'hésite pas à m 'attacher irrévocablement à mon
Dieu par les trois vœux de religion. Les chaînes qui me lieront à
Jésus sont formées, je le sais, de sacrifices de toutes sortes. C'est ce
à quoi j'aspire. . . Je veux, à quelque prix que ce soit, marcher
124
MERE CATHEKIXE-AURELIE
avec Jésus au calvaire, souffrir et m'immoler avec lui au rachat des
âmes, user les restes de mes jours à honorer son très précieux sang.
Pour remplir cet engagement, je me soumets en tout à la sainte
volonté de Dieu. J'accepte, avec le sentiment intime de mon inca-
pacité et de mon indignité, l'important fardeau que vous m'impo-
sez en me tenant à la tête de cette maison . . . En vous confiant les
secrets de mon âme, j'ai aussi à vous faire part des sentiments de
mes bien-aimées sœurs qui auront (demain), comme moi, l'inap-
préciable bonheur de prendre le saint habit. Elles sont toutes plei-
nes de bonne volonté, d'ardeur et de zèle. Leurs désirs de s'immo-
ler vous sont du reste connus. Je n'ai rien à ajouter, si ce n'est que
nous sommes toutes heureuses et que nous sentons comme un
avant-goût de la paix du ciel. . ."
La cérémonie de la translation de la maison Caouette au blanc
monastère, delà prise d'habit véritable des quatre fondatrices et de
la première profession, celle de Sœur Catherine-Aurélie, eut donc
lieu, ainsi que nous l'avons vu annoncé plus d'une fois, le 14 sep-
tembre 1863, deux ans exactement après la prise d'habit tempo-
raire qui s'était faite à la maison Caouette le 14 septembre 1861.
Elle fut présidée, souvenir précieux pour l'institut, par Mgr
Bourget, évêque de Montréal, qui avait bien voulu donner lui-
même pendant deux jours les instructions préparatoires au grand
événement. On eut d'abord, à l'église paroissiale, la bénédiction
de la cloche du nouveau monastère, qui serait la première à
donner, au Canada, chaque nuit, le signal de la prière et de la
veille, aux pieds du saint Sacrement, pour l'adoration du Précieux
Sang. On donna à cette cloche le nom de Catherine-Aurélie. M.
Billaudèle, supérieur de Saint-Sulpice et grand-vicaire de Mont-
réal, prêcha, à son baptême, un éloquent sermon. Le clergé, suivi
d'une foule considérable de fidèles, se dirigea ensuite vers la
maison Caouette. Une dernière fois, les religieuses s'étaient réunies
dans la petite chapelle, où on avait passé de si douces heures. On
DE LA FONDATION A LA PROFESSION 125
chanta le Tantum ergo. Mgr Bourget prit le saint Sacrement et la
procession se mit en marche vers le blanc monastère. Les nombreux
amis de l'institut, surtout Mgr LaRocque, M. Raymond et le
bon M. Lecours, exultaient !
Qu'on nous permette ici de faire une pause et d'inviter toutes
les religieuses adoratrices de Saint-Hyacinthe et des divers monas-
tères issus de ce premier berceau à regarder, par les yeux de l'es-
prit et du cœur, cette procession du 14 septembre 1863. Ce fut un
bien grand événement dans l'histoire de leur institut. Ils étaient
là les deux co-fondateurs, dont les prières autant que les sages avis
et les décisions même un peu tardives avaient assuré la naissance
de l'oeuvre ! Il était là cet illustre évêque de Montréal, qui avait
eu, une fois de plus, le coup d'œil si juste ! Elles étaient là les
quatre fondatrices, la supérieure surtout, dont les oraisons et les
sacrifices avaient évidemment gagné le cœur de Dieu ! On aime
s'imaginer que le temps s'était mis au beau et que, par cette
matinée d'automne, le ciel de toutes façons souriait à la terre.
Deux cérémonies distinctes devaient se succéder, celle de la
prise d'habit des quatre fondatrices, et, immédiatement après,
celle de la profession religieuse de la supérieure. Pourquoi avait-on
retardé la profession des trois compagnes de Sœur Catherine-Auré-
lie ? Il avait paru bon sans doute d'établir cette distinction entre
la fondatrice et celles qui s'étaient jointes à elles. Son autorité se
trouvait ainsi marquée d'un caractère particulier. On inaugurait
naturellement, à cette double cérémonie, le costume qu'on
avait adopté pour les novices et aussi celui des futures professes,
que seule Sœur Catherine-Aurélie devait revêtir pour l'instant.
Pour être secondaire, la question du costume a pourtant son impor-
tance. Dans ses magnifiques cérémonies, si parlantes et si émou-
vantes, l'Eglise ne s'en désintéresse pas. Elle sait que le peuple
aime les déploiements extérieurs et qu'il est touché parfois jusqu'au
cœur par la pompe des vêtements sacerdotaux ou pontificaux,
126
MERE CATHERlNE-ArRELIE
tout autant que par l'ampleur et la magnificence des gestes d'ado-
ration ou de bénédiction. Un beau costume, modeste sans doute,
mais expressif, donne du cachet à un ordre religieux. Le large
manteau et la robe blanche du Dominicain, par exemple, le posent
bien en chaire et le crucifix apparent de l'Oblat missionnaire a lui
aussi son éloquence. Le costume adopté par les Sœurs du Précieux-
Sang, et pour les novices, et pour les professes, est vraiment beau
et plein de sens. Il parle au cœur en même temps qu'il parle aux
yeux. Le Livre d'or nous en donne la description, que nous nous
reprocherions de ne pas transcrire ici. " Le costume des novices,
y lisons-nous, consiste en une robe et un manteau de say blanc, une
guimpe et un bandeau de toile blanche, un voile en mousseline
blanche sur le bord duquel est cousue, vers le haut du front, une
petite croix en drap rouge, un scapulaire en say rouge, une cein-
ture sur la partie pendante de laquelle sont peints en blanc les
instruments delà passion de Notre-Seigneur. Les novices portent
en plus, attaché à la ceinture, un rosaire à gros grains, avec une
tête de mort à l'une de ses extré cuites et, à l'autre, une médaille
représentant le saint Sacrement et l'Immaculée Conception. Le
costume des professes est le même que celui des novices, avec cette
différence que le voile des premières, marqué de la croix rouge,
au lieu d'être en mousseline blanche, est en étamine noire, et que
les professes portent en plus des novices une croix d'argent renfer-
mant des reliques et, au doigt, un anneau d'argent." Qu'on nous
pardonne de le répéter, ce costume est vraiment beau et imposant-
Ce rouge qui tranche sur le blanc, par le scapulaire s'ouvrant sous le
manteau et par la petite croix de sang qui signe le front, n'a pas
besoin qu'on explique ce qu'il veut dire ! Rarement un costume
s'est trouvé plus expressif et plus éloquent. C'est ce costume,
celui des novices d'abord, puis celui de la professe, que, en cette
matinée du 14 septembre 1863, Mgr Bourget allait bénir et impo-
ser à l'heureuse Mère et à ses non moins heureuses filles.
DE LA FONDATION A LA PROFESSION
127
Le 14 septembre 1801, c'était, nous l'avons dit en son temps,
un costume provisoire qu'on avait adopté pour les quatre premières
postulantes. Celui que nous venons de décrire ne fut revêtu par
les mêmes que ce 14 septembre 1863. Dès que le saint Sacrement eut
été déposé dans le tabernacle du nouveau monastère, Soeur Auréïie
et ses trois compagnes de la fondation vinrent s'agenouiller aux
pieds de Mgr Bourget et solliciter pieusement d'être admises à
prendre le saint habit des novices. Sur un signe de l'évêque offi-
ciant, aussitôt qu'il eût béni les diverses parties du costume, les
postulantes allèrent à l'écart se vêtir des habits qu'elles ne de-
vaient pas recevoir à l'autel. " La maison était si littéralement
remplie, raconte l'annaliste, que nous eûmes peine à trouver un
petit coin pour revêtir notre Mère et ses compagnes et qu'il fallut
qu'elles fussent profondément absorbées pour ne point remarquer,
à leur retour au sanctuaire, la curiosité qu'elles excitaient. La foule
des personnes présentes se coudoyait, se heurtait, s'étouffait
presque, pour les voir entrer, et l'on avait peine à retenir un cri de
surprise en voyant pour la première fois ce costume blanc et
rouge qu'on trouvait à la fois si étrange et si beau. Notre Mère et
ses compagnes furent portées plutôt qu'elles ne marchèrent jus-
qu'au pied de l'autel. C'était bien le seul endroit du monastère où
l'on put, ce matin-là, respirer un peu librement. Toutes les autres
pièces, les galeries et les fenêtres, tout était encombré, à un tel
point, que l'une des postulantes, en voulant se faire une issue à
travers tout ce monde, perdit un de ses souliers ! " On parvint
toutefois à se placer convenablement. Mgr Bourget donna à
chacune des quatre heureuses fiancées de Jésus le scapulaire
rouge et le manteau blanc. Puis, à chacune, selon le cérémonial
adopté, il remit un cierge allumé, et enfin, à chacune encore, il im-
posa son nom de religion.
Si connus soient-ils, ces détails méritent d'être enregistrés ici et
conservés à l'histoire. En donnant le scapulaire rouge, Monseigneur
128 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
disait: " Recevez, ma fille, cet habit, qui doit vous rappeler sans
cesse le sang de Jésus-Christ que vous faites profession d'honorer
d'un culte spécial. Regardez-vous comme imprégnée de ce sang
précieux et que le souvenir de l'affection que Jésus vous a témoignée
en le versant vous embrase du feu de son amour." En donnant le
manteau blanc, l'évêque disait: " Fille de Marie Immaculée, vous
devez imiter votre mère dans sa pureté. Les vierges qui suivent
l'Agneau sans tache seront vêtues de blanc. Recevez, ma fille, ce
vêtement blanc pour marque de la pureté du cœur que vous
conserverez toujours sans tache, afin que, lorsque les noces de
l'Agneau seront venues, vous y soyez introduite avec la robe nup-
tiale et que vous ayez le bonheur de le suivre partout dans ses
démarches éternelles." En remettant à chacune le cierge symbo-
lique. Monseigneur disait : " Recevez, ma fille, la lumière du
Christ en signe de votre immortalité, afin que, morte au monde,
vous viviez pour Dieu. Levez-vous du milieu des morts et le
Christ vous illuminera ! " Enfin, en imposant à chacune des
quatre son nom de religion, Mgr l'évêque ajoutait : " Celui qui
sera victorieux, dit Notre-Seigneur, recevra de moi un nom nou-
veau. En voici un, ma fille, qu'il vous donne, pour vous obliger à
être victorieuse du démon, du monde, du péché et de vous-même.
Ainsi, au lieu de vous appeler Mlle Catherine-Aurélie Caouette,
.vous vous nommerez désormais Sœur Catherine- Aurélie-du-Pré-
cieux-Sang ; au lieu de vous appeler Mlle Elizabeth Hamilton»
vous vous nommerez désormais Sœur Elizabeth-de-l'Immaculée-
Conception ; au lieu de vous appeler Mlle Sophie Raymond, vous
vous nommerez désormais Sœur Sophie-de-l'Incarnation ; au lieu
de vous appeler Mlle Euphrasie Caouette, vous vous nommerez
désormais Sœur Euphrasie-de-Saint-Joseph."
Le Livre d'or ne mentionne pas que Mgr Bourget, ou quelque
autre, ait prononcé une allocution. Nous savons seulement, nous
l'avons noté, que M. Billaudèle avait prêché à la bénédiction de la
DE LA FONDATION À LA PROFESSION 129
cloche qui précéda la cérémonie de cette inauguration du monas'
tère blanc et de cette première vêture. Il nous semble bien qu'en
plus le digne évêque de Montréal n'eut pas de peine à dire, avec
cette onction qui caractérisait sa parole, le mot de circonstance
qui convenait. Peut-être attendit-il après la cérémonie de la profes-
sion de Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang, qui devait
suivre immédiatement. Les quatre novices, dit sobrement le
compte rendu que nous reproduisons, se retirèrent du sanctuaire
en chantant le répons Rcgnum mundi, qui peut se traduire comme
suit : " J'ai méprisé le royaume du monde et la pompe du siècle
pour m'attacher à Jésus-Christ."
La prise d'habit des quatre premières novices étant ainsi faite,
la cérémonie de la profession de la fondatrice succéda. Dès que le
chant du Regnum mundi fut terminé, Mgr Bourget se tourna vers
la grille du chœur et appela Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-
Sang, en se servant du mot des saints livres : " Épouse du ChriaL
venez — Veni, sponsa Christi."' Elle répondit de même : " Voici
que je me rends de tout mon coeur — Elnunc sequor intoto corde.''
Tout avait été prévu pour donner beaucoup de solennité à cette
partie sans conteste la plus importante de la cérémorie, et c'est
accompagnée de pas moins de trois supérieures de communautés,
Mère Saint-Bernard, de la Congrégation de Notre-Dame (Mont-
téal), Mère Saint-Célestin, de la Présentation de Marie (Saint-
Hyacinthe), et Mère Jauron, de l'Hôtel-Dieu (Saint-Hyacinthe),
que Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang entra de nouveau
au sanctuaire et vint s'agenouiller aux pieds du pontife. Dans
l'assistance nombreuse et distinguée, outre le prélat officiant, Mgr
Bourget, on remarquait, à ce moment, Mgr LaRocque, M. le
grand-vicaire Raymond, M. le grand-vicaire Billaudèle, supérieur
de Saint-Sulpice, M. le grand-vicaire Caron, des Trois-Rivières, et
M. l'archiprêtre Moreau, futur évêque de Saint-Hyacinthe. Bien-
tôt s'engagea entre l'évêque officiant et la novice le dialogue magni-
130 MÈKE CATHERINE-AUBÉLIF,
fique, adopté pour la circonstance, qu'on n'entend jamais, dans les
professions religieuses, si on a vraiment la foi, sans une réelle
émotion. " Ma fille, dit Monseigneur, que demandez-vous ?" —
" Monseigneur, répond Sœur Catherine-Aurélie, je demande à
être admise à la profession religieuse dans cette nouvelle institu-
tion dédiée au Précieux Sang de Jésus-Christ et à l'Immaculée
Conception de Marie." — " Avez- vous sérieusement pensé à ce que
vous demandez, reprend l'évêque, et vous êtes-vous bien éprouvée
vous-même pour connaître si vous êtes véritablement appelée à un
si saint état ? Vous aurez à vous imposer toutes sortes de privations,
à vous immoler sans cesse. Il s'agit de faire un choix qui regarde
tout le temps de votre vie et d'où dépend votre éternité. Vous
êtes encore libre. . . Voyez, avant de vous engager, si vous aurez
le courage de persévérer jusqu'à la mort dans le genre de vie que
vous voulez embrasser ? " — " Oui, Monseigneur, répond avec fer-
meté la novice, je veux, en faisant mes vœux de religion, consacrer
ma vie au culte du Précieux Sang de Jésus et à celui de Marie
Immaculée. Je veux me faire victime pour manifester mon amour
à mon Sauveur et pour procurer le salât des âmes. Je désire monter
au calvaire et m'associer aux souffrances du divin Rédempteur,
embrassant pour cela tous les sacrifices imposés par l'état de
perfection que je veux suivre. Connaissant mon indignité, mon
extrême bassesse et mon peu de fermeté, je me défie de moi-même ;
mais j'attends tout de celui pour qui je quitte tout. J'espère qu'il
«n'accordera la grâce de persévérer dans le saint état auquel je
crois qu'il m'a appelée." Nous avons vu précédemment que, pour la
première prise d'habit, le 14 septembre 1861, c'est la fondatrice
elle-même qui avait rédigé les réponses à faire au questionnaire
de l'évêque. Il n'est dit nulle part qu'elle l'ait fait aussi pour la
cérémonie de sa profession. Mais il nous paraît bien qu'on la recon-
naît à son style, toujours ardent, un peu chargé, si plein d'humi-
lité pourtant et si vivant de foi et de piété.
DB LA FONDATION A LA PROFESSION
131
Quoi qu'il en soit, ces belles réponses étant données, l'évoque
oflBciant, Mgr Bourget, prononça : " Puisque vous persistez dans
votre bonne volonté, il vous est permis, ma fille, d'accomplir ce
que vous avez résolu." Tous alors s'agenouillèrent et l'évêque
entonna le chant des litanies des saints. Suivant l'usage, vers la
fin, se tenant debout, mitre en tête et crosse en mains, il bénit à
deux reprises la future professe. L'un des prêtres assistants exposa
ensuite le saint Sacrement dans l'ostensoir, pendant que le chœur
chantait le motet dont s'accompagne d'ordinaire l'émission des
vœux : " Je rendrai mes vœux à Dieu, en présence de tout le
peuple, dans les parvis de la maison du Seigneur." Sœur Catherine-
Aurélie-du-Précieux-Sang prononça ensuite solennellement ses
vœux, qu'elle signa immédiatement au pied même de l'autel.
Puis, le saint Sacrement ayant été replacé dans le tabernacle, ce
fut la bénédiction et, enfin, la tradition du voile, de la croix et de
l'anneau d'argent, que porterait désormais la nouvelle professe.
En donnant le voile, le prélat dit : " Recevez, ma fille, ce voile
sacré qui exprime que vous méprisez le monde et que vous voulez
être unie entièrement et uniquement à Jésus-Christ." La professe
se levant reprend : " Il m'a mis un signe sur la face afin que je
n'admette pas d'autre amant que lui." En donnant la croix,
l'évêque prononce : " Ma fille, recevez la croix de Notre-Seigneur
Jésus-Christ et portez-la sur votre poitrine comme un bouclier
destiné à vous préserver des traits de l'ennemi des âmes. Les saintes
reliques qui y sont enfermées serviront à vous encourager dans la
lutte en vous rappelant les combats des saints et leurs triomphes."
La professe prend la croix, la baise, se lève et dit : " La croix sera
ma force et ma consolation, car par elle je serai unie à mon bien-
aimé." Enfin, l'évêque, ayant mis l'anneau d'argent à l'annulaire
de la main droite de la professe, lui explique : " Ma fille, recevez cet
anneau comme signe de votre alliance mystique avec le céleste
époux des vierges. Portez-le toujours à votre doigt comme un gage
132 MÈRE CATHERINE- AUBÉLIE
de l'amour qui doit vous unir à Jésus dans la religion pour se
consommer dans le ciel." La professe se levant derechef dit encore :
"Je suis l'épouse de celui que les anges servent et dont les cieux
admirent la beauté. Comme un gage de foi, il m'a donné son
anneau." Pour tout terminer le chœur chanta l'antienne Vent
sponsa Christi, qu'on peut traduire : " Venez, épouse du Christ,
recevoir la couronne que le Seigneur vous a préparée pour l'éter-
nité." Et l'évêque, mettant une couronne de roses blanches sur la
tête de la nouvelle épouse de Jésus, ajouta : " De même que vous
êtes couronnée par nos mains sur la terre, ainsi puissiez-vous
mériter d'être couronnée de gloire dans le ciel par le Christ votre
époux ! " De sa voix douce et sympathique, la nouvelle professe
chanta encore la belle prière Ahsit mihi — "A Dieu ne plaise que
je me glorifie en d'autre chose que dans la croix du Christ ", et
Mgr Bourget entonna le Te Deum. La cérémonie de profession
était terminée.
Ces paroles et ces cérémonies, remarque le Livre d'or, sont demeu-
rées en usage dans l'Institut, à une exception près. En recevant le
voile symbolique, la fondatrice avait dit ces paroles extraites de
Vofice de sainte Agnès, la douce vierge romaine : " Il m'a mis un
signe sur la face afin que je n'admette point d'autre amant que lui."
Aujourd'hui l'on dit". . . afin que je n'admette point d'autre amour
que le sien." C'est Mgr Charles LaRocque qui a voulu ce chan-
gement. Il jugeait sans doute que la première formule était trop
ardente. Mais, sans vouloir discuter l'acte d'un supérieur, il nous
semble que cette expression tirée de l'oflâce d'une sainte martyre,
qu'on sait être la gloire des âmes pures, et qui évoque presque le
langage du Cantique des Cantiques, se pouvait parfaitement jus-
tifier.
L'œuvre du Précieux-Sang était désormais solidement assise
et fondée. Les trois compagnes de Sœur Catherine-Aurélie-du-
Précieux-Sang, nous voulons dire Sœur Élizabeth-de-l'Immaculée-
Conception, Sœur Sophie-de-l'Incarnation et Sœur Euphrasie-de-
DE LA FONDATION A LA PBOFE88ION
133
Saint-Joseph, ne devaient prononcer leurs vœux que le 8 décembre
suivant, le jour de l'Immaculée Conception. Mais, dès la profession
de la fondatrice, on peut dire que l'œuvre était assurée de vivre.
Jusque-là, faute d'un local suffisamment vaste à la maison CaouettCt
il n'y avait pas eu de salle de noviciat et Sœur Catherine-Aurélie
avait rempli les fonctions de maîtresse des novices pour toutes les
Sœurs indistinctement. Quinze jours après la double cérémonie de
prise d'habit et de profession que nous venons de raconter, le
29 septembre 1863, en la fête de saint Michel, le noviciat était
régulièrement ouvert au blanc monastère et il était placé sous la
direction de Sœur Élizabeth-de-l'Immaculée-Conception. Le 1er
novembre, jour de la Toussaint, trois postulantes, entrées quelques
semaines après la fondatrice, étaient admises à la vêture et au
noviciat. Le 8 décembre, jour de l'Immaculée-Conception, avec
les trois premières compagnes de Sœur Catherine-Aurélie, ces der-
nières novices faisaient leur profession, et, le même jour, une autre
postulante prenait le saint habit. De telle sorte que, à la fin de
1863, la nouvelle communauté comptait sept professes et une
novice. . De plus, neuf postulantes déjà avaient été admises au
monastère blanc, qui se préparaient à suivre l'exemple de leurs
devancières. On peut l'affirmer sans crainte, c'était un beau succès.
L'avenir s'annonçait prospère. Suivant le mot des lettres saintes,
ce premier germe de plant religieux était riche de promesse — spes
erat in semine.
Peu de jours après celui, si grand pour l'institut, du 14 septem-
bre 1863, Sœur Catherin e-Aurélie-du-Précieux-San g, au comble de
la joie, mais toujours désireuse de souffrir et de s'immoler, écrivait
à Mgr LaRocque une lettre que nous tenons à reproduire, au
moins partiellement, à cet endroit de notre récit où elle se place
naturellement, parce qu'elle dit très bien, cette lettre, dans quels
nobles sentiments, étonnants pour la faible nature, mais si hauts
et si élevés, l'âme de notre héroïne savait se garder. " Dieu seul
134 MÈB£ CATHEBINE-AUBÉLIE
suffit, disait un jour Mgr d'Hulst, c'est un malheur de l'ignorer et
c'est une béatitude de l'apprendre et de le comprendre ! " Dieu
seul suffisait à la jeune supérieure, et c'était surtout le Dieu du
calvaire qu'elle aimait et qu'elle recherchait. Ce fut sa grande
béatitude de le comprendre et de le faire comprendre. Voici donc ce
qu'au lendemain de sa profession, elle écrivait au digne évêque qui
avait fait naître son institut. " Aujourd'hui enfin, Monseigneur et
bien cher Père, je cède aux sollicitations de mon pauvre cœur . . .
C'est pour vous parler de ce que j'aime, pour vous faire part de
mes impressions, pour vous inviter à venir avec moi vous plonger
dans le sang de Jésus ... Je ne sais si je m'illusionne, mais il me
semble que mon plus grand désir serait de vivre crucifiée avec
Jésus ... et que je ne trouve de vrai repos que dans l'humiliation
et l'oubli. . . Mon âme, malgré ses misères et son orgueil, aspire au
mépris, elle en est avide et voudrait en être constamment nourrie.
D'ailleurs, une force puissante l'entraîne quelquefois comme
malgré elle aux festins du calvaire. Elle se voit plongée dans des
abîmes d'humiliations si profondes qu'il lui paraît impossible de se
tirer de là . . . Elle reçoit des impressions de douleur si fortes qu'il
lui faut la force même de celui qui les lui envoie pour qu'elle soit
capable de les supporter. . . Plus nous aurons aimé ici-bas par la
patience et la résignation, plus nous aimerons là-haut et plus nous
pénétrerons dans le cœur du bien-aimé Sauveur. . . " Et puis, tout
de suite, audace vraiment étonnante chez une professe toute
nouvelle et pourtant très modeste que seul peut expliquer son
sentiment religieux profond jusqu'à la naïveté, elle entreprend,
dans la suite de sa lettre, d'exhorter son évêque, son supérieur et
bien cher père en Dieu ! " Souffrons donc avec amour, écrit-elle»
les peines de l'esprit et les angoisses de l'âme! Vous surtout, mon
très cher Père, réjouissez-vous de ce que la peine vous poursuit sans
cesse ! Bénissez le Seigneur de ce qu'il vous a fait le martyre de
Tépiscopat ! N'oubliez pas qu'à chaque torture de votre âme doit
Dr LA FONDATION k LA PROFKSaiON 135
correspondre une félicité éternelle. Chérissez vos craintes, vos
ténèbres, vos amertumes ! Avant de passer dans votre âme, elles
ont toutes passé dans celle du divin modèle qui les a toutes empour-
prées de son sang précieux. Ah ! que la souffrance est précieuse
aux yeux du Seigneur et chère à l'âme chrétienne quand elle la
reçoit ainsi imprégnée du sang de la victime d'amour !. . . Dans le
plus fort de nos angoisses, aimons à nous rappeler que ceux qui
souffrent davantage sont les plus chers amis du Sauveur . . . Rési-
gnons-nous à tout, abandonnons-nous avec confiance aux flots du
sang de Jésus ! Je demande à Dieu que votre pensée et votre affec-
tion vous reportent sans cesse en cette source de paix où vous puise-
rez à long traits le breuvage qui désaltère, qui guide. . . Aspirez-le
sans cesse (ce breuvage), respirez-le, . . Servez-vous-en souvent et
distribuez-le aux autres sans épargne, mais avec une profonde
humilité, une foi vive, un amour ardent. . . Appliquez-le surtout
bien souvent à l'âme de votre pauvre petite enfant, qui en fait
sa vie et ses délices ..."
Ces sentiments élevés et si édifiants, la direction spirituelle, si
fortement nourrie de doctrine, de M. Raymond, ne contribuait pas
peu sans doute à les entretenir dans l'âme de la jeune supérieure.
Le 6 octobre 1863, il lui écrivait : " Il vous faut la santé, ma chère
fille, demandez-la avec instance et prenez garde de ne rien faire qui
l'altère. Il vous faut une forte conviction que tous vos moments
sont précieux à cause des importantes fonctions que vous avez à
remplir. Priez donc le Seigneur de vous inspirer à chaque moment
ce que vous avez à faire, soit en actes à l'égard de vos sœurs, soit
en sentiments et prières à son égard. Vous avez encore à vous main-
tenir dans la persuasion que vous êtes, malgré votre bassesse, sin-
gulièrement aimée de Dieu et choisie pour faire honorer le sang de
Jésus. Rendez donc amour pour amour ! Croyez, espérez, brûlez et
faites brûler. . . N'oubliez pas que vous êtes appelée à travailler à
ma sanctification et que je suis appelé, moi, à vous diriger dans les
136 MÈRE CATHERINE- AtTRÉLIE
voies de la sainteté. Je sens mon incapacité, mais Dieu m'aidera. Il
veut faire sentir sa force dans notre faiblesse. Courage donc et
zèle pour le Précieux Sang, pour faire apprécier l'excellence de la
sublime virginité, pour faire des élus ! . . . La grâce ne vous man-
quera pas. Mais, ne perdons pas une des faveurs du ciel. Le temps
passe, l'éternité s'avance. A l'œuvre pour le sang qui nous a
rachetés et qui doit faire notre bonheur dans l'éternité !. . ."
A l'œuvre, la fondatrice, on peut l'affirmer, l'était depuis long-
temps. Mais la Providence avait voulu qu'elle y fut mise surtout,
pour la gloire du Précieux Sang, en cette année de grâce 1863 qui
allait bientôt s'achever et au cours de laquelle elle s'était enjBn
coDsacrée à Dieu définitivement. Ce grand bonheur, qui réalisait
le rêve de son enfance et de sa jeunesse, elle le devait d'abord à son
prudent et sage directeur, M. Raymond. Elle le devait aussi,
dans une très large mesure, à Mgr LaRocque, qui, par son autorité
épiscopale, avait pu et avait bien voulu donner la vie canonique
à son institut. Au dernier jour de l'année, le 30 décembre 1863,
elle lui écrivait en son propre nom et au nom de ses filles ; " Con-
viées par la douce voix du blanc petit Jésus de Noël, Monseigneur
et très vénéré Père, nous venons, auprès de Votre Grandeur, lui
offrir, dans notre humilité, l'ancienne mais pour nous toujours
nouvelle expression de nos souhaits et de nos vœux reconnaissants.
Il faudrait une plume plus digne et plus habile à s'exprimer que la
mienne, ô notre Père, pour vous redire ce que la vue de vos bontés
de chaque jour produit dans les cœurs aimants de vos petites
filles. D'un commun élan, elles se jettent dans votre cœur, vraie
source d'ardeur, et elles y jettent avec elles leurs hommages de
vénération et d'entière soumission, comme aussi les vœux brûlants
qu'elles ont formés pour vous auprès du mystérieux berceau de
l'Enf ant-Dieu . . . Bon et digne Père, que nous vous coûtons de
sollicitudes et de perplexités ! Nous savons bien que votre âme est
souvent ballotée par la crainte de nous voir infidèles. Mais, si vous
DE LA FONDATION A LA PROFESSION
137
écartez pour nous les chardons et les épines qui se rencontrent sur
la route de la vie où on ne paraît qu'un instant, ne gravirons-nous
pas avec joie la montagne de la myrrhe et n'atteindrons-nous pas
le degré de sainteté où Dieu nous appelle? Ah ! oui, ah ! oui, les
germes des vertus que vous jetez dans nos âmes porteront leurs
fruits. . . La semence féconde mûrira sous l'influence du sang !
Vos filles, zélé prélat, animées par la flamme d'amour qui consume
votre cœur pour Jésus, croîtront de grâce en grâce et deviendront
de dignes hosties de louanges ! . . . Que la pure Marie, suppléant
à notre dénûment, vous apporte sous son aile maternelle quelques
présents du ciel ! Que sur vous Dieu verse des grâces de choix et de
prédilection ! Qu'il vous donne un rayon de la félicité des élus,
l'amour brûlant des séraphins, l'abondante effusion de son esprit
tout divin ! . . Vivez encore de longues années pour la gloire du
Précieux Sang et le bonheur des vierges qui lui sont consacrées et
toutes dévouées ! Sous votre main bénissante, nos têtes sont hum-
blement courbées pour recevoir mille bénédictions."
De ses bénédictions, comme de ses pieux conseils, Mgr LaRoc-
que, on le sait déjà, n'était pas avare pour les vierges du Précieux-
Sang, ces brebis préférées de sa bergerie pastorale. Tout comme M.
Raymond, il leur prodiguait les unes et les autres. Il leur confiait
même l'honorable mission de prier et de s'immoler pour les fidèles
du diocèse, et, en particulier, nous ne l'écrivons pas sans émotion,
pour les membres de son clergé. Au cours de la retraite des prêtres
de Saint-Hyacinthe, qui eut lieu l'été suivant, en août 1864, il
écrivait à la fondatrice une lettre à ce sujet bien significative. Nous
ne saurions mieux clore ce chapitre qu'en la reproduisant dans son
texte intégral. Elle pose, en effet, en termes fort justes, l'utilité
dans l'Église de Dieu d'une œuvre expiatrice et réparatrice. Elle
est datée, cette lettre, du 29 août 1864, et du collège (où l'on était
en retraite), que Monseigneur appelle le cénacle. " Ma chère fille,
écrit-il, vous et vos religieuses vous priez pour moi, j'en suis sûr,
138
MERE CATHERIXE-AURELIE
VOUS priez pour tous les retraitants. Mon cœur me fait néanmoins
prendre la plume pour vous dire : " Oh ! priez, priez beaucoup ! '*
Que d'outrages seront épargnés à notre Jésus et que ses souffran-
ces, son sang et son amour seront mieux appréciés, si tout le clergé
sort de retraite embrasé du feu sacré pour aller l'allumer aux qua-
tre coins du diocèse! Priez, priez, chères enfants ! Levez vers votre
Jésus, prisonnier d'amour au tabernacle, vos mains de vierges et
d'épouses bien-aimées. Il ne saurait rien vous refuser. . . Toutes
ensemble, importunez sa bonté et sa miséricorde. . . Mais voici
surtout l'heure propice. Minuit sonne ! Les vierges amoureuses se
rendent avec hâte au lieu où elles vont prouver à Jésus leur dévoue-
ment. . . C'est l'heure réparatrice ! Entendez-vous, ô tout bon
Jésus, cette prière gémissante ? . . . Oh ! oui, vous l'entendez et vous
l'exaucez. Je l'espère, je le crois !. . . Heureuses enfants de la
douleur, de la componction et du sacrifice, que ne puis-je vous
être uni, toutes les nuits, à minuit, à l'heure réparatrice ! Je le
souhaite. La jalousie dévore pieusement mon âme. C'est trop de
bonheur pour que vous en jouissiez seules !. . . Le sentiment
m'égare, mon cœur est inondé ! J'aime mes enfants, et, dans la
chaleur de ma tendresse toute spirituelle, je veux travailler sans
relâche à en faire des anges dans le cloître, afin de les contempler,
parmi les anges du ciel, dans les jours sans fin de l'éternité bien-
heureuse ... Il est tard, adieu. Que mon bon ange aille vous dire
le reste ! Et puis, qu'il vous endorme en vous berçant dans la paix
et la félicité du cœur ! "
En vérité, en vérité, nous osons le dire comme nous le pensons,
saint Jean de la Croix parlait-il autrement à la grande sainte
Thérèse ?
CHAPITRE VI
De la profession de la fondatrice à l'entrée dans le monastère actuel
(1863-1867)
Sommaire. — Lettre de Mgr LaRocque à Mgr Bourget. — Progrès de l'œuvre de
Mère Catherine-Aurélie. — M. le curé Lecours et madame Biais. — On creuse
les fondations du nouveau monastère. — Les constructions durent quatre
ans. — L'état d'âme et la marche en avant dans les voies de la perfection
de la fondatrice peints par ses lettres et celles de son directeur. — Mgr l'é-
vêque de Saint-Hyacinthe (Mgr Lallocque) associe ses filles du Précieux-
Sang à ses sollicitudes pastorales. — lîn bill de la législature reconnaît
l'existence légale à l'institut. — Mgr l'évêque (Mgr Joseph) demande pour
lui au Saint-Père Pie IX la bénédiction apostolique et autres faveurs
spirituelles. — Maladie de Mgr LaRocque. — Bénédiction du pape, fa-
veur des Quarante-Heures et de l'exposition mensuelle du saint Sacrement
(23 décembre 1864). — Remerciements de la supérieure et réponse de Monsei-
gneur.— L'action de M. l'abbé Raymond pour le bien spirituel de l'institut. —
Lettre de Mère Catherine-Aurélie à " une amie crucifiée ". — Sa nièce, la
" petite Marie ", est prise au monastère. — Les soucis matériels. — Démission
de Mgr Joseph LaRocque comme évêque de Saint-Hyacinthe. — Mandement
du 15 avril 1866 (de Mgr Joseph) confirmant l'existence canonique de
l'institut. — Lettre pastorale du 3 mai 1866. — Remerciements de Mère
Catherine-Aurélie à l'évêque démissionnaire. — Mgr Charles LaRocque.^
Ce qu'il dit de l'institut dans son mandement d'entrée. — Lettre de la
fondatrice à une amie " aimée de Jésus ". — Lettre du 31 décembre 1866 à
Mgr Joseph. — M. l'abbé Raymond écrit de Boucherville à la fondatrice. —
L'entrée au nouveau monastère, présidée par Mgr Joseph (26 juin 1867).—
Le blanc monastère devient la maison blanche.
ÉvÊQUE-FONDATEUR du Précicux-SaDg de Saint-Hyacin-
the, Mgr LaRocque, n'oubliait pas ce qu'il devait à
son ancien supérieur et vénéré collègue dans l'épiscopat,
Mgr Bourget, qui avait bien voulu, en particulier,
venir préparer ses filles de prédilection aux grandes
cérémonies du 14 septembre 1863 et présider lui-même cette
première vêture et cette première profession.
140 MÈBB CATHEBIKB-APBéLIE
A la veille du jour de l'an de 1864, exactement le 29 décembre,
il lui écrivait : " J'ai un bonheur tout particulier, cette fois. Mon-
seigneur, à vous écrire une lettre du jour de l'an. L'année dernière,
votre santé laissait à désirer. Aujourd'hui, bénie en soit mille fois
la divine bonté, l'espérance et la joie peuvent se donner carrière.
Agréez donc mes vives félicitations. Votre exil se prolonge sur la
terre, mais c'est une joie pour l'Église et cela vous fournira l'occa-
sion d'ajouter de nouveaux fleurons à la couronne à laquelle vous
aspirez . . . Parmi vos bienfaits de l'année qui s'achève, pourrais-je
ne pas mentionner celui dont vous nous avez gratifiés en venant
introduire mes chères filles du Précieux-Sang dans leur nouveau
petit monastère et en concourant ainsi puissamment à me confir-
mer dans l'espoir, qu'il m'est si doux de nourrir, que cette petite
oeuvre grandira et fera bénir le Seigneur. . . "
L'œuvre, en effet, devait grandir, et le zélé prélat en était recon-
naissant à tous ceux qui l'y aidaient. Le bon M. Lecours, tout le
premier, était de ceux-là. L'année précédente, les Sœurs Lrsulines
de Québec, par l'entremise sans doute de madame Morin, la sœur
de M. Raymond, avait consenti un prêt important de cinq cents
louis pour permettre à l'œuvre du Précieux-Sang de s'installer.
Mgr LaRocque s'en était ainsi expliqué dans une lettre à M. Ca-
zeau, vicaire général de Québec : " A la prière de M. Raymond,
vous avez eu l'obligeance, cher monsieur le grand- vicaire, de vous
intéresser auprès de vos vénérables Ursulines afin de m'obtenir
d'elles un prêt de cinq cents louis pour que je puisse commencer à
établir les Sœurs du Précieux-Sang sur un pied convenable. Grâce
à cet emprunt, j'ai acheté une grande maison, avec vingt arpents
de terre, dans un des plus beaux sites de Saint-Hyacinthe. A la
mort du père de la supérieure, le reste de la terre, environ qua-
rante-deux arpents, me reviendra pour la même fin. . . Je suis
l'acheteur, mais c'est M. Lecours, curé de Notre-Dame de Saint-
Hyacinthe, qui se charge du paiement. Sans que je lui aie rien
DE LA PROFESSION A l'eNTRÉE DANS LE MONASTÈRE 141
demandé, il s'est senti pris du zèle le plus généreux pour l'œuvre . . .
Comme il faut plusieurs centaines de louis pour adapter cette
maison aux exigences d'une communauté, il a dû, ne voulant pas
retirer de leur placement les fonds qu'il destine aux nouvelles
religieuses, recourir à un emprunt. . ." Le même jour (13 février
1863) Mgr LaRocque écrivait à la Mère Saint-Gabriel, supérieure
des Ursulines : " J'ai appris, ma révérende Mère, avec une vive
reconnaissance, que vous vouliez bien faire un prêt de cinq cents
louis pour favoriser la nouvelle institution du Précieux-Sang, à
laquelle je travaille avec la plus grande conviction que cette
œuvre est dans les vues de Dieu ... La bonté que vous témoignez
aux nouvelles Sœurs vous donne un titre à la plus affectueuse
reconnaissance de leur part . . . Quant à moi, elle me fait bénir la
Providence qui veut bien ménager à mes efforts de si bienveillantes
sympathies. . . J'espère, aujourd'hui plus que jamais, voir l'œuvre
couronnée de succès. Votre vénérée maison, par ses encourageantes
paroles et par ses actes, n'aura pas peu contribué à ce succès. . . "
Quand les Sœurs furent installées, le Livre d'or raconte que Mgr
LaRocque, en finissant la visite des diverses pièces du logis, dit
à celle que nous appellerons désormais Mère Catherine-Aurélie :
" Si cette maison est remplie quand je mourrai, ma chère Mère,
je chanterai avec joie mon nunc dimittis." Son pieux désir devait
se trouver satisfait bien plus tôt qu'il ne pensait et longtemps
avant qu'il ne chantât le cantique de Siméon ! Dès les années
1864 et 1865, il ne cessa pas de bénir de nouvelles aspirantes ! Les
" colombes ", comme il aimait à les nommer tendrement, arri-
vèrent même si nombreuses au "blanc colombier" que, deux ans
plus tard, on ne savait plus comment faire pour les loger toutes !
La fondatrice s'inquiétait à bon droit, et, se tournant vers l'éco-
nome modèle que la Providence lui avait donné, elle demandait
à M. Lecours : " Où logerons-nous les nouvelles postulantes ? "
142 MÈHE CATHERINE- AURÉLTB
Il ne fallait pas songer à augmenter les dettes. Mgr LaRocque,
toujours craintif sous ce rapport, ne l'aurait pas permis. Et d'ail-
leurs, la plus élémentaire prudence, M. Lecours le savait bien aussi,
s'y opposait certainement. Le nouveau Joseph ne désespérait pas
cependant. Il était d'une rare ténacité. Il continuait à imaginer
et à méditer de nouveaux projets de dévouement. Il ne devait
pas être déçu. La Mère fondatrice et le prudent Mgr LaRocque
allaient bientôt se réjouir avec lui. Comme toujours, la Providence
veillait. Le 14 septembre 1864, juste un an après l'entrée au
nouveau monastère, lisons-nous au Livre d'or, madame Mélanie
de la Grave, veuve de Godefroy Biais, bourgeois de Saint-Pierre-de
Montmagny, assistait, à Saint-Hyacinthe, à une cérémonie reli-
gieuse, dans le petite chapelle du Précieux-Sang. Cette vie austère,
à laquelle se vouaient de jeunes personnes habituées pour la
plupart dans leurs familles à jouir de toutes les aises, la toucha
profondément. Elle voulut s'associer autant que possible au
mérite de leurs œuvres en sacrifiant ce qui lui restait de ses biens
pour la gloire du Précieux Sang. Elle avait déjà beaucoup donné à
d'autres œuvres. Elle pouvait disposer encore d'une somme de
quatre mille piastres. Elle les versa dans la bourse de M. Lecours.
C'était en 1865. L'une des clauses de l'acte, passé par devant
notaire, stipulait que la donatrice viendrait finir ses jours au
monastère. On l'eût certes accueillie avec une grande joie. Dieu
ne le permit pas. Retournée parmi les siens, la généreuse dame
tomba malade et fut obligée de prendre le lit pour plusieurs mois.
Le 9 octobre 1866, elle décédait pieusement. M. Lecours alla repré-
senter la communauté à ses funérailles et rapporta. . . son cœur,
que la regrettée bienfaitrice léguait aux Sœurs, par disposition
testamentaire, pour qu'il fût inhumé sous le marchepied de l'autel
de leur monastère. " La grande consolation de madame Biais,
pendant sa longue maladie, dit M. Lecours à Mère Catherine-
Aurélie, c'était d'apprendre, par vos lettres, que les murs du
DE LA PBOÏK3810N À l/ENTRélû DANS LE MONABTèRÏ 143
monastère montaient rapidement et que, à mesure qu'ils s'éle-
vaient, votre prière, à vos sœurs et à vous, prenait des ailes plus
rapides aussi pour voler vers Dieu et lui recommander son âme."
L'on s'était empressé, en effet, de profiter de ce don de madame
Biais. Le 9 avril 1866, le terrain du futur monastère avait été béni
par M. le grand-vicaire Raymond. Le même jour, on avait com-
mencé à creuser pour les fondations. De telle sorte que, au moment
de la mort de la bienfaitrice, en octobre 1866, la première aile de
l'édifice était construite. " Mais, remarque mélancoliquement la
chronique des annales, les quatre mille piastres de madame Biais
étaient épuisées et de même toutes les autres provisions et écono-
mies du bon M. Lecours." Il fallut donc attendre, solliciter de
nouvelles libéralités. Car le besoin se faisait de plus en plus pres-
sant d'occuper cette première aile, dont l'intérieur devait aupa-
ravant être mis à point. Le dévouement extraordinairement actif
et inlassable de M. Lecours y pourvut encore. L'évêché de Saint-
Hyacinthe, M. le juge Morin, d'autres amis et protecteurs furent
par lui convaincus. Les dons augmentèrent. Certains legs testa-
mentaires, les dots de quelques Sœurs dont les familles étaient plus
à l'aise, des emprunts faits sur les dots à venir de quelques postu-
lantes ajoutèrent aux sommes déjà en caisse. Le résultat fut conso-
lant et effectif. Le 26 juin 1867, les Sœurs du Précieux-Sang pre-
naient possession de cette première partie de leur monastère.
Pendant ces quatre années de vie au blanc monastère, qui allait
par la suite s'appeler la maison blanche, si le nombre des " colom-
bes " s'était périodiquement accru, l'esprit du cher " colombier "
de Mgr LaRocque n'avait pas varié. On ne saurait mieux le consta-
ter qu'en lisant, dans les notes et les lettres de la fondatrice, quel-
ques-unes de ses manifestations les plus directes. " C'est le sang
de l'Agneau, écrit-elle le 30 janvier 1864, qui est la force du
christianisme . . . C'est dans le sang eucharistique, source de lumiè-
re et de vie, que les vierges puisent cette féconde ardeur de la piété
144 MÈRE CATHEHINE-AURÉLIE
qui les pacifie encore et les vivifie. . . C'est là, quand elles sont
appuyées sur la blanche hostie, que, pour elles, l'union des cieux
commence. . . L'Eucharistie est la fontaine éternelle d'allégresse
pour ceux qui la cherchent. . . La religieuse abîmée en elle (dans
l'Eucharistie) y fleurira comme le lis dans la blancheur de l'inno-
cence et elle produira des fruits de toutes les vertus . . . Jésus veut
que son épouse soit un jardin clos et fermé, pour que nul de ses
bons désirs n'en sorte, pour qu'aucune pensée profane n'y entre. . .
Il lui offre pour cellule son cœur brûlant d'amour. . . Bienheureu-
se l'âme qui se sent pressée du désir de vivre de cette vie divine ! . . .
Bienheureuse la religieuse qui est tourmentée de cette soif de la
plus grande gloire de Dieu qui élève au-dessus de la nature !..
L'âme qui se traîne n'aime pas . . . Baisons avec tendresse la main
qui nous tient sous le pressoir de la tribalation, quelle qu'elle soit.
C'est la grande richesse de l'âme de beaucoup souffrir avec amour."
— " Depuis de longs jours, mande-t-elle une autre fois à Mgr
LaRocque (avril 1864), Jésus semble se cacher et laisser sa misé-
rable servante aux obscurités de son esprit. . . Quand je songe
à l'abondance de grâces qui pleuvent sur moi ... et quand je vois
mon âme comme une terre inculte et aride si peu préparée à rece-
voir cette rosée céleste, oh ! comme cette idée m'afflige ! . . . A
tout cela se joint le fardeau de la supériorité que je sais me conve-
nir si peu. Je commence à croire que Dieu me laisse cette charge
parce qu'elle m'est une source d'humiliations et peut me devenir,
si je sais en profiter, une source de mérites ... Je passe sous silence
les charmes et les délicatesses que me font éprouver ces vierges
liées par une inexplicable tendresse à ma chétive personne et qui
voudraient n'avoir de vie que par ma vie, pour vous dire que, dans
ces mêmes instants d'un bonheur si pur, je voudrais m'anéantir à
jamais dans les entrailles de la terre. . . à cause de mes défauts, de
mes misères ..."
DB LA PROFESSION A l' ENTRÉE DANS LA MONASTÈRE 145
Humilité profonde, amour de Jésus très vif, défiance d'elle-
même et de ses pauvres forces, mais, en même temps, confiance en
Notre-Seigneur et en ceux qui dirigent en son nom, tout Mère
Catherine-Aurélie est là, dès les premiers âges de son gouverne-
ment comme supérieure. M. Raymond y veillait d'ailleurs avec
un zèle qui ne se démentait pas. Le 10 janvier 1864, il écrivait à
sa dirigée : "Qu'est-ce que Jésus vous demande ? Ce qu'il a don-
né. De l'amour. Donnez-lui le vôtre. Aimez-le, en compatissant à
ses souffrances. Aimez-le en pensant à sa grandeur pour vous en
réjouir. Aimez-le, en allant lui sourire à son berceau. Aimez-le, en
vous plaisant à croire à son extrême bonté envers vous, en vous
regardant comme ardemment aimée de lui malgré vos misères.
Aimez-le, en lui répétant de bouche et de cœur que vous l'aimez.
Aimez-le, en acceptant toutes les souffrances corporelles et mo-
rales qu'il vous envoie et cependant en lui demandant une santé
suflBsante pour remplir vos devoirs essentiels. Aimez-le, en tra-
vaillant à la grande, sainte et délicieuse œuvre qu'il vous a im-
posée : celle de le faire aimer de cœur (par) des vierges pures et
humbles. Faites-le aimer d'elles, par l'amour que vous inspire-
rez et qui de votre âme passera dans la leur. Faites-le aimer,
par les paroles brûlantes, quelque brèves qu'elles soient, que
vous leur adresserez, soit en commun, soit en particulier. Fai-
tes-le aimer, en reprenant vos sœurs de leurs fautes avec
charité et fermeté parce que ces fautes sont opposées à l'amour.
Faites-le aimer, en maintenant autant que possible le recueille-
ment, sans lequel ne peut avoir lieu ce qui enflamme l'amour :
l'oraison. Faites-le aimer, en priant beaucoup pour ces filles chéries
de votre cœur ; la grâce de l'amour viendra quand vous la deman-
derez pour elles . . . Faites produire souvent des actes d'amour.
Ne craignez pas de paraître extravagante ... Ce n'est pas pour vous
seule que Jésus vous parle ! Ce qu'il vous donne d'ardeur, il veut
que vous le transmettiez aux autres. Allez souvent vous embraser
aux pieds de l'Enfant Jésus, ou auprès du tabernacle, et ensuite
MÈRE CATHERINE-AURÉLIK
répandez le feu. Ce sera par les flammes de l'amour, et pas autre-
ment, que seront consumés les défauts qui peuvent apparaître
encore dans vos filles. Encore une fois, brûlez et faites brûler !
C'est votre mission. Votre récompense au ciel dépendra de la
manière dont vous l'aurez remplie." Il est difficile, croyons-nous,
d'imaginer une philippique plus ardente sur l'efficacité de l'amour
de Notre-Seigneur. On voit là, tracé par une main experte, le pro-
gramme d'une vie vraiment fervente. M. Raymond, toujours
pratique, terminait d'ailleurs son fervorino en. disant à sa pénitente:
"Écrivez tout ce que vous aurez de particulier et d'intime avec
Jésus, communiez demain et dormez cette nuit, je vous l'ordonne
au nom de l'amour. . ."
Toujours obéissante. Mère Catherine-Aurélie s'efforçait de
mettre ce beau programme à exécution. Elle aimait et elle faisait
aimer, conme elle écrivait et comme elle dormait même, par obéis-
sance. Elle faisait aimer, disons-nous, et c'est Notre-Seigneur
qu'elle faisait aimer par ses filles. Le 29 avril 1864, elle écrit à Mgr
LaRocque : " Monseigneur et bon Père, vos filles sont heureuses !
Elles sont plongées dans un océan de paix ! Dieu, voyez-vous,
daigne sourire à leurs plus chers désir ... Il leur donne d'incessan-
tes preuves de son amour . . . Nous sortons de la retraite pleines de
force et d'énergie. . . Si de jeunes vierges ont eu jadis la force
de lasser par leur constance la fureur des persécuteurs, si une
Catherine de Sienne a été jusqu'à s'armer elle-même du glaive qui
devait l'immoler à Dieu, ne pouvons-nous pas, nous aussi, par la
vertu du bien-aimé Rédempteur, vaincre l'ennemi et souffrir le
doux martyre de la vie religieuse ? " La veille de l'Ascension, elle
évoque et invoque les saints qui ont suivi Jésus et vivent déjà
dans la gloire : " Esprits bienheureux, amis célestes, écrit-elle,
qui êtes parvenus à la gloire, enseignez-nous votre secret. Du port
tranquille où vous ont conduits vos travaux et vos vertus, jetez
les yeux sur nous. . . Dites-moi quand viendra le jour où ma
DE LA PROFESSION À l'enTRHIE DANS LE MONASTÈUB 147
belle, ma blanche, ma radieuse mère Marie m'accueillera. . .
quand viendra surtout celui où mon époux blanc, mon époux de
sang aussi, m'amènera dans la cité céleste . . . Vainqueurs du monde,
montrez-nous vos couronnes immortelles !..." Une autre fois,
la même année encore, en juin 1864, commentant le beau mot du
livre des Cantiques Vamour est plus fort que la mort, elle écrit :
" Jésus nous invite et nous presse d'aller étancher notre soif brû-
lante. Et quelle soif ? Celle de nos âmes, celle de notre amour, celle
de notre bonheur. Voyons des regards de la foi Jésus dans l'hostie.
Son cœur est embrasé du même feu d'amour qu'à la dernière cène.
De l'autel, comme de la croix, la voix du sang crie miséricorde vers
le ciel. . . Sa bouche laisse encore entendre ce cri de son âme :
J'ai soif ! Il demande de l'amour, il demande des âmes. De vos
mains virginales, ô épouses de l'Agneau, présentez la coupe du
sang aux pécheurs. La force de son parfum les attirera. . . Sa
vertu les arrachera aux pièges du siècle et de satan . . . Les gouttes
précieuses qui s'en échappent seront comme des flèches de feu
lancées sur leur cœur. . . Filles bien-aimées de l'époux d'amour,
c'est en retrempant vos âmes dans la fontaine eucharistique
que vous stimulerez votre ardeur et votre ambition de gagner des
âmes à Dieu. . . Oh ! donnez, donnez sang pour sang ! L'œuvre
de la réparation s'accomplira. Car Dieu est libéral dans ses
faveurs, comme il est magnifique dans ses promesses. Il ne se laisse
jamais vaincre en générosité. . ." De tels accents, où l'ardeur du
sentiment ne compromet en rien, semble-t-il, la sûreté de la doc-
trine, ce qui est pour le moins étonnant chez une modeste fille
qu'aucune étude de théologie n'a pourtant éclairée, de tels
accents ne pouvaient pas ne pas produire, dans des âmes naturelle-
ment ferventes, comme étaient celles de ses chères filles, des fruits
abondants d'amour pieux, solide et sain. Aussi croissaient-elles
en ferveur tout autant qu'en nombre.
148
MERE CATHERINE- AURELIE
La Mère fondatrice ne laissait pas, en même temps, d'avancer
dans les voies de la perfection. Elle en rend témoignage elle-même
à son insu en quelque sorte, en écrivant, ainsi que lui avait ordon-
né M. Raymond, " tout ce qu'elle a de particulier et d'intime avec
Jésus ". Le 19 juin 1864, elle écrit une longue lettre à Mgr LaRoc-
que, dans laquelle, entre autres choses merveilleuses, nous lisons
celle-ci : " Depuis quelques jours. Dieu me donne une vue très
claire et très pénétrante de sa sainte présence. Il me semble qu'il
est là près de moi, en moi, qu'il me regarde, qu'il scrute ma cons-
cience, qu'il étudie mes actions. Cette conviction intime me rend
extrêmement vigilante et prompte à tout ce qui est de mon devoir
et de son bon plaisir. La moindre infidélité me fait mal au coeur et
m'humilie, sans néanmoins me causer d'inquiétude commenaguère.
... Je conçoi ^ avec une nouvelle estime de ma chère vocation, un
nouveau désir de mourir à tout, surtout à moi-même, pour avancer
de plus en plus dan.s la perfection dont je suis si fort éloignée . . .
Je sens un désir si véhément d'être toute à Dieu, que cela me
donne l'espérance que je ne vivrai pas longtemps ici-bas . . . Si, de
l'autel, comme de la croix, je pense entendre de la bouche de Jésus
mourant J'ai soif I mon âme s'émeut. Avec une ardeur toute de
feu je vole au-devant des sacrifices pour trouver des âmes dont
Jésus à une soif si ardente . . . Tout respire la gaieté du ciel et c'est
de la radieuse Eucharistie qu'elle découle. Mes filles sont comme
des abeilles autour de cette ruche mystique. Elles ne respirent que
le pur amour de Dieu. . . Au plus vif attrait pour la prière, elles
joignent le plus grand zèle pour travailler à leur perfection. Les
travaux pénibles, les petits soucis, que nécessite notre chère indi-
gence, n'altèrent en rien leur paisible bonheur . . . Oh ! si vous
saviez comme je les aime toutes et chacune en particulier et
combien elles méritent d'être aimées !. . ." Dans une autre lettre,
datée celle-là du 30 août, elle dit encore : " Oh ! que le prêtre est
heureux d'être le canal par lequel le sang de Jésus coii,le sur les
DE LA PROFESSION A l'eNTRÉE DAN8 LE MONASTÈRE 149
âmes !... Jésus a dit à Pierre : "M'aimez-vous? Eh ! bien,
paissez mes brebis ! " Monseigneur et très vénéré Père, n'entendez-
vous pas Notre-Seigneur vous dire la même parole ? . . . Petites
brebis de Jésus, vous travaillerez toujours à nous tenir dans le
bercail. Si nous nous en éloignons, vous courrez après nous, comme
le bon Pasteur, et quand vous nous aurez trouvées, vous nous
emporterez sur vos épaules. . . Votre mission, c'est de prendre des
âmes dans le filet de l'amour. . . Dieu, dans un excès de bonté,
veut bien faire de nous, ses épouses, comme de Marie, d'autres
prêtres qui ofïrent au ciel la victime sacrée et, en union des mérites
de son sang, des sacrifices spirituels d'agréable odeur. Oh ! amour
éternel au Dieu du calvaire ! Gloire au sang de la nouvelle
alliance ! '*
On ne se lasse pas vraiment de citer d'aussi belles pages, si pieu-
ses, si ardentes, mais si sûres aussi et si doctrinales. Que pourrions-
nous dire qui exposerait mieux l'état d'âme de la Mère et des filles
pendant cette première année de leur vie religieuse proprement
dite ? L'évêque de Saint-Hyacinthe, on le comprend, se montrait
tout heureux de constater chez ses enfants du Précieux-Sang de
telles dispositions surnaturelles. Il les en récompensa en les asso-
ciant à ses sollicitudes épiscopales. En novembre 1864, il écrivait
à ses diocésains une fort belle lettre pastorale, dans laquelle il les
mettait en garde contre les dangers de péché, les exhortait vive-
ment aux pratiques de la vertu et leur annonçait une grande
retraite pour la ville et la paroisse. Cette lettre, il l'envoya à la
supérieure de son cher monastère, en lui mandant spécialement
ce qui suit : " Lisez-la, en chapitre, à votre communauté. Elle ne
vous concerne pas directement, mais indirectement, parce que
vous êtes vouées à la prière, à la mortification et à la réparation . . .
Enfants et adoratrices perpétuelles du Précieux Sang, filles de
Marie Immaculée et amantes passionnées de la céleste pureté,
voici une belle occasion de répondre à la fin de votre institut.
150 MÈBB CATHERINE-AUHéLIB
Il s'agit de convertir de grands pécheurs, de réchauffer ceux qui
sont tièdes, d'affermir ceux qui sont déjà fixé» dans le bien. Il
s'agit de faire en sorte que le sang que Jésus-Christ a versé pour
la rédemption du monde ait toute son efficacité pour purifier, pour
blanchir notre ville et notre paroisse . . . Pour des cœurs qui aiment
Jésus et désirent lui manifester leur amour, oh ! que l'approche de
la retraite doit être chère !. . . " Le même jour, 20 novembre 1864,
Mère Catherine-Aurélie répondait : " J'ai lu votre lettre à mes
chères filles. Monseigneur et très vénéré Père. Cet exposé des
besoins urgents de votre ville épiscopale les a enflammées d'un zèle
plus ardent encore pour répondre au sanglant appel de l'amoureux
Jésus. Oui, ô notre Père, avec l'aide de Marie, la réparatrice par
excellence, nous ferons une sainte violence au ciel. Nous dévouons
plus que jamais nos corps aux gémissements de la souffrance. . .
Nous voulons, avec vous, sauver des âmes. . . Nous voulons que
notre cher Jésus soit plus connu et plus aimé. . . Pour cela, que
ne ferons-nous pas ? . . . Je connais les cœurs de mes filles, ils sont
pleins de bonne volonté. . ."
L'année 1864 allait bientôt se terminer. De toutes façons, elle
avait été heureuse pour l'institut naissant. Plusieurs postulantes
s'étaient présentées. On avait eu de.s prises d'habit. Des dons en
argent et en nature avaient été offerts. L'institut avait été, par
un Mil de la législature, " incorporé ", comme on dit chez nous,
pour signifier qu'on lui avait reconnu l'existence légale. En un mot,
une sympathie générale, dans laquelle s'évanouissait l'inquiétude
de jadis chez plusieurs, se manifestait pour l'œuvre de la fille du
forgeron Caouette. Des évoques en particulier, précieux concours
toujours parce qu'il est plus que d'autres autorisé, venaient visiter
Saint-Hyacinthe et son monastère de vierges rouges et blanches :
Mgr Bourget, qui revint plus d'une fois en 1864; Mgr Taché, l'ad-
mirable jeune évêque de l'Ouest, enfant du collège de M. Girouard
et de M. Raymond ; Mgr Lynch, alors évêque, plus tard arche-
I
DE LA PROFESSION À l'eNTRÉE DANS LE MONASTÈRE 151
vêque de Toronto, chez qui le premier essaim à sortir du monastère
de Saint-Hyacinthe irait bientôt se fixer. . . Oui, Mère Catherine-
Aurélie pouvait légitimement se réjouir. L'œuvre promettait !
Pour la favoriser encore davantage, cette œuvre prospère, Mgr
LaRocque pensa à lui obtenir un privilège spécial du Saint-Père.
Dès le 7 septembre, par l'entremise du secrétaire de la Propagande,
alors Mgr Capalti, il écrivait à Sa Sainteté le pape Pie IX :" Très
Saint Père, — L'évêquede Saint-Hyacinthe, prosterné aux pieds
de Votre Sainteté, ose lui faire connaître que les religieuses adora-
trices du Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il a
instituées depuis quelques années, en se conformant aux direc-
tions de Son Éminence le cardinal Barnabo, forment déjà une
communauté dont la ferveur et l'édification consolent grandement
son cœur d'évêque. Elles ont pour but d'adorer tout spécialement
le Précieux Sang du divin Rédempteur, de remercier Dieu sans
cesse du privilège accordé à Marie d'avoir été conçue sans péché,
d'aimer et d'adorer Jésus dans le très saint Sacrement de l'autel
et enfin de s'offrir comme victimes expiatrices en union avec la
réparation offerte par Jésus-Christ à Dieu son père. Comme
moyens puissants d'encourager et de sanctifier ces vierges aiman-
tes de Jésus et de contribuer à la sanctification de ses diocésains,
l'évêque de Saint-Hyacinthe ose conjurer Votre Sainteté d'accor-
der sa bénédiction apostolique à la nouvelle communauté et de
vouloir bien permettre que les prières des Quarante-Heures avec
indulgence plénière aient lieu deux ou trois fois l'année dans la
chapelle de ces religieuses. Il conjure encore Votre Sainteté de
permettre l'exposition solennelle du très saint Sacrement, une fois
par mois, durant un jour et une nuit, en attachant à cette exposi-
tion telle indulgence qu'il vous plaira d'accorder. . ."
La réponse à cette supplique devait venir au mois de décembre
de la même année. En attendant, les rhumatismes dont souffrait
Mgr LaRocque s'aggravèrent. Il écrivait, à ce sujet, à Mgr Bourget
152
MERE CATHERINE-AURELIE
le 24 octobre, qu'il n'avait pu, la veille, assister à l'ofiSce public,
tant ses jambes le faisaient souffrir, et qu'il appréhendait d'être
déjà considérablement atteint par une affection cardiaque, ajou-
tant que, ses infirmités devançant l'âge, sa carrière ne saurait
désormais être longue. Cela toutefois ne l'empêchait pas de vaquer
aux graves devoirs de l'administration épiscopale, nous l'avons
constaté en rappelant sa lettre pastorale de novembre et la belle
explosion de pieux sentiments qu'elle avait fait jaillir du cœur de
Mère Catherine-Aurélie, La réponse qu'il reçut du Saint-Père, le
23 décembre, à sa lettre du 7 septembre ne contribua pas peu à le
faire se remettre, au moins pour un temps. Il la communiqua à ses
chères filles du Précieux-Sang dans les termes suivants : "Ma chère
Mère, — Je me hâte de vous annoncer, pour votre joie et celle de
vos filles, que je viens de recevoir de Rome un rescrit par lequel le
Saint-Père accorde à votre petite communauté des faveurs pré-
cieuses. Exauçant l'humble supplique que j'avais prié le cardinal-
préfet de la Propagande de déposer à ses pieds. Sa Sainteté 1 ° ac-
corde à votre communauté la bénédiction apostolique ;2° accorde
l'exposition des Quarante-Heures, deux ou trois fois l'année, dans
votre chapelle, avec toutes les indulgences que les Souverains Ponti-
fes y ont attachées ; 3 ° accorde l'exposition du très saint Sacrement,
une fois par mois, durant un jour et une nuit, avec une indulgence
de cent jours pour tous ceux qui viendront adorer le saint Sacre-
ment exposé et qui prieront pour la propagation de la foi et suivant
les intentions du Souverain Pontife. . . Maintenant, ma chère
Mère, vous avez à vous acquitter de devoirs en rapport avec les
grâces qui vous sont accordées. Pour cela, vous réunirez vos sœurs
dans la salle de communauté pour leur annoncer ces joyeuses
nouvelles, et, là, vous vous mettrez toutes à genoux, les mains
levées vers le ciel, comme pour faire pénétrer jusqu'au plus
intime de vos âmes la bénédiction que vous accorde le Saint-Père.
Vous demeurerez quelques instants dans cette attitude en priant
DE LA PROFESSION A l'eNTRÉE DANS LE MONASTÈRE 153
avec ferveur. Vous irez ensuite au chœur et vous remercierez
Notre-Seigneur dans son adorable Sacrement pour le bonheur
qu'il va vous donner, pour les grâces qu'il va faire pleuvoir sur
VOUS ..." En effet, sitôt la lettre de Monseigneur reçue, après qu'on
s'en fut saintement réjoui, on se rendit à la chapelle, on s'inclina
en silence sous la main lointaine de Pie IX, qui bénissait l'institut
pour la première fois et, spontanément, on entonna le Te Deum.
"Jamais, pour notre part, note l'annaliste, nous n'avons été témoin
d'un plus vrai et d'un plus touchant enthousiasme au sein de la
communauté." Il fut tout de suite décidé, avec l'approbation de
Monseigneur, que ces expositions mensuelles du saint Sacrement se
feraient le premier dimanche de chaque mois et que les premières
Quarante-Heures auraient lieu du 1er au 3 janvier 1865.
Mgr LaRocque, retenu par ses rhumatismes, ne put se rendre au
monastère pour cette pieuse cérémonie de la première exposition
du 1er au 3, et cela nous vaut encore un échange de lettres bien
significatives. On était da reste au jour de l'an, l'époque des bons
souhaits. Mère Catherine- Aurélie fit remettre à l'évêque malade
une jolie image où se voyait un charmant petit Jésus entouré
d'autant de colombes que la communauté comptait en ce moment
de sujets. Il y en avait dix-neuf. En même temps, elle lui écrivait,
entre autres choses : " Demain, la blanche et radieuse hostie sera
exposée à notre amoureuse contemplation ! Nous lui confierons
les secrets les plus sacrés de nos âmes . . . Demain, avec la blanche
et timide troupe de mes vierges, après avoir purifié nos souhaits
dans le feu de l'amour eucharistique, nous viendrons les déposer
respectueusement dans votre cœur qui, si souvent, a battu pour
nous du plus généreux dévouement . . . En vain. Père mille fois
béni, vous semblez vouloir nous dérober, sous les voiles du devoir
et de la modestie, les pénibles fatigues que vous vous imposez pour
nous. . . Nous comprenons que c'est à vos heures laborieuses que
vous retranchez les précieux moments que vous nous consacrez,
154 MÈRE CATHERINE- ATTKéLIE
tantôt pour nous consoler et nous guérir de nos misères spirituelles,
tantôt pour nous enseigner les vertus; qui doivent nous aider à
gravir la montagne du calvaire, où, nouveaux Moïses, nous
voulons tenir sans cesse nos mains et nos cœur élevés vers le ciel
pour attirer sur la terre ingrate les bénédictions du sang régé-
nérateur de Jésus. . ." Le 1er janvier 1865, Mgr LaRocque lui
écrivait en retour : " L'image de Jésus à son berceau, entouré de
dix-neuf colombes voltigeantes, dont il caresse l'une entre ses
mains et sur son coeur, a attiré mon attention. Cette scène gracieuse
a réjoui mon âme . . . Oh ! comme je me plais à me représenter les
petites recluses contemplatives du blanc monastère comme autant
de colombes ! La colombe, c'est si simple, si candide, si pur, si
aimant . . . Soit que vous regardiez Jésus présent au milieu de
vous par son incarnation, soit que vous le contempliez dans sa
présence eucharistique aujourd'hui exposée aux tendresses de
votre amour, il vous est doux de voltiger autour de lui et de le
caresser des caresses du cœur . . . Oh ! oui, mystiques amantes
de votre mystique époux, comme des colombes, voltigez, battez
des ailes ! Ravissez par vos caresses ce Jésus tant affiigé par
d'autres. . . Caché sous le voile de l'hostie, il vous aime donc
beaucoup puisqu'il voudra désormais, pour jouir de vous de plus
prè-, sortir de son palais d'amour pendant dix-huit jours et
dix-huit nuits chaque année . . . C'est le bon moment ! Demandez,
demandez ! Jésus est la sagesse des vierges, la science des contem-
platives. Jésus est le soleil de justice, l'astre qui illumine et qui
féconde les âmes . . . Demandez la science et la sagesse des vierges !
Demandez les lumières qui éclairent les voies de la sainteté !
Demandez la divine fécondité qui puisse vous faire produire tous
les fruits de vertus de votre sublime état ! Demandez toutes les
grâce'^ du saint état religieux ! Demandez en particulier celle que
vous appelle à pratiquer le choix privilégié que Jésus a fait de
vous pour être les adoratrices de son sang, ses amantes eucharis-
DE LA PHOFESSION À t,' ENTRÉE DANS LE MONASTÈRE 155
tiques . . . des réparatrices ! Belle nuit, radieuse comme le plus
beau jour, je ne jouirai de vous que de loin. Mais je sais quelle
rosée de grâces, de joies et de jouissances, vous allez répandre sur
mes chères enfants ! Je vous remercie ! Je suis heureux ! Bénies
soj'ez toutes ! Votre père dévoué. . ."
M. Raymond, d'autre part, se félicitait de grand cœur de ces
faveurs spirituelles obtenues pour ses chères dirigées, faveurs
auxquelles on était peut-être alors moins habitué que de nos
jours. Il suivait toujours ses filles avec une sérieuse et délicate
attention. Dans une lettre de lui à Mère Catherine-Aurélie,
datée du 21 avril 1865, un jour où il n'avait pu, par suite d'une
indisposition, se rendre au monastère, nous lisons : " La solitude
me plait. Je me sens des dispositions à me faire chartreux ! Mais
non !. . . J'entends des voix d'âmes qui me réclament. Il me faut
travailler pour elles, leur donner le pain de la parole sacrée, leur
tendre la main qui dirige et les abreuver du sang dont je suis le
dispensateur. Oui, mais que ces devoirs sont graves ! Qu'ils
exigent en moi de vertus dont je sens l'absence en mon âme !
On prie, on souffre pour moi, voilà ce qui me rassure. Merci, ma
chère fille. — Je prie notre bien-aimé Seigneur de vous diriger et
de vous consoler, en ces jours, d'une manière spéciale. C'est surtout
quand les autres secours manquent qu'on a droit à celui de Dieu . .
On en sent mieux alors toute la merveilleuse et miséricordieuse
efiicacité. . ." Le zélé directeur, après ces explications de circons-
tance, passe soudain, selon son habitude, à des considérations
élevées sur l'amour de Jésus pour les âmes, manifesté spécialement
en son dernier soupir. Il nous semble bien rester dans le sujet de
notre récit en les reproduisant. Elles montrent exactement quel
était l'esprit dans lequel M. Raymond, aussi bien que Mgr
LaRocque, entretenait les religieuses. Elles font toucher du
doigt, pour ainsi dire, la vraie vie qu'elles menaient sous l'oeil de
Dieu. M. Raymond écrit donc : " Voici 3 heures ! C'est l'heure
156
MERE CATHERINE- AURELIE
de l'amour suprême ! A cette heure, celui qui aime était sur la
croix, toutes les douleurs étaient en lui, son corps n'était qu'une
plaie, son âme était noyée dans un océan d'amertume. Pouvait-il
souflfrir quelque chose de plus pour les âmes qui sont l'objet de
son amour? Non. Tout a été consommé ! Il vient de dire à son
père : " Pourquoi m'avez-vous abandonné .'* " Il remet son âme
entre ses mains. C'est tout à la fois l'extrémitc de l'amour envers
son père et l'extrémité de l'amour envers les hommes. Il n'a plus
qu'à pencher la tête et à exhaler le dernier soupir ... Ce dernier
soupir, c'est le plus ardent que le cœur de Jésus ait poussé pour
nous. Approchons-nous de sa tête sacrée pour le recueillir, pour
sentir toute sa force et toute sa tendresse, pour que, passant en
nous, il nous anime de toute la vie que Jésus perd en le rendant . . .
Nous aussi, nous rendrons le dernier soupir. Puisse-t-il être
immédiatement suivi du premier tressaillement du ciel ! Notre
dévotion au dernier soupir de Jésus pourrait bien nous mériter
cette faveur. Je ne développe pas cette idée. Présentez-la à vos
filles. Faites-leur recueillir ce dernier soupir sur la croix . . .
Souvenez-vous toujours qu'avec la confiance on obtient tout . . .
Que Marie passe et repasse dans toutes les parties de son monas-
tère ! Qu'elle y laisse une odeur de ses parfums qui attire ses
filles à elle ! Cherchez-la, ma chère Mère, vous la rencontrerez,
elle vous bénira, et vous lui direz un mot de celui qui voudrait
l'aimer malgré son indignité ..."
Dans ces appels à l'amour de Jésus et de son Précieux Sang,
plus virils peut-être sous la plume de M. Raymond et plus tendres
sous celle de Mgr LaRocque, mais toujour.s si fervents et si
ardents, il y a sans doute une terminologie qui, pour sûre qu'elle
soit du point de vue doctrinal, ne laisse pas que d'étonner un peu
par son ardeur même. Mais les saints parlaient-ils autrement dans
l'intimité du cœur à cœur avec les âmes d'élite que la Providence
confiait à leur direction ? Ce langage, en tout cas, en même tempa
DE LA PROFESSION A l'ENTHÉE DANS LE UONASTÈBE 157
qu'il l'enchantait, faisait pieusement s'élever la jeune Mère
Catherine-Aurélie dans l'amour du sang, comme elle disait, c'est-
à-dire de Jésus souffrant et mourant pour nous. Ses lettres aux
deux co-fondateurs, ses notes intimes, toute sa correspondance»
si fournie que nous désespérons de pouvoir lui rendre justice, tout
le montre jusqu'à l'évidence même. Voici, comme unique exemple,
quelques extraits d'une lettre écrite vraisemblement en mars
1865, à l'une de se.= connaissances du monde, qu'elle appelle " sa
chère amie crucifiée " : " La bien petite distance qui nous sépare
serait bientôt franchie par celle qui peut sans présomption se
dire votre amie la plus dévouée et la plus a+tachée, si mon cher
cloître n'opposait à ce drsir une barrière infranchissable. . . Vous
ledir^is-je, ma chère amie, parmi les faveurs que vous a départies
l'amoureuse main de notre unique tout, la plus précieuse à mes
yeux, c'est cet enchaînement successif de croix, d'immolations,
d'obstacles à vos plus chers désirs, qui ont marqué tous les jours
de votre vie . . . Vous avez voulu être à lui, devenir son épouse ?
Il a réalisé vos désirs, mais d'une autre manière ... Il s'est uni
à vous, non pas par la douce et austère solitude du cloître et par
les délices du Thabor, mais en vous conduisant sur le sommet
sanglant du Golgotha, en vous couchant sur le lit douloureux
de la croix... Que pouviez-vous désirer de mieux? Combien
vos espérances doivent être fortes et douces ! . . . Le ciel, le ciel,
c'est là seulement que le cœur trouvera le repos qu'il cherche
vainement dans l'exil, le bonheur après lequel il soupire jour et
nuit, enfin son plein ravis-^ement . . ."
En 1865, le 30 avril, jour de la fête de sainte Catherine de
Sienne, l'annaliste note un fait charmant dans la vie de la jeune
communauté : " Un odorant et bien gracieux bouquet de fête
est présenté à notre Mère, en la personne de sa petite nièce, Marie
Benoit, aimable enfant de six ans, que Monseigneur voue, le
jour même, à la sainte Vierge et qu'il admet définitivement au
158 MÈRE CATHERlNE-AUKéLlB
monastère." A celle qui s'immolait pour lui, Notre-Seigneur ne
refusait^pas toute joie sensible.
Cependant, Mère Catherine-Aurélie, si elle tâchait de monter
de perfection en perfection, s'occupait aussi, dans la mesure
nécessaire, des intérêts matériels de son institut. Nous avons
déjà relevé dans l'une de ses lettres que, d'une façon générale,
elle " s'en occupait fort peu " et se fiait surtout à l'active bien-
veillance du bon M. Lecours. Toutefois, elle savait, même en
cette matière, se plier au devoir. A l'époque où nous sommes arrivé
d?»ns notre récit, nos lecteurs se rappellent que la question de la
donation de madame Biais, dont nous avons parlé au début de
ce chapitre, était en cours. Dans une lettre à Mgr LaRocque,
en date du 20 septembre 1865, Mère Catherine-Aurélie s'en
explique ainsi : "Déjà, Monseigneur, on vous a parlé, au sujet
de madame Biais, de son pieux dévouement et de ses projets.
Je présume que vous seriez aise de connaître ce que j'en pense ?
En deux mots, je vous dirai que, aveuglément confiante en la
divine Providence, qui tient toujours sa main ouverte poiir les
enfants du Précieux-Sang, je ne fais nulle difficulté d'accepter les
mille louis offerts pour entreprendre une aile qui coûtera quinze
cents, en n'exigeant rien autre chose de la donatrice. Elle ne cesse
de me répéter qu'elle se contentera de peu et qu'elle a un cœur
de mère. Ceci veut dire sans doute, que, sans s'engager à payer
pension, elle n'hrsiterait pas au besoin à nous passer les deiiiers
dont, pour de très justes raisons, elle ne veut pas se dessaisir
maintenant ... Ce n'est qu'après avoir con.iulté Jésus et fait
prier mes petits anges que je me décide à vous demander de
conclure sans crainte cette affaire qui tournera à la gloire du
sang. C'est aujourd'hui mercredi. Depuis le matin, trente-quatre
piastres nous ont été données. Vive notre bon père saint Joseph !..."
Un mois plus tard, le 20 octobre, la supérieure parle encore de
temporel à l'évêque : " Veuillez me pardonner, Monseigneur, cette
DE I-A PROFESSION A. l'ENTRIÎE DANS LK MONASTèRB 159
nouvelle importunité. Mais une enfant sans son père n'e^t pas
capable de grand'chose. C'est encore ;ui sujet de notre iemvorel
que je me permets de venir vous consulter. Comme l'état de
souffrance actuel de madame Biais la met dans l'impossibilité de
pourvoir elle-même à l'emprunt des cinq cents loiiis requis, et que
je ne vois guère de moyen de nous les procurer, il ne m'en coûte
rait nullement, Monseigneur, avec votre approbation, de retirer,
de chez MM. C. . . et R. . ., les p?tits capitaux que nous 3vons
là, pour les remettre à M. le curé. Cette affaire ne pourrait certai-
nement pis tourner à notre détriment, ne dût-elle avoir d'autre
avantage que celui de favoriser les pions de dévouement du géné-
reux bienfaiteur que nous avon.-. dans le digne INI. Lecours . . . Ce
serait une marque de confiance dont il nous garderait un recon-
naissant souvenir. N'a-t-il pas besoin d'être encouragé ? L'évêché
de Québec serait disposé à donner un transport aux ]MM. du
séminaire de Saint-Hyacinthe pour f?ire remettre ànotre monastère
l'intérêt des cinq cents louis qui lui ont été prêtés . . . On dit géné-
ralement, Monseigneur, qu'on ne peut faire deux choses à la fois.
Dans cet instant, je puis vous ceruifîer le contraire. Aurélie est
à son bureau occupée à traiter avec vous d'affaires matérielles,
mais son cœur est en même temps absorbé en son Jésus souf-
frant..."
A ce m.oment, Mgr Joseph LaRocque était démissionnaire.
Ses infirmités précoces s'ajoutant à la crainte qu'il avait toujours
eue des hautes responsabilités l'avaient amené à demander
respectueusement au Saint-Siège de le relever de ses fonctions.
Rome avait accepté sa démission comme évêque de Saint-Hyacin-
the le 17 août 1865, mais en lui enjoignant de continuer son admi-
nistration jusqu'à la prise de possession du successeur que l'Eglise
lui donnerait. Nos lecteurs savent déjà que ce successeur, élu le
20 mars et sacré le 29 juillet 1866, ce devait être son cousin, Mgr
Charles LaRocque, qui prendrait possession le 31 juillet de la
160 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
même année. Il faut se rappeler ces faits pour bien lire ce que
Mgr Joseph, ainsi qu'on allait dire bientôt, écrivait à Mère
Catherine-Aurélie en réponse à la lettre du 20 septembre 1865,
dont nous avons, plus haut, cité un substantiel extrait : " Révé-
rende et chère Mère, lui mandait-il le 22 septembre., je vous
écris quelques lignes en réponse à votre bonne lettre d'avant-hier.
Vous pouvez vous abandonner entre les bras de la Providence»
sans craindre les résultats de ma démission, soit pour vous, soit
pour vos chères compagnes . . . Votre petite communauté ne sera
privée ni des bienfaits de mon successeur, ni de mes soins, si
Dieu juge bon de me laisser assez de santé pour vous les consacrer
comme j'en ai le désir et l'espoir. . . Vous allez passer contrat
aujourd'hui avec votre bonne et maternelle madame Biais.
J'espère que les anges vont assister aux conventions pour rapporter
au ciel que vous n'avez qu'un seul et unique désir : accomplir
la sainte volonté. De tout mon coeur, je bénis votre transaction.
Remerciez bien pour moi cette chère bonne mère, que le ciel vient
de vous donner. Le monastère sera pour elle, je l'espère, un
séjour de bonheur dans l'affection et avec l'affection de vous
toutes ... Le rhumatisme ne me laisse pas encore la liberté de
quitter tout à fait le lit. . . "' Nous avons déjà dit que madame
Biais ne devait jamais venir vivre au monastère et qu'elle devait
mourir en octobre 1866. Mais on ne tarda pas, M. Lecours surtout,
à mettre à profit sa générosité, et, à sa mort, nous l'avons égale-
ment noté, la première aile de l'édifice était debout.
En 1866, comme en 1865, les échanges de lettres et de beaux
sentiments se continuent. Le 15 avril, un fait important se pro-
duit. L'évêque-fondateur, qui va bientôt quitter l'administration,
écrit un mandement pour confirmer l'existence de la communauté.
Après avoir rappelé que c'est le 15 avril 1861, en la fête du patro-
nage de saint Joseph, qu'éclairé par les lumières d'en haut il s'est
décidé à fonder l'institut, qui a pris effectivement naissance le
DE LA PROFESSION A l' ENTRÉE DANS LA MONASTÈRE 161
14 septembre 1861 et dont les origines furent si modestes, et avoir
insisté sur le bonheur de la vie contemplative, sur les avantages
propres aux Sœurs du Précieux-Sang, sur les grâces qui découlent
de cette bénie dévotion, sur la glorification de Marie conçue sans
péché et enfin sur ce qu'il appelle bellement le ministère de la
réparation et de l'expiation, le pieux prélat arrête le dispositif
suivant : " 1** Nous renouvelons et confirmons définitivement,
autant que nous y autorise notre charge épiscopale, l'existence
religieuse dont les Sœurs du Précieux-Sang ont joui, sous notre
protection et avec notre encouragement, depuis le 14 septembre
1861, et nous offrons cette naissante communauté au divin Sau-
veur des âmes en témoignage du désir que nous nourrissons de
voir son sang précieux être l'objet de la reconnaissance, de
l'amour et des profondes adorations qui lui sont dues. 2° Nous
voulons que ces religieuses soient spécialement vouées à la vie
contemplative et s'y livrent en commun à des œuvres de piété,
de charité et de miséricorde y ayant rapport. 3° Outre le but
qui leur est commun avec toutes les religieuses contemplatives,
elles auront pour fins spéciales : a) de rendre mille et mille amoureux
hommages au sang adorable du Dieu fait homme qui a été répandu
pour le salut du genre humain; b) de glorifier et honorer tout
particulièrement la Vierge Marie, immaculée dans sa conception ;
c) d'adorer assidûment Jésus dans le sacrement de l'autel; (f) de se
dévouer comme victimes, si Dieu les accepte, et d'offrir continuel-
lement au Seigneur les mérites du sang de Jésus-Christ pour
obtenir la conversion des pécheurs. 4" Les principales fêtes de
l'institut seront la fête du très Précieux Sang de Jésus-Christ
qui se célèbre le premier dimanche de juillet, la fête de l'Imma-
culée Conception de la sainte Vierge, la fête de sainte Catherine
de Sienne et la fête de sainte Thérèse ..." Quinze jours plus tard,
le 3 mai, jour de l'invention de la sainte croix, Mgr Joseph
LaRocque adressait en plus une lettre pastorale à ses chères filles
162
MERE CATHERINE-AURELTE
du Précieux-Sang. La terre natale des religieuses du Précieux-
Sang, y disait-il, c'est la région sacrée du Golgotha. C'est là, au
pied de la croix, que se trouve pour elles la vraie patrie, parce
que c'est là que se trouvent tous leurs souvenirs de famille et
tous leurs titres de noblesse. C'est là, par conséquent, que doivent
aller les pensées de leur esprit et les sentiments de leur cœur.
Puis, l'évêque précisait qu'il se proposait de mettre sous peu la
dernière m.ain aux règles et constitutions de la communauté, que
d'ailleurs il ne faisait, ajoutait-il modestement, que compiler,
" en les extrayant des codes de perfection qui ont subi l'épreuve
des siècles et servi au progrès spirituel de tant d'âmes saintes ".
Tout en se réjouissant des libéralités dont la com-munauté ét'^it
l'objet de la part de nombreux bienfaiteurs, il recommandait en fi-
nissant l'esprit de pauvreté et ordonnait des mesures pratiques pour
qu'une sage éronomie réglât toujours l'administration matérielle de
l'institut.
En ce même jour du 3 mai, Mère Catherine-Aurélie remerciait
Monseigneur, et pour son mandement, et pour sa lettre pastorale.
" Plus que jamais, lui écrivait-elle, nous sentons le besoin de
faire de la région sacrée du calvaire notre patrie. Plus que jamais,
nous sommes avides de planter notre tente pour toujours sur le
roc de cette montagne sainte qu'a empourprée le sang de Jésus.
Partout ailleurs, comme vous nous le dites, Monseigneur, nous ne
trouverions que déceptions et amertumes, nos cœurs resteraient
vides et a,ltérés, car ils ne pourraient recueillir la douce rosée du
sang qui fait leur nourriture et leur vie. . . Puissions-nous, Mon-
seigneur, correspondre aux desseins miséricordieux du Seigneur
et devenir, par les grâces divines que vous faites descendre sur
nous avec tant de profusion, des âmes véritablement contem-
platives et réparatrices !. . ."
Le 31 juillet 1S6G, Mgr Charles LaRocque prenait possession du
siège épiscopal de Saint-Hyacinthe. Il convient de rappeler ici
DE LA PROFESSION A l'bNTRÉE DANS LG MONASTÈRB 163
les principaux faits de sa carrière. Nous savons déjà que, comme
son cousin et prédécesseur, il était né à Chambly (15 novembre
1809) et qu'il avait étudié, lui aussi, à Saint-Hyacinthe, où, suivant
l'usage du temps, il avait enseigné trois ans, tout en faisant sa
théologie. Ordonné prêtre à Montréal, par Mgr Lartigue, le 29
juillet 1832, après quatre ans de vicariat, il avait été curé à
Saint-Pie (1836-1840), à l'Acadie (1840-1844), puis, pendant
vingt-deux ans (1844-1866), à Saint-Jean-d'Iberville. Élu pour
succéder à Mgr Joseph, le 20 mars 1866, il avait été sacré, à
Saint-Jean, le 29 juillet suivant (1866), par Mgr Baillargeon,
assisté de Mgr Bourget et de Mgr Guigues. Deux jours plus tard,
le 31, il prenait possession, à Saint-Hyacinthe. Mais, disons-le
tout de suite, à l'automne de 1868, au bout de deux ans, pour
parer aux difficultés financières que traversait son diocèse (l'évêché
avait une dette de onze mille louis, soit de cinquante-cinq mille
piastres environ), en s'assurant quelques revenus et en dégrevant
d'autant le budget de sa mense épiscopale,s'étant pour cela muni
de l'autorisation du Saint-Siège, il quittait l'évêché, y laissant
son chancelier, M. l'abbé Moreau, chargé de l'expédition des
affaires courantes, et prenait la cure de Belœil, où il s'en alla
résider. " Pénétré du sentiment de ses obligations, écrivait plus
tard le biographe des premiers évêques de Saint-Hyacinthe
(Mgr Bernard), Mgr Charles, muni de l'approbation du Souverain
Pontife, s'immola sans bruit et prit le chemin de l'exil. Pendant
sept ans, il vécut loin de Saint-Hyacinthe, centre de ses pensées
et foyer naturel de ses occupations, se soumettant à tous les incon-
vénients de l'absence, aux voyages, à la multiplicité des corres-
pondances. Ce sacrifice méritait de devenir fructueux." Il le
fut en effet. Mais cela nous explique aussi qu'il n'intervint que
rarement dans la direction et les affaires de l'œuvre du Précieux-
Sang. Dès la première heure, du reste, il se reposa volontiers, pour
164 MÈBE CATHEBINE-ATTBÉLIB
ce soin, sur la prudence et le zèle de son vénéré prédécesseur,
Mgr Joseph.
Pasteur diligent de tout le bercail que l'Église lui confiait, il
ne pouvait cependant se désintéresser complètement de cette
déjà florissante et si fervente communauté de vierges rouges et
blanches, vouées à la contemplation et à la réparation. Dans son
mandement d'entrée, daté du 1er août 1866, il tint à leur rendre,
comme aux Sœurs de l'Hôtel-Dieu et comme aux Sœurs de la
Présentation, qu'il trouvait aussi dans sa ville épiscopale, un
délicat hommage : " Elles s'immolent nuit et jour, disait Sa
Grandeur en parlant des Sœurs du Précieux-Sang, dans les
exercices d*une mortification et d'une prière continuelles. Ce sont
des âmes généreuses, des colombes gémissantes, qui ont, comme
saint Paul (Col. I, 24), le courage de se réjouir dans les souffrances
de toutes sortes qu'elles s'imposent pour accomplir en leur chair
innocente de vierges pures ce qui reste à souffrir à Jésus-Christ
pour son corps mystique, l'Église. . . Qui ne sait que le champ
de cette sainte Église, quelque bien cultivé qu'il puisse être
par le travail apostolique, n'est cependant fécond qu'à proportion
qu'il est plus abondamment arrosé par les larmes de la prière et
de la pénitence . . . Après les labeurs de ses prêtres, rien ne vient
aussi efficacement en aide à un évêque, pour procurer le salut
des âmes, que ces prières et ces sacrifices qui s'élèvent sans cesse
vers le trône de Dieu du fond de ces retraites de Tinnocence et de
la pureté virginales ..."
Ainsi bénie et appréciée par Mgr Charles aussi bien que par
Mgr Joseph, l'œuvre du Précieux-Sang continuait de prospérer.
Cette prospérité. Mère Catherine-Aurélie s'efforçait de la mériter,
à elle-même et à ses filles, en pratiquant l'amour vrai de la croix
et du sang de Jésus et en le prêchant, cet amour, à toutes les
âmes qui, d'une façon ou d'une autre, avaient recours à son
intercession auprès de Notre-Seigneur. " Chère aimée de Jésus,
DE LA PROFESSION À l'eNTRÉE DANS LE MONASTÈRE 165
écrivait-elle, le 2 octobre 1866, à une amie grandement éprouvée,
semblables à des fleurs teintes du sang de la victime du calvaire,
les souffrances semblent éclore constamment sous vos pas.
Mais n'est-ce pas la volonté du divin époux qui veut qu'il en soit
ainsi ? N'est-ce pas Jésus qui embaume votre existence de cette
myrrhe amère de la douleur ? . . . Depuis que je vous sais attachée
à la croix, je me suis souvent transportée par le souvenir près de
vous, chère amie, et plus d'une fois vous avez dû entendre à
l'oreille du cœur mille choses que m'inspirait ma tendre affection.
J'aime à vous répéter que j'ai chargé mon ange gardien de veiller
à votre chevet, de vous fortifier, de vous consoler, comme je
l'aurais fait moi-même, et beaucoup mieux que moi, si j'avais pu
aller vous voir. Dans ce moment où je vous parle, mon âme va
chercher la vôtre pour la plonger, avec vos infirmités, vos souf-
frances et vos désirs, dans le bain embrasé du sang de Jésus.
Ensemble, petite victime, enivrons-nous de ce vin généreux qui
rendait les saints tout haletants de la soif de souffrir et de s'immo-
ler pour la gloire de notre Dieu d'amour."
On touchait à 1867. C'étr»it le 26 juin de cette année-là que l'on
prendrait possession de cette aile nouvelle du monastère, à la
construction de laquelle M. Lecours s'était si largement dépensé.
Les travaux se poursuivaient activement. D'autre part, les " co-
lombes " se faisaient de plus en plus nombreuses au '* blanc
colombier ". Dans sa lettre du jour de l'an à Mgr Joseph LaRocque,
qui n'était plus évêque de Saint-Hyacinthe et allait bientôt (le
15 janvier) être nommé évêque titulaire de Germanicopolis,
Mère Catherine-Aurélie écrivait, le 31 décembre 1866 : " Il y
a six ans. Monseigneur et digne Père, j'allais seule, au début de
l'année, vous offrir, pour bouquet du jour, les faibles tiges que
vous cultiviez dans le terrain si peu fertile de mon pauvre cœur. . .
Celui dont la richesse supplée à mon indigence a regardé la
bassesse de sa servante et il a permis qu'autour de ces faibles
166 MÈRE CATHERINE- ATJRÉLI»
tiges soient venues se grouper bien des petites fleurs qui, grâce
à la céleste pluie dont vous les abreuvez sans cesse, croissent,
à la gloire de l'Agneau, pour votre bonheur et pour le mien . . .
Que d'inquiétudes peut-être l'avenir ne vous cause-t-il pas à
notre sujet ! Que de nuits sans sommeil ne passez-vous pas en
songeant à notre jeunesse et à notre inexpérience ! . . . Ne craignez
rien, trop bon Père, vos enfants répètent avec saint Paul qu'elles
peuvent tout en celui qui les fortifie. Oui, nous serons fidèles à
l'époux de sang! Nous lui garderons notre foi jusqu'à l'abandon
de Gethsémani et jusqu'à l'obscurité du Golgotha ! Initiées par
vous aux secrets du combat, nous soutiendrons la lutte. Nous
persévérerons dans l'amour de l'abjection et du mépris. Vous nous
avez appris. Monseigneur, à aimer le^ fleurs cachées de la croix
et à en parer nos âmes. Dociles à votre voix, nous chercherons,
heureuses filles, à les cueillir sur les traces de notre sanglant
époux. Mai^, nos désirs sont-ils vrais et nos actions et nos œuvres
les confirment-elles ? Vous connaissez notre fragilité. . ."
Il est bien remarquable que, dans l'ardeur de ses pieux épan-
chements. Mère Catherine-Aurélie, pourtant si visiblement
favorisée du ciel, n'oublie jamais de parler de sa bassesse et de
sa fragilité. Et l'on éprouve, à la lire, qu'elle est évidemment sincère.
Ses excellents directeurs ne se lassaient pas d'ailleurs de l'entretenir
dans ces pensées d'humilité. Une victime expiatrice, en effet,
ne saurait ne pas être humble d'abord. M. Raymond, à la mort
de madame Biais (Q octobre 1866), écrivant de Boucherville, où
il prêchait une retraite, mandait à sa dirigée : " Je viens d'appren-
dre la mort de votre chère bienfaitrice, madame Biais. Sa géné-
rosité et ses longues souffrances ont dû la faire accueillir favora-
blem.ent de celui au sang duquel elle a offert un hommage qui a
été une expression bien forte de son désir de le voir glorifier.
Vous n'épargnez sans doute pour elle ni prières ni offrandes
de vos mortifications ..." A la fin de 1866, il lui écrivait encore :
DE LA PROFESSION A l'eNTHÉE DANS LE UONASTÈBIB 167
" La soufiFrance est pénible, mais elle est un motif de confiance . . .
Elle vous assure que vous êtes dans la voie de la vérité, que Jésus
est bien réellement votre époux. . . Elle est comme le cachet de
la prédilection de Dieu à votre égard. Elle supplée à votre indi-
gnité personnelle. Rien ne ravit le cœur de Jésus et ne le dispose
à mettre sa puissance au service de sa bonté comme une souffrance
supportée par amour pour lui. On montre par là qu'on apprécie
ce qu'il a tant aimé, sa chère croix..." Et enfin, au début de
1867, nous trouvons encore sous la plume du zélé directeur, à
l'adresse de Mère Catherine-Aurélie, ces ferventes exhortations:
"Demandez avec instance dans vos prières que partout, surtout
dans notre contrée si catholique, on croit à la passion de Jésus et
à l'Eucharistie, pour que l'on aime ce Dieu qui nous a donné de si
grands et si touchants témoignages d'amour. Imitez votre chère
sœur et patronne, sainte Catherine de Sienne, si dévorée de zèle
pour l'Église, qui offrait toutes ses souffrances pour qu'elle
remportât la victoire sur ses ennemis. Oui demandez, demandez
avec instance, que le sang divin soit toujours l'objet d'une foi
vive et d'un culte ptein de dévotion ..."
Ce culte plein de dévotion et cette foi vive au Précieux Sang,
on allait pouvoir s'y consacrer plus à l'aise dans le nouveau
monastère. On y entra le 26 juin 1867, nous l'avons déjà dit.
C'était, cette année-là, le jour de l'octave de la Fête-Dieu. La
cérémonie fut longue et fort expressive. Elle fut présidée, au nom
de Mgr Charles, évêque de Saint-Hyacinthe, par Mgr Joseph, qui
prêcha également l'allocution de circonstance. Il y eut d'abord
la bénédiction des nouvelles pièces d'habitation du monastère,
puis procession du très saint Sacrement et troisièmement proces-
sion des saintes reliques qu'on avait le bonheur de posséder.
C'est à la suite de Notre-Seigneur et en compagnie de ses saints
qu'on voulait ainsi prendre possession du nouveau logis qui avait
coûté tant de sollicitudes à M. Lecours et qu'on devait surtout
168 MÈBE CATHEBINE-ATJEÉLIE
à la générosité de madame Biais. Détail touchant, dont nous noui;^
reprocherions de ne pas faire mention, on avait, pour l'occasion,
placé dans le nouveau local, sur une pyramide tendue de noir,
la cassette qui contenait le cœur de la principale bienfaitrice,
qu'elle avait légué, on s'en souvient, au monastère. " Nous avions
voulu, écrit l'annaliste, en exposant, dans la partie terminée du
monastère, ce cœur qui s'était montré si libéral à notre égard,
donner à notre regrettée madame Biais un témoignage de recon-
naissance et la rendre, autant que nous le pouvions, témoin de
notre bonheur."
Le vénéré prélat célébrant voulut bien, ainsi que nous avons
dit, expliquer au début de la cérémonie, avec cette abondance
d'expressions qui était dans sa manière, tout ce qui allait se
passer. " La cérémonie que nous allons accomplir, mes chères
filles, dit-il aux religieuses, est tout à fait dans l'esprit de la
religion qui veut que l'on bénisse tout ce qui est bon et utile,
dans le but de nous rappeler que toutes les choses viennent de
Dieu et que l'on doit en user pour sa gloire. La bonté du Seigneur
a bien voulu mettre à votre usage une nouvelle maison. Nous
allons la bénir au nom de la religion. . . Bénir, c'est unir la créature
au créateur, la rapprocher de Dieu, appeler sur elle les secours
et les faveurs de la grâce. Bénir, c'est donc faire un acte saint et
sanctifiant. En bénissant votre nouvelle demeure, nous allons y
appeler Dieu et en chasser satan . . . Vous devrez conserver à cette
maison, désormais vénérable, toute sa sainteté en évitant d'y
commettre des fautes. Puisque l'Église invite les anges à habiter
dans vos murs, vous devrez vous efforcer d'être les émules des
anges . . , Pénétrées de l'attention que met la religion à rendre
saint votre monastère, vous allez en prendre occasion pour vous
remémorer que vous devez être saintes vous-mêmes, vous qui
êtes les épouses du Dieu de toute sainteté, les tabernacles de
l'Esprit-Saint, des hosties vivantes... Il y aura trois parties
DE LA PROFESSION A l' ENTRÉE DANS LE MONASTÈRfl 169
dans cette cérémonie : la bénédiction du nouveau local, la proces-
sion du saint Sacrement et celle des reliques des saints. La première
vous engage à vous plonger dans une prière pieuse et vive pour
obtenir la grâce de faire toujours un saint usage du nouvel abri
qui vous est donné. La deuxième vous indique que Notre-Seigneur
prend possession de cet abri en même temps que vous ; vous allez
donc l'établir, par une volonté joyeuse et dévouée, le roi de cette
maison de vierges, vous proposant à l'avenir de vous considérer
chez lui, dans sa maison ... La troisième partie enfin de la céré-
monie vous montre que vous introduisez avec vous dans votre
nouvel a=ile vos meilleurs amis, vos protecteurs célestes. . ."
La bénédiction de l'aile nouvelle et les deux processions se
firent ainsi qu'il avait été prévu. A la fin, après avoir, à l'issue de
la bénédiction du saint Sacrement, fait aussi vénérer les pieuses
reliques et béni de nouveau l'assistance avec celle de la vraie
croix, Mgr Joseph ajouta quelques mots de circonstance. Il en
profita pour évoquer à nouveau le souvenir de madame Biais
et faire l'éloge de la générosité chrétienne. La chronique conclut
quelque part que le bon M. Lecours, ce jour-là, en contemplant
la joie de tous, fut lui-même très heureux. Disons, nous, qu'il l'a-
vait bien gagné !
Avec cette date du 26 juin 1867, et l'entrée dans l'aile nou-
velle, se clôt la première période de la vie de la communauté
— après les deux années passées à la maison Caouette — dans
cette bénie maison qu'on avait appelée jusque-là le blanc monas-
tère et qu'on allait dénommer maintenant la maison blanche. Lés
Sœurs allaient en effet habiter surtout l'aile nouvelle, et le blanc
monastère n'étriit plus un monastère. Temporairement, mais pour
plusieurs années encore, la chapelle de la maison blanche res-
terait la chapelle de la communauté. Toutefois, on le constate, le
" colombier " s'élargissait, ou encore, la " ruche " prenait de l'a m-
170 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
pleur. Or, voilà que, bientôt, la " ruche " devrait essaimer et le
" colombier " voir partir de ses " colombes ". La maison-mère
du Précieux-Sang, voulons-nous dire, aurait bientôt des maisons-
filles.
J
I
CHAPITRE VII
De l'entrée dans le monastère actuel à la fondation
de Notre-Dame-de-Grâce (1867-1874)
Sommaire. — Ce qu'avait voulu M. l'abbé Raymond. — Programme de vie
donné à l'institut par Mgr Joseph : fidélité, constance et générosité. — Le
Sitio d'amour de la fondatrice : prier, réparer et souffrir. — Mgr Joseph
prend sa retraite à la maison blanche (septembre 1869). — Progrès de l'institut
de 1867 à 1869. — Projets de fondation à Toronto et à ^Montréal. — M.
Lecours et l'agrandissement du monastère-berceau. — Lettre de la fondatrice
à Mgr Joseph (décembre 1867). — Lettre de M. Raymond (février 1868). —
Lettre de Mère Catherine-Aurélie à Mgr Joseph (décembre 1868). — La
fondation de Toronto.— Visite de Mgr Lynch à Saint-Hyacinthe. — Deux
Sœurs de Lorette viennent de Toronto à Saint-Hyacinthe. — Pourparlers
divers. — Choix des " missionnaires " pour la fondation nouvelle. — Mgr
Lynch vient lui-môme chercher ses Sœurs. — Lettre de Mgr Charles LaRocque
à celles qui vont partir (29 août 1869). — Mère Catherine-Aurélie conduit
ses filles à Toronto. — Visites à Montréal. — La réception à Toronto. —
Lettre de M. Raymond à la fondatrice adressée ù Toronto. — Voyage de M.
Raymond dans la capitale ontarionne. — Recommandations de la fondatrice,
avant de les quitter, aux Sœurs de Toronto. — Appel de M. le curé Lecours
aux associés de la confrérie du Précieux-Sang. — Ce qu'était cette confrérie. —
Zèle des associés pour répondre à M. Lecours. — Mgr Charles LaRocque
bénit la pierre angulaire des futures constructions (24 septembre 1871). —
Suspension des travaux. — M. le curé Lecours quitte la cure de Saint -
Hyacinthe, que prennent les Pères Dominicains venus de France (1873). —
Lettre de la supérieure à ses filles de Toronto. — Elle va les visiter. — Elle
est toute à toutes.
I.
^XfC^VANT d'assister au départ des premières " colombes "
qui émigrèrent du " blanc colombier " ou, selon l'autre
image affectionnée de IMgr LaRocque, avant de voir
t^^i^^ " lf> ruche" du Précieux-Sang "essaimer" au loin,
^:j nous croyons utile d'invitef nos lecteurs à se recueillir
^^ avec nous un moment, et à faire comme un retour géné-
ral sur tout ce que nous avons jusqu'ici raconté, pour mieux
172 MÈHE CATHERINE-AURÉLIE
pénétrer et comprendre l'esprit de la fondatrice et de sa commu-
nauté. Cet esprit, nous l'avons déjà vu se manifester plus d'une
fois. Mais l'heure nous paraît venue, à la lumière des faits qui
précèdent, de le contempler dans toute sa grandeur et dans toute
sa force d'expansion.
Dès 1860, dans le manifeste où il exposait les motifs pour
V établissement de V institution en V honneur du Précieux Sang, dont
nous avons parlé,M. Raymond l'avait précisé, cet esprit, en termes
fort justes : *' La dévotion principale de l'Église à cette (notre)
époque, écrivait-il pour décider Mgr LaRocque à faire la fonda-
tion, est au Précieux Sang et à Marie Immaculée. La communauté
serait en parfaite harmonie avec les vœux de l'Église. L'oubli de
Dieu et l'impureté sont les vices dominants du siècle. La commu-
nauté (projetée) a pour but d'en faire réparation. On sent, dans
le pays, le besoin d'une communauté contemplative et réparatrice.
La nouvelle qu'il est question d'en fonder une a été accueillie
par le public avec intérêt et, de toutes parts, on demande si elle
doit s'établir bientôt. L'opposition est locale et due à des causes
faciles à connaître et à expliquer ..."
Plus d'un an avant d'écrire le mandement du 15 avril 1866,
par lequel, nous l'avons dit, il confirmait de son autorité d'évêque
l'existence religieuse de la communauté,Mgr LaRocque, dans une
longue lettre, écrite à Mère Catherine-Aurélie de l'Hôtel-Dieu
de Saint-Hyacinthe et datée du 8 janvier 1865, avai^, lui aussi,
déterminé ce qu'il entendait et voulait des Sœurs du Précieux-
Sang. En trois mots, mots bénis, qui ont constitué depuis comme
le premier motto de l'institut, fidélité, constance et générosité, il
av^ait tracé tout un programme de vie à ses chères filles. " Être
victime avec le sanglant Jésus, ainsi que vous vous exprimez, ma
chère fille, écrivait-il, c'est un incomparable bonheur. Lasoufîrance,
en effet, c'est la chaîne d'amour qui unit à Dieu. Que les religieuses
du Précieux-Sang aiment les souffrances et sachent le doux
DE l'entrée au monastère k LA FOND. DE N.-D.-DE GBÂCE 173
secret d'unir tous leurs sacrifices à ceux du roi des martyrs,
qu'elles aiment à être nourries des mets du calvaire et à attacher
leurs lèvres à la coupe a mère des eaux de la passion de Jésus,
qu'elles soupirent même pour obtenir l'objet de leurs désirs, leur
Mère en tête, je n'y mets pas d'obstacle. Mais je ne me sens
nullement inspiré de pousser les Sœurs à aggraver leurs pénitences
et macérations corporelles..." Non, c'est l'esprit intérieur que
le docte et prudent prélat voulait avant tout inculquer à ses en-
fants. Il y insiste longuement pour arriver enfin à tout condenser
dans les trois mots que nous avons énoncés : " Fidélité, constance
et générosité, écrit-il, oh ! que ces trois mots ont brillé souvent
comme un phare lumineux aux yeux des âmes religieuses et le.s
ont guidées sûrement ! . . . Fixez les yeux de votre foi sur ces trois
mots, marchez à la lumière qui en jaillit, elle vous fera aborder
au port de la sainteté. — La fidélité enfante l'amour et l'amour
fait descendre Jésus avec mille faveurs dans le cœur qui aime.
Faites en sorte que vos chères filles soient fidèles et que, pour
cela, elles se montrent attentives à la grâce chaque fois qu'elle
leur adressera son langage intérieur et secret, dix fois, vingt fois
par jour . . . Cette docilité les remplira de mérites et c'est par elle
qu'elles deviendront non seulement parfaites mais saintes. Elles
ne courront pas, elles voleront dans la voie du ciel. Elles feront
la joie du cœur de Jésus ! — Que vos filles soient constantes aussi.
L'âme doit surmonter bien des obstacles avant qu'elle ne soit
unie à Jésus par une chaîne indissoluble . . . C'est par les diflScultés
rencontrées avec courage et par les sacrifices endurés avec une
volonté ferme que vos filles prouveront leur amour à Jésus. . .
La vie spirituelle même la plus fervente a ses épreuves et ses
chagrins. Jésus se dérobe quelquefois aux plus ardentes aspi-
rations de l'amour, et, comme l'amante des Cantiques, l'âme
gémit ... Et puis, il y a la mauvaise nature, il y a satan . . . Dites
à vos filles qu'elles persévèrent dans la constance. — A la fidélité
174
MERE CATHERINE- AURELIE
et à la constance, qu'elles joignent enfin la générosité. La géné-
rosité, c'est à proprement parler la chaîne d'or qui unira au cœur
de Jésus leurs coeurs de vierges. Par elle, elles s'attacheront à lui
de façon que rien ne pourra les en détacher, ni les mépris, ni les
peines, ni les souffrances. L'amante généreuse veut faire de grandes
choses pour le Bien-Aimé. Elle donne tout sans rien réserver, et
elle croit encore n'avoir rien donné. Oh ! comme Jésus enlace dans
les étreintes de sa tendresse l'âme ainsi généreuse ! Comme il la
presse, comme il la serre sur son cœur ! Il l'introduit dans ses
celliers et l'enivre du vin de son amour. Il lui ouvre son cœur
et lui en livre les trésors. Il lui dévoile ses amabilités. Il l'enchante
de ses beautés. — Bonne Mère, quelles joies et quelles délices pour
vous, dans la solitude de votre blanc monastère, si, comme je le
désire et je l'e.-ipère, vos chères filles se montrent des vierges
fidèles, constantes et généreuses ! "
A cet appel magnifique du père de leurs âmes. Mère Catherine-
Aurélie, pour ses filles et pour elle-même, avait déjà répondu par
son admirable Sitio d'amour. Cette longue et belle prière excla-
mative, bien connue de tous les fervents du Précieux-Sang, surtout
de toutes les religieuses qui lui sont consacrées, on ne sait pas
exactement quand elle fut composée par la fondatrice. Son texte
même indique, puisqu'elle y parle de ses chères filles, que c'est
après la fondation de 1S61. La tradition des anciennes veut, en
tout cas, que ce soit dans les premières années, probablement la
toute première, de l'existence de l'institut. Ce Sitio de Mère
Catherine-Aurélie qui, aux trois mots du vénéré fondateur,
fidélité, constance et générosité, répond par ces trois autres, prier,
réparer et souffrir, lesquels constituent comme le second motto
de l'institut, pouvons-nous nous risquer à l'analyser? L'auteur
du Livre d'or nous prévient aimablement qu'on l'a déjà vainement
tenté et que, à l'époque de l'approbation des constitutions, Rome
n'y a rien changé et a voulu qu'on l'imprime à la suite du formu-
DS l'entrée au UONABTÈBS k LA FOND. DE N.-D.-DE-GUÂCE 175
laire des saintes règles, tout simplement. Osons quand même
essayer d'en extraire la moelle pour on faire mieux saisir et com-
prendre l'esprit, cet esprit du Précieux-Sang, que M. Raymond
et Mgr LaRocque viennent déjà de nous mettre en quelque sorte
sous les yeux et dont ils nous ont fait comme toucher du doigt
l'ardeur et la vigueur.
Sitio — J'ai soif ! C'est là, on le soit, l'une des sept paroles de
Jésus mourant pour le salut du monde. Or, c'est à cette parole
que, la fondatrice va nous le montrer avec une élégante tendresse,
l'institut du Précieux-Sang a la mission de correspondre. " Le
mystérieux Sitio, que le divin crucifié a fait entendre du haut de
la croix, écrit-elle textuellement, a trouvé un écho dans mon
cœur. Je l'ai médité, je l'ai goûté, je l'ai compris. Et, à mon tour,
je me suis écrié, dans un ardent transport : J'ai soif! Dans la
vive ardeur qui me presse, je voudrais être d'aimant pour attirer
tous les cœurs, afin de les donner à Jésus-Christ. Mais, n'étant
que ce que je suis, un vil néant, je me tourne vers celui qui est
tout et je le conjure, au nom de son sang et de son amour, de
subjuguer lui-même tous les cœurs... Je lui demande cette
grâce surtout pour les timides vierges qui, comme moi, ont entendu
le cri de l'Agneau immolé : J'ai soif . . . Jésus est altéré d'amour.
Je voudrais des cœurs qui lui rendissent amour pour amour, qui
le dédommageassent de l'abandon, de l'indifférence et de l'impiété
des pécheurs . . . des cœurs qui s'unissent, pour prier, réparer et
souffrir, à celui de la victime sainte qui sut tant aimer, tant
obéir, tant souffrir, pour le bonheur et le salut des âmes..."
Le Sitio se continue par une vive exhortation aux " élues de la
souffrance " à réparer, par la solitude, par la prière, par le sacrifice.
A l'exemple de sainte Catherine de Sienne, les vierges répara-
trices doivent verger le baume de la prière sur les blessures de
l'Église. Vient ensuite l'invitation de bien répondre à la vocation
que Jésus a faite à ces "petites vierges", "hosties vivantes
176
MERE CATHERINE-AURELIE
choisies entre mille"... "Venez, venez, leur dit-elle, vous
reposer sous les rameaux empourprés de l'arbre de la croix, vous
y nourrir de ses fruits, vous y dérober aux poursuites de l'ennemi
du salut. . ." Pour cela, évidemment, il leur faudra se maintenir
dans de saintes dispositions. Elles devront donc n'oublier jamais
qu'elles sont consacrées à Dieu comme victimes réparatrices,
qu'il leur convient que les anges et les hommes les voient toujours
au sommet de la sainte montagne tenant en leurs mains le calice
du salut, qu'il leur faut posséder des âmes infatigables aspirant
à tous les oacrifices et à tous les dévouements, " des âmes ivres
de cet amour qui a fait brûler Jésus du désir d'être baptisé d'un
baptême de sang.. .", qu'enfin, pour cela, il leur est nécessaire
de suivre les traces de Jésus souffrant et mourant, de Jésus tout
en sang, et, dans la mesure possible, d'imiter Marie, la mère très
sainte, dont le cœur est " un calice vivant, pur et blanc, où circule
sans interruption le sang de Jésus"... Pour terminer cette
ardente exhortation de son Sitio d'amour, la fondatrice formulait
des vœux non moins ardents : " Puissent ces lignes tracées dans
le sang de Jésus, par une main bien indigne, tourner à la gloire
de Dieu ! Puisse la mère du bel amour, de l'amour crucifié, les
bénir pour mes filles ! Puisse-t-elle empourprer sans cesse leurs
âmes du sang pur et vermeil du Bien-Aimé, qu'elle-même lui a
fourni, et faire d'elles des hosties blanches, dignes d'être offertes
sur l'autel mystique ! Puisse-t-elle, enfin, nous porter elle-même,
sur son aile maternelle, dans la véritable demeure, le ciel, pour y
chanter, avec nos amies, Thérèse, Agnès, Catherine. . . le cantique
deà vierges au festin de l'Agneau ! "
Le 22 mai 1866, Mgr Joseph LaRocque avait annoncé ojBScielle-
ment que Rome lui avait donné un successeur dans la personne
de Mgr Charles LaRocque, son cousin, depuis vingt-deux ans
curé de Saint-Jean-d'Iberville. Le 31 juillet, Mgr Charles avait
pris possession du diocèse et Mgr Joseph ne signait plus que
1)13 l'entrée au monastère à la fon. de n.-d.-de-gr1ce 177
** ancien évêque de Saint-Hyacinthe ". Le 15 janvier 1867, ce
dernier recevait le titre d'évêque de Germanicopolis. Il continua
cependant de résider à l'évêché, jusqu'au 28 septembre 1868.
D alla loger ensuite pour quelques mois chez le curé de Notre-
Dame, cependant que Mgr Charles o'en allait prendre la cure de
Belœil. Au cours de l'année suivante, le 26 septembre 1869, Mgr
Joseph prenait définitivement sa retraite à la maison blanche.
Plus que jamais, le vénéré prélat allait s'occuper de la direction
supérieure de ses chères filles.
Depuis la bénédiction de l'aile nouvelle et l'entrée des religieuses
dans cette partie du monastère, le 26 juin 1867, jusqu'au départ
des premières " missionnaires " de l'institut pour la fondation
du monastère de Toronto, le 31 août 1869, les événements se
succédèrent à peu près semblables à eux-mêmes. Les vocations
se multipliaient, car la renommée portait au loin, comme au
proche, l'éloge du jeune institut. En 1869, à l'époque de cet
première fondation de Toronto, on comptait trente-deux religieuses
dont vingt-six choristes, cinq converses et une tourière. Et il
convient d'ajouter, d'après Ico documents que nous avons sous
les yeux, que, chez les pieuses recrues, comme chez leurs devan-
cières, l'esprit d'amour et de Si.crifice, tel que nous l'avons précé-
demment esquissé, s'inculquait et se maintenait dans toute sa
généreuse ardeur. Deux conséquences pratiques en résultèrent :
on put accepter la charge de fondations nouvelles et il fallut
penser encore à agrandir le " berceau " de Saint-Hyacinthe.
Dès le 1er novembre 1864, Mgr Lynch, évêque de Toronto,
étant de passage à Saint-Hyacinthe et visitant l'institut naissant,
avait exprimé le désir d'avoir des Sœurs du Précieux-Sang dans
sa ville épiscopale. Mais ce n'est qu'en 1869 que ce pieux projet
put prendre corps. Entre temps, Mgr Bourget, le saint évêque
de Montréal, dans une visite à Saint-Hyacinthe, en avril 1866,
avait exprimé à Mgr Joseph, qui administrait encore le diocèse, le
178 aiÊEE CATHERINE-ATJKÉLIE
même désir, ainsi qu'en témoigne l'une de ses lettres à Mère
Catherine-Aurélie, en date du 17 avril de cette année. Cette deux-
ième fondation ne devait avoir lieu pourtant à Montréal, à
Notre-Dame-de-Grâce, qu'en juin 1874. Mais on comprend que
déjà, à l'époque où nou«« sommes arrivé dans notre récit, il conve-
nait, étant donné la haute situation des prélats dont les démarches
honoraient l'institut, de se préoccuper de l'une et de l'autre.
Quant aux agrandissements matériels du " berceau ", on se
tournait, comme toujours, en y songeant, vers le bon M. Lecours.
Les cellules de l'aile nouvelle, lui disait-on, ne suffisaient pluj. A la
m.odeste chapelle de la maison blanche le chœur des religieuses
était, lui aussi, trop petit. La chapelle elle-même ne répondait
pas davantage à l'affiuence de plus en plus considérable des
dévots au Précieux Sang. Que faire ? On était encore si peu
pourvu des richesses de la terre ! Nous dirons bientôt à quelle
industrie le zélé M. Lecours eut l'idée de recourir et comment il
réussit à pouvoir, le 10 juillet 1871, mettre à l'ouvrage une équipe
de travailleurs pour creuser le >ol et asseoir les fondations du
maître-corps et de la belle chapelle qui existant de nos jours.
Pour le moment, nous nous devons encore à l'histoire de la vie
religieuse de la fondatrice et de ses filles, du maintien de son
esprit et de ses progrès, pour la période qui va de juin 1867 à
août 18G9, c'est-à-dire de l'entrée dans l'aile nouvelle à la fonda-
tion de Toronto.
" Pauvres vierges du Précieux-Sang, lisons-nous sous la plume
de Mère Catherine-Aurélie, à l'adresse de Mgr Joseph, le 30
décembre 1867, .;Mand donc serons-nous véritablement contem-
platrices et réparatrices? Quand quitterons-nous la basse vallée
des préoccupations terrestres pour nous élever, toutes dégagées,
vers la sainte montagne de l'oraison, sans quoi nous sommes
comme de pauvres poissons hors de l'eau ? Plus que jamais, cette
plainte est le cri de nos âmes ! PI as que jamais, j'envie ce bonheur
DE l'entrée au MO.\AriTÈRE A LA FOND. DE N.-D.- DE-GRACE 179
pour mes filles et i oiir moi, car je comprends de mieux eu mieux
combien, sans l'oraison, nous perdons de lumières et de grâces
précieuses pour les âmes. . . Notre solitude. Monseigneur et très
doux Père, qui apparaît aux fous du siècle comme un tombeau,
est au contraire pour nous le plus cher berceau de la vraie vie.
Nous l'aimons, parce qu'il y fait meilleur que nulle part au
monde. Eussions-nous été filles de roi, nous nous serions faites
esclaves du Précieux-Sang! Nous l'aimons, notre solitude, parce
que, dans ses étroites limites, elle renferme l'infini. Nous l'aimons,
parce que nous y vivons oubliées des créatures, nous efforçant de
les oublier nous-mêmes, pour n'avoir d'autres désirs que ceux
qu'inspire l'amour crucifié. Nous l'aimons, parce que nous y
trouvons le père dévoué, le guide fidèle, qui nous fait entrevoir
les mérites et les délices de l'immolation du corps, de l'esprit
et du cœur . . . En pensant à ce que vous faites pour nous, Mon-
seigneur, une parole du curé d'Ars me revient. C'est celle-ci, qu'il
fait dire par Notre-Seigneur à une âme de vierge : " Je t'ai faite
si grande qu'il n'y a que moi qui puisse te remplir, je t'ai faite
si pure qu'il n'y a que moi qui puisse te nourrir! " IMieux que tout
autre. Monseigneur, vous comprenez que, pour la vierge du
cloître, la vie, c'est Jésus, et le bonheur, c'est Jésus. Voilà pourquoi
vous vous efforcez de rendre si intimes nos rapports avec cet amj
divin, voilà pourquoi vous n'épargnez rien pour nous élever à la
hauteur de notre vocation sainte. . . Nous sommes fières, Monsei-
gneur, de vous avoir pour père et de sentir que, étant les plus
jeunes et les plus petites de vos filles en Dieu, nous sommes pour
cela même les plus favorisées. . . Si des jours de ténèbres et d'an-
goisses obscurcissent votre ciel, Monseigneur, Jé:>us ne vous dira-
t-il pas, comme à une âme qui lui était éminemment chère : " Les
épines suent le baume et la croix transpire la douceur, mais il
faut presser la croix sur son cœur et les épines dan^i ses mains
pour avoir et goûter le suc qui fortifie et console." Apprenez-
180
MERE CATHERINE-AURELIE
nous, bon Père, à chercher la sève au goût de miel cachée sous
l'écorce amère du bois du sacrifice. Conduisez-nous dans la route
que vous parcourez vou?-même et qui est celle de l'abnégation.
Enseignez-nous à y marcher avec autant de calme que d'ardeur,
simplement, confidemment, mais invinciblement et constam-
ment. . ."
Ces beaux sentiments, Mgr l'évêque de Germanicopolis et le
dévoué M. Raymond, son vénérable ^nii, s'efforçaient, naturel-
lement, de les entretenir dans les âmes de leurs filles spirituelles,
avec un zèle que le temps n'affaiblissait point. Nous avons, là-
dessus, une lettre de M. Raymond qui est bien édifiante. N'ayant
pu, ce jour-là, se rencïre au monastère, il écrit à Mère Catherine-
Aurélie, le 12 février 1868 : " Le temps que je vous aurais donné,
ma chère fille, si j'eusse pu sortir, je vais l'employer à m'occuper
de vous devant Dieu. Je le remercierai pour les grâces si nom-
breuses dont il vous a comblée. Je lui offrirai les sentiments de
votre cœur. Je vous présenterai à lui comme son épouse choisie.
Je lui rappellerai vos souffrances. J'exciterai sa miséricorde à votre
égard, afin qu'il ait piKé de vos misères, qu'il vous pardonne
jusqu'aux moindres imperfections et qu'il vous purifie jusqu'à
ce que vous soyiez toute blanche à ses yeux. Je lui demanderai
qu'il vous donne pour lui un amour aussi ardent que celui qu'ont
eu sur la terre vos saintes sœurs du ciel ... Je le prierai d'éclairer
votre institution de se.i lumières pour que, pénétrant plus avant
dans la connaissance de sa beauté et de sa bonté, vous soyiez plus
empressée à le servir et à le faire servir. . . Je solliciterai pour
vos filles en union avec vous les grâces qui en feront des vierges
sages, des dignes épouses de l'Agneau divin, des adoratrices
dévouées de son Précieux Sang, des réparatrices des injures que
reçoit la jnajesté divine, des véritables saintes qui aient horreur
de tout péché et ne travaillent que pour faire jouir Jésus du charme
de leurs vertus. Je m'occuperai également de vos chères malades . . .
DU l'kntbée au monastkhe à la fond, m: n.-d.-de-uuâce 181
Voilà bien des choses à demander ! Et qui sui?-je, moi, pour
adresser à Dieu toutes ces supplications ? Je sais, incomparable-
ment plus que je ne saurais le dire, ma bassesse et mon indignité.
Mais je crois que le sang de Jésus est à moi. Eh ! bien, je vais
m'en servir pour vous obtenir toutes ces grâces. Dans ce but, je
lui rendrai un cuUe plus ardent, je lui donnerai un dévouement
plus grand pour la sanctification des vierges qui ne font victimes..."
Ces prières que le pieux directeur offrait au bon Dieu pour ses
dirigées, il est facile de remarquer qu'elles étaient aussi, dans la
forme où il les communiquait à la supérieure de l'institut, une
vive exhortation à toujours plus de générosité dans la pratique
des vertus fondamentales de tout ordre contemplatif. Mère
Catherine-Aurélie ne l'entendait pas autrement. Le 29 décembre
1868, elle épanche ainsi, dans le cœur de son premier père en
Dieu, Mgr Joseph, le trop plein du sien : " Le sang de Jésus,
Monseigneur et vénéré Père, c'est un miel puisé au calice de la
fleur virginale que fut le sein très pur de Marie ! C'est ce miel que
nous voulons pour vos lèvres quand elles seront altérées d'amour
et de bonheur. Le sang de Jésus, c'est un baume distillé sur
l'arbre du sacrifice et de l'expiation ! C'est ce baume que nous
demandons pour votre cœur quand il aura des blessures qui le
feront souffrir. Le sang de Jéous, c'est un vin généreux qui fait
circuler la force et la vie dans les veines ! C'est de ce vin que nous
désirons que vous soyez abreuvé chaque jour de votre existence.
Le sang de Jésus, c'est la lumière, c'est l'amour, c'est le ciel !
En attendant lea ineffables transports de la céleste demeure,
puissiez-vous trouver, dans le sang de Jésus, la lumière, l'amour,
la joie, et, dans le sang divin aussi, un petit ciel sur terre. . . en
gage du grand ciel de l'éternité ! . . . Père, donnez-nous aussi ce sang
dont vous êtes l'heureux dispensateur. Donnez-nous-le avec
toujours plus d'abondance ... Si vous saviez comme vos enfants
du cloître aiment la coupe empourprée !. . . Nous n'avons pas à
182
MERE CATHEHINB-AURELIB
nous plaindre. Jésus nous dispense largement le divin breuvage.
Bien souvent, son cœur bleisé laisse couler dans les nôtres ses
flots veriîieils. Mais nous soupirons encore . . . Pourquoi, cepen-
dant, nous préoccuper d'un avenir dont tous les instants sont
dans les mains d'un père plein de tendresse qui ne se lasse pas
de nous combler de ses dons ? Parmi ces dons, celui de vous avoir
choisi pour notre ange gardien, notre guide et notre père n'est
certes pas le moins précieux. . . C'est à genoux que je termine ces
lignes, vous demandant pour Tannée nouvelle la plus eflicace
de vos bénédictions. . ."
Cette année 1869, ce devait être celle de la première fondation
après celle de la maison-mère. L'homme de sa droite dont Dieu
se servit pour assurer la croissance de ce premier rameau détaché
de l'arbre de l'institut de Saint-Hyacinthe, ce fut Mgr Lynch,
alors évêque et plus tard archevêque de Toronto. John-Joseph
Lynch était né à Clonf^s, en Irlande, le 6 février 1816. Il avait fait
ses études cléricales à Saint-Sulpice de Paris et avait été ordonné
prêtre le 9 juin 1843. Venu en Amérique, comme un si grand nom-
bre de ses frères de la verte Erin au cœur plein de zèle, il avait
été supérieur d'un collège du Missouri, puis il avait fondé et
dirigé le collège de Notre-Dame-des-Anges, à Niagara, du côté
américain. Élu évêque d'Aechinas et coadjuteur de Toronto,
le 26 août 1859, il avait été sacré le 20 novembre de la même année
et avait succédé à Mgr de Charbonnel, démissionnaire, sur le ^iège
de Toronto, le 26 avril 1860. Tl devait être promu archevêque, son
siège devenant métropolitain, le 18 mars 1870, et mourir le 12
mai 1888, à l'âge de 72 ans. Il avait, digne fils de saint Patrice,
l'âme ardente et le cœur d'un apôtre. Sa piété fut toujours remar-
quable.
Le 1er novembre 1864, étant de passage à Saint-Hyacinthe, le
pieux évêque disait la messe dans la petite chapelle du blanc
monastère. Le même jour, il écrivait à Mère Catherine-Aurélie
II
DH 1 'bNTRÉE AT «ONA8 ÈRB k LA FOND. DE N.-D.-DE-QRÂCB 183
que, pour les besoins de son diocèse, il se sentait inspiré de lui
demander d'établir, dans la cité de Toronto, une maison du
Précieux-Sang. " De ce moment, disait-il, je compte votre com-
munauté au nombre des miennes." La supérieure répondit
aussitôt que la démarche du prélat était pour elle et sa commu-
nauté un honneur et un encouragem^ent et que, assurément, elle
correspondrait à ses avances ** si la volonté de Dieu se déclarait
en faveur de l'enireprise ". Mais plusieurs années se passèrent
avant que l'évêque pût donner suite au projet. On crut même,
dans l'institut, qu'il n'en serait plus question. Le 19 janvier 1867,
Mgr Lynch se retrouvait en visite à Saint-Hyacinthe. Il vint au
monastère et assura que son intention était toujours la même.
Au m.ois de juin suivant, deux religieuses des Soeurs de Lorette,
de Toronto, la supérieure. Mère Teresa, et l'assistante, Mère
Ignatia, évidemment sur le conseil de leur évêque, venaient faire
une retraite de dix jours au Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe.
Ce fut pour les retraitantes et pour leurs hôtes l'ccca^sion d'une
mutuelle édification. " Si les bonnes Sœurs de Toronto vous ont
édifiées, écrivait Mgr Lynch à Mère Catherine-Aurélie à quelques
jours de là, que votre humilité me permette de vous dire en
retour que les exemples de recueillement, de silence et de régularité,
qu'elles ont remarqués parmi vous, ont laissé en elles une douce
impression dont elles se rappelleront toujours." Il est permis de
voir là comme un pieux travail d'approche. En envoyant les
religieuses de Lorette de sa ville à Saint-Hyacinthe, Mgr de
Toronto voulait, sans doute, les intéresser à l'œuvre de la future
fondation. Ce furent elles, aussi bien, qui mirent à sa disposition,
dans ce but, une petite maison qu'elles possédaient dans le \oisi-
nage de l'église Sainte-Marie à Toronto. Enfin, le 16 juillet 1869,
après en avoir conféré avec l'évêque de Saint-Hyacinthe, Mgr
Charles, et l'évêque de Germanicopolis, Mgr Joseph, Mgr Lynch
184
MERE CATHEHIXE-AURELIE
écrivit à Mère Catherine-Aurélie que tout était prêt dans la cité
de Toronto pour recevoir les adoratrices du Précieux-Sang.
L'heure était grave et la décision à prendre importante. La
cbmmunauté était encore bien jeune et Toronto était si loin !
Mgr Charles, dans sa lettre du 21 juillet, et Mgr Joseph, en écri-
vant le 27 du même mois, exprimèrent à Mgr Lynch qu'il vaudrait
peut-être mieux attendre. Le concile du Vatican allait s'ouvrir.
Avec plusieurs autres évêques canadiens, celui de Toronto devait
partir pour Rome. La fondation ne se ferait-elle pas plus aisément
et plus solidement au retour du concUe ^ Mère Catherine-Aurélie
écrivit en ce sens à Mgr de Toronto : " Vous voulez une fondation
à Toronto, lui mandait-elle. Mais, Monseigneur, mes yeux s'inon-
dent de larmes quand je songe que nous n'avons que huit ans
d'existence . . . Nous sentons le besoin d'avoir un temps plus long
pour nous préparer à une œuvre aussi importante et nous aurions
préféré la commencer sous les yeux et sous la direction immédiate
de Votre Grandeur à son retour du concile. Mais si vous insistez
et si nos supérieurs le jugent à propos, nous serons prêtes à tout
quitter pour aller vers vous ... Ce sera avec confusion, il est
vrai. . . Mais en volant à votre appel, mes bien-aimées compagnes
croiront répondre à celui de l'époux divin. . . Je ne comprimerai
pas leur essor. Qu'elles dressent leurs tentes où Dieu le veut !
Partout, mon indigne main les bénira, partout mon cœur leur
sera uni, car rien ne peut séparer ce que Dieu a enchaîné au pied
de l'autel ..." Mais Mgr Lynch insista pour ne pas différer. Il
voulait la fondation pour le 8 septembre 1869, fête de la Nativité
de Marie. Il se chargeait de la subsistance des Sœurs pour un an
et plus si c'était nécessaire, et il souscrivait à toutes les conditions
qu'on croyait devoir faire. Sa foi robuste de vrai fils de l'Irlande
répondait de tout. Mgr de Saint-Hyacinthe et Mgr de Germani-
copolis ne pensèrent pas pouvoir, dans ces circonstances, refuser
leur consentement. La Mère fondatrice et ses filles s'inclinèrent
DE l'entrée au monastère A LA FOND. DE N.-D.-DE-GrIcE 185
respectueusement devant le désir des évêques. La décision était
prise.
Il n'entre pas dans notre cadre de refaire ici toute l'histoire
de cette première fondation. Toutefois la part prise par Mère
Catherine- Aurélie dans l'établissement de Toronto fut trop grande
pour que, écrivant sa vie, nous puissions ne pas en raconter les
diverses circonstances au moins succintement. C'est elle d'abord
qui choisit les " missionnaires ", comme il était naturel, et elle
n'hésita pas à faire le sacrifice de se séparer de deux de ses com-
pagnes de fondation. Le 5 août, après plusieurs neuvaines de prière
et beaucoup de réflexion, elle annonça son choix à la communauté
réunie : " La première victime choisie, dit-elle, non sans avoir
au préalable préparé les âmes par une ardente exhortation à
l'esprit de sacrifice, ce sera mon assistante. Sœur Euphrasie-de-
Saint-Joseph, que je chéris à un double titre et qui m'a rendu
tant de services. La deuxième, c'est Sœur Elizabeth-de-l'Imma-
culée-Conception, cette compagne que j'estime et affectionne
tant et qui, lorsque j'étais pour ainsi dire errante dans le monde,
m'a servi de mère et est restée près de moi ..." Les quatre autres
désignées pour la mission lointaine étaient Sœur Marie-Ange,
Sœur Madeleine-de-Jésus, Sœur Saint- Jean-l'Êvangéliste et Sœur
des Sept-Douleurs. " Mes chères enfants, dit-elle ensuite à celles
qui allaient partir, je me réjouis de vous voir pleines d'ardeur et
de courage. . . J'espère que vous ne courrez pas seulement dans
la voie crucifiante qui vous est ouverte, mais que vous y volerez
sur les ailes de l'amour, de l'abnégation et du dévouement, pour
la gloire du Précieux Sang." Elle recommanda encore à toutes
les Sœurs de prier pour les parents des partantes, afin qu'ils eussent
la grâce de bien faire leur sacrifice, et pour les partantes elles-
mêmes, " dans le cœur de qui se pourraient trouver des sentiments
trop naturels ". Les six futures missionnaires vinrent alors s'age-
nouiller aux pieds de la fondatrice et, en leur nom, leur supérieure
186
MERE CATHEKINE-AURELIE
nommée, Mère Euphrasie-de-Saint- Joseph, attesta de leur af-
fection et de leur dévouement à l'œuvre, accepta le sacrifice
proposé et demanda pardon pour les fautes donl^ elles avaient pu
se rendre coupables. De quelles fautes, en vérité, pouvait-il être
question ? 11 n'y a que les âmes saintes et pures qui s'accusent
ainsi des moindres imperfections ! Mère Catherine-Aurélie n'en
repartit pas moins, très sérieusement, digne mère de pareilles
filles, que tout était oublié. Et, dans un moment d'indicible émo-
tion, toutes s'embrassèrent pieusement. " Quand nous voyons
mourir l'une des nôtres, ajouta la fondatrice, non." sommes tristes,
car nous savons que nous ne la verrons plus ici-bas. En ce moment,
c'est six de nos Sœurs chéries et aimées qui vont nous quitter. Qui
donc les oblige à ce iacrifice ? Ah ! je le comprends, c'est l'espoir
de gagner au moins une âme à Notre-Seigneur, c'est le désir de
glorifier le Précieux Sang ! . . ." — " Tournez-vous vers Jésus crucifié,
termina-t-elle à l'adresse des partantes, offrez-lui votre sacrifice . . .
Il me semble que, maintenant, vous pouvea tout obtenir du ciel ! "
Belle scène, en vérité, que celle qu'offre un pareil spectacle de foi
et de générosité ! On était triste et joyeux tout ensemble. Il y
avait des larmes dans les yeux, mais les âmes exultaient de bon-
keur !
Le même soir, les " élues ", comme on aimait à les appeler,
entraient en retraite sous la direction de M. Raymond. D'autre
part, comme il avait été décidé que chaque partante apporterait
de la maison-mère un trousseau complet, on .^'employa à tout
préparer avec soin. Dans la nuit du 26 au 27 août, M. Raymond
vint faire, avec ses pieuses dirigées, l'heure réparatrice qui fut, on
l'imagine aisément, des plus ferventes et des plus émouvantes.
Le lendemain, Mgr Lynch arrivait à Saint-Hyacinthe, venant
au-devant des religieuses qu'on lui destinait. Il s'était fait accom-
pagné du Père Proulx, curé de l'église Sainte-Marie de Toronto,
et des deux Sœurs de Lorette, Mère Teresa et Mère Ignatia, qui
DE i-'ENTRÉK AU MONASTÊRK A I.A FOND. DE N.-D.-DE-QhXcE 187
déjà, deux ans auparavant, avaient séjourné au Précieux-Sang,
Le soir, il fit visite au monastère. INTgr l'évêque de Saint-IIyacin-
the, Mgr de Germanicopolis, M. Raymond, le Père Proulx et
M. Lecours étaient avec lui. Après le chant d'un cantique de
circonstance, et quand Mgr Joseph eut présenté chacune des
partantes à leur nouvel évêque Mgr de Toronto, celui-ci parla
avec abandon et confiance de l'espoir qu'il entretenait au sujet de
la future fondation. " Les bonnes gens de Toronto, dit-il plaisam-
ment, mes meilleurs catholiques, ont une idée si extraordinaire
des Sœurs du Précieux-Sang qu'on sera bien surpris si on ne vous
voit pas voler quand vous arriverez dans notre ville." Mgr
de Germanicopolis dit aussi quelques mots. Il bénit le ciel de cette
prospérité de son cher institut qui permettait déjà, après huit
ans seulement, une fondation nouvelle. Mgr de Saint-Hyacinthe,
prenant à son tour la parole, se félicita de voir l'institut se pro-
pager pour la gloire de Dieu et le bien des âmci. Ce fut une inou-
bliable soirée. Le lendemain, l'exposition mensuelle du saint
Sacrement ayant été avancée, on i>assa la journée aux pieds de
la sainte hostie. Mgr Charles et Mgr Joseph vinrent de nouveau,
le soir, encourager les partantes et consoler celles qui restaient.
C'était le 29 août. Ce jour même, l'évêque de Saint-Hyacinthe
adressait aux six religieuses mi^ssionnaires une fort belle lettre
pastorale. Depuis tout près d'un an, le prélat n'habitait plus la
ville épiscopale. Pour parer aux embarras d'une crise financière,
nous l'avons déjà dit, il avait pris la cure de Belœil. Mais c'est de
Saint-Hyacinthe qu'il data sa lettre aux Sœurs du Précieux-
Sang qui s'en allaient à Toronto.
Ce document officiel, qui rend un fort bel hommage à l'œuvre
de Mère Catherine-Aurélie, il nous convient de nous y arrêter
au moins quelques instants. Le pasteur de l'Église de Saint-
Hyacinthe proclamait en premier lieu l'opportunité de cette
œuvre du Précieux-Sang, qui avait pris nais.sance en 1861, par le
188
MERE catherini>-at;relie
zèle de son prédécesseur et de M. Raymond, sur les bords de
l'Yamaska. " L'on dirait, en vérité, écrivait-il, que Dieu a réservé
au cœur de la femme le soin de rallumer sur la terre le feu de la
divine charité, que l'égoïsme et les froides conceptions de notre
siècle sensuel et orgueilleux y avaient presque entièrement
éteint." Le mal du siècle, continuait le prélat, c'est le luxe, c'est
l'ambition des richesses, c'est la convoitise des jouissances maté-
rielles. Notre pays en est moins atteint que d'autres, mais il en
souffre. Les fondateurs du Précieux-Sang ont été heureusement
inspirés en établissant cette communauté " vouée à la pénitence
et à l'expiation, en laquelle de pures et innocentes victimes, en-
fermées dans la retraite et le silence du cloître, n'ont plus de
corps que pour le crucifier ... de cœur que pour aimer Jésus ... de
parole que pour la prière du jour et de la nuit ..." Enfin, Mgr de
Saint-Hyacinthe se réjouissait de ce que la Providence avait jeté
les yeux sur ces filles de prédilection pour la fondation nouvelle.
" Allez, courageuses et pleines de foi, leur disait-il, dans le diocèse
de Toronto, auquel vous appartiendrez désormais de cœur et
d'âme encore plus que de corps, vous immoler pour de nouveaux
frères et de nouvelles sœurs . . . Soyez pour votre nouveau chef
spirituel, Mgr l'évêque de Toronto, un sujet de joie et de conso-
lation . . . N'oubliez, néanmoins, ni l'évêque ni le diocèse de Saint-
Hyacinthe. . ."
Oublier Saint-Hyacinthe, oh ! non, certes, aucune des filles de
Mère Catherine-Aurélie, ni celles-là, ni d'autres, ne le feraient
jamais. Mais il fallait en partir pour l'œuvre nouvelle. Ce départ
se fit le 31 août. Le compte rendu de ce voyage de Saint-Hyacinthe
à TorontOj en passant par Montréal, a été écrit par Mgr le fonda-
teur lui-même. On le conserve précieusement aux archives de la
communauté. Mais il est long autant qu'il est beau et édifiant.
On nous pardonnera de le condenser pour ne pas trop charger
notre propre récit. Le matin, le dévoué M. Raymond dit une
OB L" ENTRÉE AU MONASTERE A LA FOND. DE N.-D.-DE GrAcE 189
première messe, à la suite de l'oraison, au cours de laquelle les
partantes chantèrent de pieux couplets composés pour l'occasion.
Ne retenons que ce quatrain:
Je pars, mais il me reste
Ta croix, trésor céleste.
Et le via précieux
Du calice des cieux. . .
Après l'action de grâces, Mère Catherine-Aurélie, qui allait
reconduire les " missionnaires " jusqu'à Toronto, fit à la commu-
nauté, qu'elle quittait pour quelques semaines, ses recomman-
dations. Elle les laissait, disait-elle, sous la protection de la
meilleure des mères, la vierge Marie, et de l'incomparable ami
qu'est l'ami du tabernacle. On assista ensuite à la messe de Mgr
Lynch, et avec quelle ferveur! En outre des deux Sœurs de Lorette
venues au devant d'elles, les partantes devaient aussi être accom-
pagnées des deux supérieures de la Présentation et de l'Hôtel-Dieu
de Saint-Hyacinthe, Mère Saint-Marc et Mère Marie. Mère
Catherine-Aurélie, en plus des six " missionnaires ", amenait
encore avec elle Sœur Sophie-de-l'Incarnation et sa petite nièce
Marie Benoit.
L'autorité avait jugé bon, puisqu'on sortait du cloître, de
permettre au passage la visite des églises et des communautés à
Saint-Hyacinthe et à Montréal. Après donc les derniers adieux
au monastère, et l'on peut croire qu'ils furent touchants, on se
dirigea vers l'église de Notre-Dame, puis, successivement, on fit
visite aux communautés de la Présentation et de l'Hôtel-Dieu et,
finalement, on s'arrêta à la cathédrale. Mgr de Germanicopolis,
avec M, l'abbé Gatien comme secrétaire, et Mgr de Toronto, avec
le Père Proulx, conduisaient les voyageuses. De Saint-Hyacinthe
à Montréal, le trajet se faisait par chemin de fer. A la gare, la
population de la petite ville se porta en foule pour honorer la
190 MÈRE CATHERINE- ATTRÉLIE
communauté, Quand, Mgr Lynch ayant béni le peuple, le convoi
s'ébranla et vint passer non loin du monastère qu'on venait de
quitter, des derniers signes d'adieu s'échangèrent encore. A
Montréal, on fit de pieux pèlerinages à Bonsecours et à Notre-
Dame-de-Pitié. On alla ensuite faire visite à Mgr Bourget et on fit
une station à la cathédrale. On s'arrêta de même à l'église du
Gésu et l'on visita les Sœurs de l'Hôtel-Dieu et les Sœurs de la
Providence. Les voyageuses logèrent pour la nuit à la maison-
mère de la Congrégation. Que de bons souvenirs ces différentes
stations évoquaient dans l'esprit et dans le cœur de l'heureuse
supérieure, qui, tant de fois, était venue à Montréal, quand elle
étudiait sa vocation ! Le lendemain matin, ayant assisté à troiâ
messes dites simultanément dans la chapelle de Notre-Dame-de-
Pitié par trois évêques, Mgr Lynch, Mgr Joseph LaRocque et
Mgr Persico (alors évêque de Saint-Augustin en Floride, plus
tard curé de Sillery, puis secrétaire de la Propagande à Rome et
cardinal), les voyageuses se rendirent au bateau qui devait les
transporter de Montréal à Toronto. En passant devant le sémi-
naire de Saint-Sulpice, Mère Catherine-Aurélie voulut saluer les
vénérés prêtres de cette m.ai>on, où elle avait naguère aussi
cherché lumière et conseil auprès de M. Nercam, et où, cette fois
encore, elle bénéficia d'une générosité qui a toujours été inépuisable.
Le voyage à bord du Passeport fut ravissant pour les Sœurs et
fort édifiant pour tous ceux qui se trouvaient là. Mgr de Germa-
nicopolis en précise les mille détails avec une complaisance
marquée.
A Toronto, la bienvenue fut royale. Les familles catholiques
de la première société avaient tenu à honneur, tout comme les
Sœurs de Lorette et les Sœurs de Saint-Joseph, de recevoir les
Sœurs du Précieux-Sang avec des égards tout spéciaux. On assista,
en arrivant, à la messe de Mgr l'évêq^^e de Toronto. Dans l'après-
midi, on visita les principaux établissements religieux, notam-
DE L^aNTRÉB AU MONAST^BB 1 LA FOND. DB N.-D.-DB-QBÂCB 191
ment la Providence des Sœurs de Saint-Joseph et la splendide
Abbaye des Sœurs de Lorette, où les nouvelles venues prirent
leur logement les premiers jouri. Le 8 septembre, elles entraient
en possession de leur petite maison de Saint Mary's. La vénéra-
tion dont les Sœurs du Précieux-Sang furent l'objet à leur arrivée
à Toronto a laissé dans leur esprit un souvenir ineffaçable. On
s'inclinait devant elles, on leur baisait les mains, on alla jusqu'à
couper un coin du voile de Sœur des Sept-Douleurs ! Mais c'est
surtout la fondatrice qu'on entourait et auprès de qui on s'em-
pressait, en l'appelant tout hjaut la sainte mère et en lui demandant
la bénédiction comme à un évêque ! Mère Catherine-Aurélie
passa un peu plus de deux mois dans la ville ontarienne pour y
installer plus complètement ses religieuses. Mgr LaRocque dut
retourner après quelques semaines. M. Raymond vint bientôt
le remplacer à Saint INIary's, d'où il devait ramener la fondatrice
et ses deux compagnes. Sœur Sophie-de-l'Incarnation et la petite
Marie. Nous avons une lettre de Mère Catherine-Aurélie à Mgr
Joseph, datée de Toronto, le 11 novembre, dans laquelle elle
annonce son retour prochain. Or, pendant ces dix ou douze
semaines, la Mère et ses filles furent comblées de toutes sortes
d'attentions par Mgr Lynch, son clergé, ses communautés et son
peuple. La foi et la piété des Irlandais sont démonstratives autant
qu'ardentes, on le sait depuis des siècles. La fondatrice en fit
largement l'expérience. On venait à elle, sans se lasser, avec une
confiance touchante. Elle en était, on le pense bien, toute confuse,
tandis que ses filles en étaient ravies. Mgr Joseph parti, ce fut
le tour deMgr Lynch qui s'en allait au concile. Il quitta Toronto
le 17 octobre. M. Raymond arriva peu après. Nous renonçons
à enregistrer ici tous les bons avis et les pieuses exhortations que
Mgr de Germanicopolis, puis M. Raymond, et aussi Mère Cathe-
rine-Aurélie, multiplièrent à l'adresse des " fondatrices " du
monastère de Toronto, et que nous trouvons consignés, riche
192
MERE CATHERINE- ATJRELIE
moisson, au livre des archives de cette maison. Disons seulement,
pour terminer ce qui concerne cet établissement, qu'après que
les Sœurs eurent passé trois ans dans la maison petite, humide
et malsaine, de Saint Mary's, le monastère, par la munificence
toujours de Mgr Lynch, fut installé, dans le voisinage du collège
Saint Michael, dans un local fort convenable, et que ce rameau
torontonien de l'institut, dénommé " Mount Olivet ", est devenu à
son tour un r^rbre riche de sève et largement fécond.
Avant de se rendre à Toronto, vers la fin d'octobre, M. Ray-
mond eut naturellement l'occasion d'écrire à sa dirigée. Une lettre
de lui, datée du 14 septembre, expose si heureusement la situation
de l'institut à cette époque qu'il nous faut en rapporter au moins
quelques extraits. " 11 y a huit ans aujourd'hui, chère épouse de
Jésus-Christ, lui écrit-il, vous vous immoliez à votre époux, pour
l'exaltation de sa croix et la gloire de son sang . . . Vous et vos
trois compagnes, vous embrassiez une vie de prière et de sacri-
fices de toute espèce, ne sachant guère ce que serait l'avenir, qui,
Sous le rapport humain, paraissait peu rassurant, mais en vous
abandonnant à la Providence qui vous avait inspiré ce dévoue-
ment. Oh ! que cette confiance a été bénie ! L'œuvre du sang
divin a surmonté toutes les contradictions, tous les obstacles-
Elle s'est développée de plus en plus, en attirant à la croix nombre
de vierges. Sous le rapport matériel, des secours inattendus lui sont
venus en aide de la manière la plus opportune. Le public l'a accueil-
lie avec une étonnante sympathie. Elle a vu venir à elle, comme
possédant la vertu du Christ, les afiiigés, les pécheurs, tous ceux
qui ont besoin d'être soulagés et consolés. Et voici qu'elle s'implan-
te dans un diocèse étranger et lointain, où l'hérésie qui y domine
semble la regarder s'établir avec respect ! Disons-le donc avec un
sentiment de sainte joie et de vive reconnaissance, c'est l'œuvre
de Dieu ! Elle est agréable à Jésus ! Il a reçu avec satisfaction
ces hommages de vierges rendus à son sang par l'amour, la prière
DE l'entrée au MOXASTÈKE A LA FOND. DE N.-D.- DE-GRACE 193
et le sacrifice . . . Remerciez Dieu des longues et douloureuses
souffrances qui ont torturé votre corps, des sollicitudes pénibles
auxquelles vous avez eu à vous livrer, des épreuves de l'esprit et
du cœur que souvent vous avez eu à subir. En cela encore se
trouve l'indice de l'intervention divine en faveur de l'œuvre
à laquelle vous avez été employée. Laissez pour l'avenir votre
cœur se livrer à la confiance la plus affectueuse envers votre
Jésus. Il perfectionnera ce qu'il a commencé. Retrempez votre
courage dans son sang, qu'il veut vous voir glorifier. Plus que
jamais, soyez à l'œuvre, avec le désir de vous immoler complè-
tement, pour qu'elle réjouisse encore davantage le cœur de Jésus et
donne à son sang une gloire plus grande. Allumez bien ardemment
le feu de l'amour dans le cœur de vos filles de Toronto. Faites un
feu si bon qu'il ne s'éteigne point ! Sans ce sentiment, porté à un
haut degré, que deviendraient-elles quand elles seront seules ? . . "
C'est pour l'activer, ce feu, et l'enflammer encore, ce sentiment,
que M. Raymond, après Mgr de Germanicopolis, se rendit aussi
à Toronto. Pendant qu'il y était, à la date du 11 novembre, Mère
Catherine-Aurélie écrivait à Mgr Joseph, retourné à Saint-
Hyacinthe et maintenant logé à la maison blanche : "Je vais
quitter bientôt Toronto . . . Pauvres enfants, je vais les laisser si
seules, si loin !. . . J'emporterai pourtant le pressentiment déli-
cieux que Dieu voudra répandre ses bénédictions et ses grâces
sur cette nouvelle ruche. Oh ! oui, que le ciel les bénisse, ce sera le
dernier mot que ma bouche exprimera. Que n'aurai-je pas à vous
dire à mon retour sur ces généreuses vierges qui nous sont con-
fiées ? . . . Je reçois des visites en grand nombre. Je passe la plus
grande partie de mes journées au parloir. Mais je regarde comme
un petit martyre l'obligation où je suis d'être en rapport avec un
monde pour lequel je voudrais être morte. Ma mission à moi, que
n'est-elle (uniquement) de prier et de m'immoler en silence et
dans l'obscurité ! Dieu soit loué de tout ce qu'il permet ! Sous
194 MÈBE CATHERINE-AUBÉLIE
l'empire de sa volonté divine, mes ennuis, mes craintes, mes
peines et mes douleurs sont méritoires, j'ose l'espérer, mais elles
ne disparaissent pas. M. le grand-vicaire Raymond est au milieu
de nous . . . Les instants de délassement qu'il nous a fait goûter,
en nous parlant du cher monastère et de tout ce qu'il renferme,
et surtout les saintes méditations au pied de l'autel, où il fait
passer toute son âme dans les nôtres, tout est entré dans les
annales de mon cœur et vous sera fidèlement redit ..."
Au moment de se séparer de ses chères filles pour retourner à
Saint-Hyacinthe, Mère Catherine-Aurélie leur fit ses dernières
recommandations : " Aimez à être cachée^, leur disait-elle. Soyess
modestes dans vos paroles, dans vos manières et dans vos actions.
Fuyez tout ce qui pourrait vous attirer les regards des hommes
f t leur vaine estime. La gloire humaine est une vile poussière qui
s'élève entre Dieu et nous et nous dérobe sa beauté . . . Mon cœur
saigne à la pensée de vous quitter, mais je pars aussi joyeuse de
laisser ici des victimes qui vont ^'offrir sans cesse pour la gloire
du Précieux Sang ... Je sais que vous accomplirez toujours
scrupuleusement vos saintes règles et que vous marcherez dans
les voies du devoir... Aimez-vous les unes les autres. N'ayeï
qu'un seul sentiment et qu'un seul cœur avec celle qui vous diri-
gera. Aidez-la par vos prières. Et puis, quand l'ennui et la tris-
tesse voudront s'emparer de vous, allez près de Jésus, allez à
Marie ! Ils vous consoleront et sécheront vos pleurs."
La fondation de Toronto était faite. A Saint-Hyacinthe, d'autres
préoccupations attendaient la fondatrice. Nous l'avons noté au
début de ce chapitre, le nombre des recrues nouvelles qui venaient
frapper à la porte du monastère augmentait toujours. La grande
aile dans laquelle on était entré le 26 juin 1867 n'avait pas asses
de cellules pour les loger. La chapelle de la maison blanche, son
sanctuaire en particulier, devenaient insuffisants. Il fallait agran-
dir. M. le curé Lecours réfléchissait, se demandant ce qu'il pourrait
DE l'knTBÉB au MONASTiRE 1 LA FOND. DB M.-D.-DB-GrAcB 195
faire. Les hommes au cœur d'apôtre sont, le fait est connu,
ingénieux. Ils finissent toujours par trouver le moyen d'exercer
leur zèle d'une façon pratique. La nécessité, a-t-on dit, est mère
de l'invention. Pressé par la nécessité, le bon M. Lecours eut sou-
dain une idée que nous qualifierions volontiers de géniale si elle
n'était pas si simple. Mais, en fait, le génie et la simplicité ne
voisinent-ils pas souvent ? Le curé de Notre-Dame pensa donc,
un beau jour, que les associés de la confrérie du Précieux-Sang, si
on faisait appel à leur charité, pourraient tirer d'embarras l'ins-
titut du même nom.
Cette confrérie du Précieux-Sang, dont il nous convient ici de ra-
conter les origines, existait à Saint-Hyacinthe depuis une douzaine
d'années. Le 23 mars 1858, à la demande du pieux M. Raymond,
Mgr Prince l'avait érigée, dans la petite chapelle de son couvent des
Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame — que les Sœurs de
la Présentation devaient remplacer l'été suivant, en août 1858 — »
et elle n'avait pas tardé à prendre de l'extension, surtout depuis
que la fondation d'une communauté, placée sous le même vocable,
était venue, en 1861, donner un si vigoureux élan à la dévotion
qui constituait sa raison d'être. Le premier évêque de Saint-
Hyacinthe l'avait du reste dès le principe aflSliée à l'œuvre-mère,
dont le centre était à Rome, et dont les Pères de l'Oratoire s'étaient
faits partout les ardents apôtres. Duranf l'hiver de 1861-1862, le
Père Bonden, oratorien de Londres et futur biographe du Père
Faber, venu en Amérique, s'était arrêté à Saint-Hyacinthe. Mgr
Joseph LaRocque lui avajt présenté ses filles du Précieux-Sang :
'* Ce sont de pauvres enfants, lui avait-il dit. J'ai mis à leur tête
celle qui paraissait la plus digne de pitié. Je tâche de les former
à la vertu et à une vie régulière, leur ayant assigné, comme but
spécial, la dévotion au Précieux Sang de Jésus avec celle de l'Imma-
culée Conception de Marie." En même temps, l'évêque avait
parlé au distingué religieux de la confrérie, chère aux Oratoriens,
196 MÈKE CATHERINE-AUBÉLIE
qu'avait établie à Saint-Hyacinthe son prédécesseur. A la fin de
1862, le Père Bonden envoyait de Londres à Mgr LaRocque le
livre des Hymnes du Père Faber. Dans sa lettre de remerciement,
le prélat écrivait : " La confrérie du Précieux-Sang de Saint-
Hyacinthe va toujours en prenant de l'extension. J'en ai transféré
le biège dans ma cathédrale, à l'autel de la bienheureuse Vierge,
pour témoigner de mon désir dp la voir en honneur et aussi afin
que les réunions des ?ssociés puissent être nombreuses et solennel-
les." Au mois d'octobre 1863, le Père Faber mourait. Aussitôt
Mgr LaRocque écrivit une lettre de sympathie au Père Bonden.
" Les âmes déVouées au Précieux Sang, lui disait-il, ont un motif
spécial d'être affligées par cette mort de l'illustre Père Faber, car
il a été un très fervent et très puissant promoteur de cette dévotion
si en harmonie avec les besoins de notre époque." — " J'aime à
vous faire savoir, mon Révérend Père, ajoutait-il, que les éminents
services que le regretté Père Faber a rendus, par son zèle et ses
écrits, à la pieuse confrérie du Précieux-Sang ne sont pas oubliés
ici. Nos associés ne manqueront pas d'offrir pour le repos de son
âme leurs pieux suffrage:. Nos religieuses adoratrices, dont l'insti-
tut s*est beaucoup développé depuis que vous les avez visitées,
se feront en particulier un devoir de prier pour votre illustre
frère ..." Or, en 1870, les registres de la confrérie de Saint-Hyacin-
the, maintenant transportée au monastère du Précieux-Sang,
montraient que les membres de la pieuse association se comptaient
par milliers. Chaque jour, par l'entremise des zélateurs et zéla-
trices, des listes chargées de noms à inscrire parvenaient au secré-
tariat de l'œuvre. Pour M. Lecourj, le trait de lumière vint de là.
L'actif et zélé curé s'avisa qu'en faisant appel à la générosité
de tous les membres inscrits dans la confrérie du Précieux-Sang,
et en leur demandant à chacun la modique aumône de vingt-cinq
sous, il pourrait construire un monastère plus convenable avec une
chapelle plus spacieuse. Mgr Charles LaRocque, l'évêque du
DE l'entrée au monastère À LA FOND. DE N.-D.-DE-QRACE 197
diocèse, voulut bien approuver et bénir l'idée, et Mgr Joseph
également. Elle fit rapidement son chemin. Zélî^teurs et zélatrices
se mirent à l'œuvre et, largement, les confrères du Précieux-Sang
répondirent à l'appel. Tant et si bien que, nous l'avons dit, le 10
juillet 1871, l'heureux M. Lecours mettait ses ouvriers en devoir
de creuser les fondations des édifices projetés du maître-corps
et de la chapelle du monastère. Les premières pelletées de terre
furent enlevées par Mgr Joseph, M. Raymond, M. I^ecours et
Mère Catherine-Aurélie. On pense bien que ce travail leur fut
léger et que tous en rendirent gloire à Dieu.
Le 24 septembre suivant, en la fête de Notre-Dame-de-la-
Merci, Mgr Charles LaRocque bénissait solennellement la pierre
angulaire de la construction nouvelle, assisté par M. Raymond et
M. Moreau. Pendant la cérémonie, les religieuses, pieusement age-
nouillées au pied du tabernacle, conjuraient Notre-Seigneur, par les
mérites de son Précieux Sang, de bénir le futur sanctuaire et ses
bienfaiteurs. M. Lecours eut pourtant, ce jour-là, une déception.
Il avait compté que les coups de marteau qu'on viendrait frapper
sur la pierre angulaire, selon l'usage, lui rapporteraient une riche
ofiFrande, et voilà qu'un malencontreux orage électrique dispersa
trop tôt, vers la fin de la cérémonie, la foule accourue nombreuse !
Plusieurs, heureusement, revinrent après l'orage, Mgr l'évéque
du diocèse en tête. Mais la chronique note que cet excellent M.
Lecours ne fut pas quand même absolument satisfait.
Hélas! ses déboires n'étaient pas finis. Les meilleurs mouvements
de zèle finissent par perdre de leur entrain. Une suspension d'ardeur
se fit bientôt sentir. " Plus l'édifice montait, écrit curieusement
l'annaliste, et plus le chiffre des trente sous descendait ! " Et ce
secours, d'abord considérable, devint à ce point intermittent, que
l'on constata, un jour, qu'on ne pouvait plus s'appuyer sur lui.
Le 7 novembre 1872, le Courrier de Saint-Hyacinthe publiait cette
note : " Au Précieux-Sang, les fonds étant épuisés de part et
198 IfÊBE CATHEBINK-AtmiUE
d'autre, et, M. le curé de Notre-Dame n'ayant plus que des dettes
($2,225.00), il se voit obligé de suspendre les travaux." Cet appel
indirect et disfcret ne fut pas entendu, comme l'avait espéré M.
Lecours. On avait pu terminer les travaux de l'extérieur, mais
l'intérieur restait en plan. L'année suivante, en 1873, le digne
prêtre cédait sa cure aux Pères Dominicains, que Mgr Charles
LaRocque était si content d'accueillir dans sa ville épiscopale.
Dans la retraite de sa cure de Sainte-Rosalie, M. Lecours multiplia
les sacrifices pour arriver à payer " sa " dette. Mais les circons-
tances lui avaient rendu la tâche plus diflScile. Nous verrons
qu'il ne mourrait pas sans revenir au Précieux-Sang et sans se dé-
vouer encore à sa belle œuvre.
Cependant, Mère Catherine-Aurélie, cela va de soi, ne demeu-
rait pas inactive. Outre qu'elle s'occupait, dans la mesure possible,
de toutes ces questions d'ordre matériel, elle continuait de diriger
ses chères filles, celles de Saint-Hyacinthe et, de loin, celles de
Toronto, dans les voies de la sainte vie contemplative que nous
connaissons. Elle préparait aussi une autre fondation, celle de
Notre-Dame-de-Grâce, qui se ferait en 1874. Elle multipliait ses
prières et ses mortifications, ses exhortations et ses pieuses
directions. A elle seule, sa correspondance avec ses filles de
Toronto nous fournirait la matière d'un riche chapitre, qui consti-
tuerait tout un traité de vie religieuse des plus documentés et des
mieux fournis. Et, toujours, ce serait l'œuvre du Précieux-Sang
et l'esprit de sacrifice qui en feraient la base et aussi le couron-
nement. Quelques extraits de ces précieuses lettres vont nous le
faire entendre. Le 3 juin 1870, elle écrit à l'une de ses chères
enfants, qu'elle sait bien afl3igée, dans son exil, au cœur de la
ville ontarienne : " Quand, dans ses desseins mystérieux, Jésus
permettra pour vous cette souffrance du cœur, allez prier près
de ce céleste compagnon de votre esdl, baises sa main crucifiante
et crucifiée et dites-lui que''vous acceptez non seulement la croix
DS L'BNTaâB AU MONASTàRB 1 LA FOND. DU N.-D.-DB-aBÂCa 199
qui pèse sur les épaules mais aussi et surtout celle qui pèse sur
le cœur, car c'est celle-ci, plus que toute autre, qui élève l'âme
vers les régions d'un amour qui n'est plus de la terre ... Je sais
vos occupations assujettissantes, vos ennuis de chaque jour,
quand vous pensez à tout ce que vous aimiez au cher " berceau ",
auquel vous avez dit un adieu peut-être éternel. Mais tout cela
peut se changer en un perpétuel acte d'amour . . . Marchez donc
dans la voie étroite, mais heureuse, de l'âme crucifiée, avec une
sainte allégresse et un constant courage. Mon cœur vous y accom-
pagnera pour encourager le vôtre en le plongeant dans le sang
divin et en lui montrant le ciel . . . Jouissez de l'Eucharistie,
puisez dans vos rapports avec Jésus-Hostie l'amour de la vie
cachée, silencieuse, anéantie. Il fait si bon de vivre dans l'obscu-
rité et dans la solitude, là où Jésus parle au cœur et dévoile ses
secrets, là où il fait oublier les amertumes de cette vie et commu-
nique la lumière qui nous fait voir les choses sous leur vrai jour ..."
A la mi-septembre. Mère Catherine-Aurélie écrit encore à la
même religieuse, dont la faible santé lui cause plus d'une inquié-
tude : "... Je crains pour vous l'automne, les premiers froids
de l'hiver, et je voudrais vous voir assez fervente pour que vos
prières jointes aux miennes puissent vous obtenir une santé parfaite
que vous emploiriez toute à l'œuvre qui vous a été confiée. Au-
jourd'hui, plus encore qu'au moment où la fondation de Toronto
s'est faite, je sens que le monde a besoin de prières et de répa-
rations, des larmes et du sang de victimes virginales. Oh ! que
le cœur me fait mal, quand je pense à tant d'âmes ingrates et
rebelles . . . Vous, mon enfant, qu'éprouvez-vous, quand vous
pensez à ceux de nos frères qui se font par leurs péchés les bour-
reaux de Jésus . . . ? " Et nous pourrions remplir des pages et
des pages avec de pareilles citations, où l'on ne sait ce qu'il faut
le plus admirer, de la tendresse de la mère pour ses chères filles
ou de son désir de les voir se sacrifier pour la gloire du Précieux
200 MÈRE CATHERINE-AURÉLIB
Sang de Jésus. Mais, il faut nous borner, de peur de trop charger
le cadre que nous nous sommes fixé.
Non seulement Mère Catherine-Aurélie écrivait à ses filles de
Toronto, mais elle allait aussi, de temps en temps, les visiter.
On l'y trouve, par exemple, à l'été de 1872. Elle écrit de là à la
Mère assistante qui la remplace à Saint-Hyacinthe : " Quoique
très occupée ici et un peu fatiguée des visites, je trouve moyen de
me transporter souvent au cher monastère, où j'ai laissé des
âmes si aimées. Je visite par la pensée chacune de mes filles. Je
me tiens près de celles qui soufiPrent pour les encourager et près
de celles qui jouissent pour remercier le Dieu bon qui leur donne
des consolations. Je m'intéresse aux sollicitudes de toutes et je
prie pour que rien ne trouble la paix des unes et des autres. Oh !
qu'il y a de bonheur à s'aider mutuellement! Chacune dans notre
retraite, travaillons à notre perfection et à la sanctification des
autres, à atteindre le règne de Dieu et à le faire régner lui-même
sur tous les cœurs ..." Elle entre ensuite dans nombre de détails
qui touchent à l'administration, à l'admission des novices en
particulier, et elle ajoute : " Chères petites vierges, il me semble
que rien n'est épargné pour les rendre saintes et heureuses de
servir Dieu dans la mortification et la perspective d'une mort qui
vient toujours si tôt ..."
Elle devait revenir à Saint-Hyacinthe vers la fin de juillet.
Le 27 juin, elle écrit encore à son assistante : " Eloignée comme
je le suis, la seule preuve que je puisse vous donner de la large
part que je prends à vos sollicitudes, chère et bonne fille, c'est
de vous assurer que sans cesse je vous bénis et que j'invoque
surtout pour nos pauvres malades le sang tout-puissant et si
bienfaisant de notre Jésus. Je l'offre au Père éternel pour que,
par ses mérites, elles obtiennent les grâces que réclame leur état.
Plus je les sais souffrantes, ces chères enfants, plus je sens que
mon cœur se rapproche d'elles avec une affection plus pure.. .
DB l'entbéb au monastère à la fond, de n.-d.-de-qrAcb 201
Je les aime, ces bien-aimées filles, comme les victimes et les amies
de Jésus crucifié, comme des privilégiées à qui il se plait à donner
des traits de ressemblance avec lui-même, qu'il épure dans le
feu de l'épreuve pour les unir plus étroitement à lui ... "
Encore un coup, bornons là ces citations, pourtant si inté-
ressantes. Celles que nous venons de faire établissent, nous
semble-t-il, de façon très nette, jusqu'où et comment la fonda-
trice du Précieux-Sang entendait remplir ses nobles fonctions
de supérieure et de mère. Sans négliger les intérêts généraux de
son institut, tout en travaillant ardûment à son progrès et à son
accroissement, elle ne perdait jamais de vue le bien particulier
de chacune des âmes que la Providence avait confiées à sa garde
et à sa direction. Son grand cœur savait se donner à toutes,
sans cesser d'être à chacune. C'était bien la vraie mère au cœur
admirable, ce cœur dont le poète a dit :
Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier !
CHAPITRE VIII
De la fondation de Notre-Dame-de-Gràce aux premières élections régu-
lières de 1877 (1874-1877)
Sommaire. — Les travaux de construction sont suspendus de 1872 à 1876. — On
prie saint Joseph. — Fondation de Notre-Dame-de-Grâce. — Projet d'avril
1866. — Reprise en 1874. — M. l'abbé Napoléon Maréchal. — Préparatifs. —
Choix des " missionnaires ". — Installation du nouveau monastère aux
pieds du Mont-Royal (14 juin 1874). — Allocution de Mgr Bourget. — Mgr
l'évêque de Germanicopolis (Mgr Joseph) prend aussi la parole. — Mande-
ment de Mgr Bourget. — Lettre pastorale de Mgr Charles LaRocque dans
laquelle il loue l'œuvre du Précieux-Sang. — Mère Catherine-Aurélie passe
quelques semaines à Notre-Dame-de-Grâce. — Rentrée à Saint-Hyacinthe,
elle écrit aux Sœurs de Montréal (19 août 1874). — Un noviciat à Montréal. —
Clôture régulière à Saint-Hyacinthe. — Mgr Joseph et Mère Catherine-
Aurélie s'efforcent de conserver l'esprit d'union entre les maisons-âlles et
la maison-mère. — Premiers germes de difficultés. — Mère Catherine-Aurélie
écrit à ses 611es de Montréal. — Mort de Mgr Charles LaRocque (25 juillet
1875). — Mgr Moreau lui succède. — Un nouveau " Joseph " : M. l'abbé
de la Croix. — Première messe dans la nouvelle chapelle du monastère (28
juillet 1876). — On en prend possession le 8 décembre. — Allocution de
Mgr Joseph. — Bénédiction de la chapelle par Mgr Fabre (16 janvier 1877). —
Mgr Fabre succède à Mgr Bourget, démissionnaire. — M. l'abbé Raymond
nommé prélat (15 août 1876). — Mgr Joseph écrit sa joie à la supérieure de
Toronto. — La charge de la supériorité se fait plus lourde pour Mère Cathe-
rine-Aurélie.— Divergences de vues. — Quelques lettres de la fondatrice. —
Premières élections régulières le 6 février 1877. — Mère Catherine-Aurélie
est élue supérieure. — En visite à Montréal, elle écrit à ses filles de Saint-
Hyacinthe et leur recommande la simplicité. — Lettres à Mgr Joseph et à M.
l'abbé de la Croix. — Son âme est prête à passer par les tribulations.
A vie matérielle d'un institut, comme celle d'un individu,
r^l a ses exigences. L'homme ne vit pas que de pain,
*^ nous enseigne l'Écriture. Et c'est très vrai. Mais il
lui en faut. L'institut du Précieux-Sang de Saint-
-^ ^^=— ' Hyacinthe existait depuis treize ans et sa maison-fille
de Toronto depuis quatre ans. A la maison-mère, on était
en construction, et, d'autre part, les vocations se multipliaient
204 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
C'est dire que les besoins étaient pressants et nombreux. M. le
curé Lecours, le dévoué père nourricier et le pourvoyeur attentif,
était maintenant parti, depuis le 29 septembre 1873, pour sa
cure de Sainte-Rosalie. Pendant quatre ans, de 1872 à 1876,
les travaux entrepris pour les bâtisses nouvelles devaient rester
suspendus. Dans ces circonstances, on n'était pas, au monastère
de Saint-Hyacinthe, sans éprouver une certaine gêne, tant pour
la subsistance quotidienne que pour les constructions qui s'impo-
saient. Que faire ? La fondatrice et ses filles, avec une confiance
inaltérable, priaient Notre-Seigneur de les tirer d'embarras.
Elles l'invoquaient par son Précieux Sang, par sa sainte mère la
Vierge Marie et par tous les saints. Elles s'efforcèrent, en parti-
culier, de mettre saint Joseph dans leurs intérêts. Elles savaient
par expérience que le bon saint est un avocat puissant au ciel, et,
sur la terre, un protecteur à qui on n'a jamais recours en vain.
Elles redoublèrent donc leurs instances et leurs supplications.
Déjà, depuis quelques années, afin de ne jamais manquer de
pain, elles s'étaient engagées à ne point rompre inutilement le
silence au réfectoire, même les jours les plus solennels, et c'est
une coutume qui s'est conservée jusqu'ici dans les maisons de
l'institut. Après le départ de M. Lecours, en 1873, on se persuada
qu'il fallait faire plus. " Nous aidant des poutres et des bouts de
planches, raconte l'annaliste, nous allâmes placer l'image de saint
Joseph et sa statue aux quatre coins du grand édifice inachevé,
et surtout nous ajoutâmes en l'honneur du saint les dévotions
aux dévotions." Les neuvaines, en effet, succédaient aux neu-
vaines et les processions aux processions. Jamais, par exemple,
les exercices ainsi dits du culte perpétuel n'avaient été plus fervem-
ment suivis et pratiqués. Or on remarqua que si la neuvaine se
terminait un mercredi, ou que si l'on faisait ce jour-là la procession,
invariablement, à la suite de la prière aux sept douleurs et aux
DE liA FOND. DE N.-D.-DE-GbAcE AUX ÉLECTIONS DK 1877 205
sept allégresses qui couronnait ces exercices, les dons affluaient
providentiellement chez la Sœur dépositaire ou économe. "En
conséquence, écrit l'annaliste, tous les mercredis, un oratoire fut
dressé quelque part dans le monastère ou dans les édifices en
construction, où nous nous rendions en procession, au chant des
hymnes et des cantiques, pour honorer et prier le saint pourvoyeur
des communautés religieuses." C'était là, évidemment, un beau
geste de foi. Cependant la prière des confiantes filles de Mère
Catherine-Aurélie dut se faire persévérante et être inlassable,
car, comme dit encore joliment l'annaliste, " saint Joseph ne se
pressait pas pour leur venir en aide au sujet des constructions ".
Il les nourrissait, c'était déjà quelque chose ! Et puis, nous le
constaterons bientôt, pour les bâtisses aussi, son heure approchait.
Le 14 juin 1874, avait lieu, à Montréal, la fondation de la
deuxième maison-fille de l'institut, celle du monastère de Notre-
Dame-de-Grâce, sur le versant ouest du Mont-Royal. Mgr
Bourget, on s'en souvient, s'était toujours intéressé à l'œuvre de
Mère Catherine-Aurélie. C'est lui qui avait jadis prononcé, pour
fixer sa vocation, la parole définitive. Le 14 septembre 1863, sur
l'invitation de son ancien coadjuteur Mgr LaRocque, il était
venu à Saint-Hyacinthe présider à l'installation dans le nouveau
monastère, à la prise d'habit des premières novices et à la profes-
sion de la fondatrice. Plus d'une fois, par la suite, il avait honoré
de sa visite les pieuses recluses. Huit ans auparavant, en 1866,
il avait un jour formulé le souhait d'avoir chez lui une maison
des Sœurs du Précieux-Sang. " Pour la première fois, écrivait
alors Mgr LaRocque à la supérieure (17 avril 1866), Mgr l'évêque
de Montréal m'a exprimé le désir (à sa dernière visite) d'avoir
un essaim de cette jeune ruche dans sa ville épiscopale." Jusque-
là, les circonstances ne l'avaient pas permis, et, nous l'avons vu, la
" jeune ruche " avait d'abord " essaimé " à Toronto. En 1874,
le moment parut propice pour Montréal. Il ne nous est guère
206 HÈRE CATHEBINE-AUBÉLIE
possible, dans cette histoire générale de la fondatrice, d'entrer
dans tous les détails, merveilleux sous plus d'un rapport, de cette
fondation de Notre-Dame-de-Grâce, qu'une relation, d'ailleurs
fort bien faite, expose dans de volumineux cahiers que nous
avons sous les yeux. Force nous est, une fois de plus, de condenser
et de résumer.
L'homme de la Providence, après Mgr Bourget lui-même, en
cette circonstance, ce fut M. l'abbé (plus tard chanoine) Joseph-
Napoléon Maréchal, curé de Notre-Dame-de-Grâce depuis 1867.
Nous avons eu déjà l'occasion, qu'on nous pardonne ce souvenir
trop personnel, de parler du zèle et des activités de ce prêtre au
grand cœur, dans notre Histoire des Sœurs de Sainte-Anne,
publiée en 1922. Lui-même et ses frères, M. le grand-vicaire
L.-D.-A. Maréchal et M. le curé Théophile Maréchal, ancien
trapyîiste, ont été, en effet, très mêlés à la vie de cette communauté
de Sainte-Anne, née à Vaudreuil en 1850, mais dont le second
berceau, en 1853, se trouva providentiellement placé à Saint-
Jacques-de-l'Achigan. Successivement, les trois frères, M. Louis-
Delphis-Adolphe, puis M. Théophile et enfin M. Napoléon, ont
été curés de Saint -Jacques de 1858 à 1905, soit pendant près d'un
demi-siècle. De plus, M. le grand-vicaire et M. Napoléon ont été
chapelains, puis supérieurs ecclésiastiques, de la même commu-
nauté. De 1861 à 1867, M. Napoléon avait été aumônier à Lachine,
troisième berceau des Sœurs de Sainte-Anne, et, devenu curé
de Notre-Dame-de-Grâce, il avait continué, de 1867 à 1871, à
s'occuper de cette communauté en qualité de supérieur ecclé-
siastique. Il se connaissait, par conséquent, en fait de direcfion
spirituelle. Très pieux et très ardent, il nous paraît même s'y
être donné parfois, tant pour les Sœurs du Précieux-Sang que
pour les Sœurs de Sainte-Anne, avec un peu d'outrance et d'abso-
lutisme. Hommes de Dieu, certes, dévoués comme personne et
désireux avant tout deîiaire le, bien, les MM. Maréchal enten-
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GRÂCB AUX ELECTIONS DE 1877 207
daient le faire, ce bien, par leurs moyens propres et avec une
certaine pointe d'exclusivisme. Il est sûr, en tout cas, la suite
de ce récit le montrera, que M. le curé de Notre-Dame-de-Grâce,
qui fut pourtant très généreusement dévoué à l'œuvre du Précieux-
Sang, ne le fut pas, révérence gardée, sans un peu d'accaparement,
et que, en dépit de ses bonnes intentions, il fit souffrir. Cela
toutefois n'empêche pas qu'il ait été vraiment, pour la fondation
du monastère de Montréal, ainsi que nous avons dit, l'homme
de Dieu désigné par la Providence.
La dévotion au Précieux Sang, qu*^ le Pape Pie IX avait tant
recommandée à son retour de l'exil de Gaëte, en 1850, et à laquelle
l'institut fondé en 1861 à Saint-Hyacinthe avait donné au Canada
un si superbe élan, trouva en M. le curé Maréchal l'un de ses plus
dévoués apôtres. Plusieurs familles de sa paroisse de Notre-Dame-
de-Grâce, parmi les plus honorables, les Hudon,les Chaputetles
Décarie, étaient, à son exemple, devenues des enthousiastes de
l'œuvre de Mère Catherine-Aurélie. Le 19 mars 1874, jour de la
fête de saint Joseph, madame Ephrem Hudon passait quelques
heures au monastère de Saint-Hyacinthe pour satisfaire à sa
dévotion. Saint Joseph, qu'on priait là si bien, l'inspira sans
doute. A son retour à Montréal, elle persuada son mari et quelques
parents ou amis, dont M. Chaput, que le moment était venu de
tenter une première démarche auprès de Mgr Bourget en vue
d'une fondation du Précieux-Sang à Montréal. On alla donc
auprès du saint évêque en délégation, M. Maréchal en tête, afin
de demander son autorisation pour l'érection d'un monastère à
Notre-Dame-de-Grâce. Monseigneur accueillit les délégués avec
une particulière bienveillance. Dès le 7 avril, M. le curé Maréchal
se rendit à Saint-Hyacinthe pour les premières négociations.
" Je souhaite, avait dit Mgr Bourget, que tout se fasse heureu-
sement et promptement." Il en fut ainsi. D'après les conditions
arrêtées alors, que nous trouvons formulées dans une lettre du
208
MEKE CATHERINE- ATTHELIE
15 avril de M. Maréchal à Mère Catherine-Aurélie, la future
maison de Montréal, nous insistons pour qu'on le remarque bien,
devait être absolument dépendante de celle de Saint-Hyacinthe.
" Nous ne voulons pas fonder une nouvelle communauté du
Précieux-Sang, écrivait-U, nous voulons une branche du petit
arbre que le Seigneur a planté à Saint-Hyacinthe." Plus tard,
nous aurons l'occasion de le voir, il voudrait autre chose, l'excel-
lent curé ! Mais, à ce moment, il nous semble évident qu'il était
sincère.
Grâce à son zèle, on pouvait dès lors disposer, à Xotre-Dame-
de-Grâce, tout près de son église paroissiale, d'un logement provi-
soire pour l'installation des Sœurs. Mais il fallait en plus s'assurer
la possession d'un terrain convenable pour la construction prévue
d'un vrai monastère. M. le curé négocia. H écrivit d'abord à Saint-
Hyacinthe qu'on lui demandait vingt-huit mille piastres pour un
terrain qu'il avait en vue. C'était une grosse somme. Les reli-
gieuses supplièrent plus que jamais saint Joseph. Ce ne fut pas
long ! Le 22 avril, un mercredi, M. Maréchal télégraphiait que
l'affaire était conclue à des conditions avantageuses. En effet,
le possesseur du terrain, M. Décarie, apprenant qu'il s'agissait de
l'œuvre du Précieux-Sang, ne demandait plus que seize mille
piastres, et encore avec des facilités de paiement toutes spéciales.
Le jour même, Mgr Bourget approuvait la transaction projetée,
et, le surlendemain, 24 a%Til, il écrivait à Mgr Charles LaRocque,
ordinaire de Saint-Hyacinthf^, en résidence à Belœil, pour lui
demander officiellement un groupe de ses Sœurs du Précieux-
Sang. Mgr Charles s'empressa d'acquiescer à cette demande, et, à
Saint-Hyacinthe, le pieux Mgr Joseph chanta avec ses filles le
plus fervent des Te Deum. Le 27 avril. Mère Catherine-Aurélie
visitait, à Xotre-Dame-de-Grâce, la maison provisoirement
destinée aux Sœurs. M. Maréchal l'appelait une " étable de
Bethléem ". mais la supérieure jugea que c'était un logement
DE LA FOND. DE N.-D. -DE-GRACE AUX ÉLECTIONS DE 1877 209
spacieux et fort convenable. Les familles amies, que nous avons
plus haut nommées, se chargèrent spontanément de pourvoir
aux premières nécessités de la future communauté, et M. Maré-
chal put écrire aimablement : " Les contemplatives sont comme
les petits oiseaux du ciel ! Elles ne sèment point, mais elles ont
toujours du pain à manger et un nid pour se reposer."
Le mois de mai se passa en préparatifs de toutes sortes, à
Saint-Hyacinthe et à Notre-Dame-de-Grâce. Le 4 juin, jour de
la Fête-Dieu cette année-là, Mère Catherine-Aurélie nomma les
" missionnaires " qui partiraient pour Montréal. Cette fois
encore, elle fit le sacrifice de son assistante — c'était alors Mère
Marie-du-Saint-Esprit — qu'elle désigna comme supérieure de la
notivelle mission. Les autres " élues " furent les Sœurs Saint-
Alphonse, Marie-du-Crucifix, Marie-Réparatrice, Marie-de-Saint-
Hyacinthe, Marie-de-l'Eucharistie, Saint-Louis-de-Gonzague,
Saint-Jean-l'Évangéliste, Saint-Bernard et Sainte-Fébronie. La
cérémonie, comme celle qui avait naguère précédé le départ pour
Toronto, fut très solennelle. " Levez-vous et allez, disait, à la
fin de son allocution, la fondatrice à ses filles. Allez accomplir la
volonté de Dieu. En ce moment, les anges vous regardent avec
complaisance et vos sœurs de la terre envient votre bonheur.
Recevez l'assurance de ma constante afiFection et acceptez mes
remerciements pour les services que vous avez rendus à la commu-
nauté . . . Pardonnez-nous, à vos sœurs et à moi, les manquements
qui auraient pu vous faire de la peine. Oubliez tout ... Je vous
lègue mon amour brûlant pour le Précieux Sang, ma soif du
salut des âmes et l'esprit de mon cher institut. . ." Le 13 juin,
après avoir été pieusement préparées au sacrifice par le dévoué
M. Raymond, les partantes se mettaient en route. Le 14 enfin,
elles étaient installées, dans leur modeste logis de Notre-Dame-
de-Grâce, au cours d'une cérémonie à l'église, présidée par Mgr
Bourget, qui fut d'un éclat indescriptible. " On n'aurait pu faire
210 MÈBE CATHEBINE-AUBÉLIS
ni mieux, ni davantage, écrit l'annaliste, pour la réception d'un
roi ! "
Mgr LaRocque et M. le grand-vicaire Raymond, les co-fonda-
teurs, et Mère Catherine-Aurélie, la fondatrice, celle-ci amenant
avec elle sa nièce, la petite Marie, devenue novice sous le nom
d'Aurélie-de-Jésus, avaient tenu à accompagner les missionnaires
pour les installer dans leur " mission ". Ils assistaient, par consé-
quent, à la belle cérémonie du 14. L'église était comble. Les
religieuses voisines de la Congrégation, les sœurs des anciennes
maîtresses de Mère Catherine-Aurélie à Saint-Hyacinthe, qui se
montrèrent très prévenantes pour les arrivantes, se trouvaient là
également, comme aussi les principales dames de la paroisse.
Les jeunes filles du célèbre couvent de Villa-Maria firent les frais
du chant. M. Raymond prêcha, et, naturellement, il traita du
Précieux Sang. M. le curé Maréchal prononça ensuite une jolie
allocution de bienvenue. Puis, l'évêque-officiant, Mgr Bourget,
procéda à la bénédiction de la cloche du monastère, à laquelle
il donna les noms de la sainte Vierge, de Mgr LaRocque, de mada-
me Chaput, femme du donateur, et de la fondatrice : Marie,
Joseph, Hélène et Aurélie. Comme de juste, M. Maréchal ayant
pensé à tout, il y avait quantité de parrains et de marraines, et la
collecte fut fructueuse ! Elle se monta à mille piastres environ.
Enfin, ce fut, au chant du Vent Creator, l'entrée des " miséion-
naires " dans leur logis provisoire.
Immédiatement avant ce dernier acte de la cérémonie, Mgr
Bourget voulut bien prendre la parole. Il avait alors 75 ans d'âge
et il était évêque depuis près de 40 ans. Nombre de communautés,
qu'il avait créées lui-même où qu'il avait fait venir de France
depuis 1840, lui devaient la vie à Montréal, et, nous le savons,
il n'avait pas peu contribué à la naissance même du Précieux-
Sang de Saint-Hyacinthe. Son prestige,, non seulement à Montréal,
mais dans tout le pays, était considérable. Son allocution à ses
DE LA FOND. DB N.-D.-DE-ORÂCE AUX ÉLBCTION8 DE 1877 211
nouvelles iBlles, qui constitue un si bel hommage à leur œuvre,
mériterait beaucoup mieux que d'être signalée au passage. "C'est
à Bethléem, leur disait-il en présence de cette brillante assemblée,
que vous entrez aujourd'hui. Les commencements des grandes
choses de la religion sont d'ordinaire pauvres. Presque toujours,
elles naissent dans une crèche. C'est pour que nous ne soyions
occupés que du ciel. Vous avez quitté votre diocèse, votre famille
religieuse, vos saintes directrices et vous êtes accueillies ici aux
acclamations de tout un peuple réjoui . . . Mais vous aurez des
croix, vous devez vous y attendre, c'est votre mission de souffrir
pour combattre le bon combat ... Il y a beaucoup de piété dans
cette ville de Montréal, mais aussi il s'y commet beaucoup de
mal. Vous êtes ici comme des jeunes Davids, vous allez être
mises en présence d*un terrible Goliath. Vous souffrirez pour
demander et obtenir pardon pour les uns, pour édifier les autres
et pour intercéder à la place de ceux que le tourbillon des affaires
distraie des choses de Dieu ..." L'évêque de Germanicopolis prit
à son tour la parole. " Vous annoncez des croix à mes filles,
Monseigneur, prononça-t-il. Vous dirai-je que la même pensée
m'est venue au cours de ces cérémonies ? Cette pompe et ce triom-
phe, ne serait-ce pas le jour des Rameaux f Non, ce peuple sera
constant. Cependant, comme vous, Monseigneur, je dis à mes
filles qu'elles doivent s'attendre à souffrir. Si ce n'est pas de la
part des hommes, ce sera de la part de Dieu, ou de la part du
démon, ou encore de celle de leur propre esprit, et ce ne sera pas
ce qui leur sera le moins sensible." Mgr Bourget ajouta un mot :
* Elles ont dû, vos filles, Monseigneur, apprendre la science de la
croix ! **
Le dimanche, 21 juin, on lut en chaire le mandement de Mgr
l*évêque de Montréal, du 12 du même mois, annonçant au diocèse
l'arrivée à Notre-Dame-de-Grâce des Sœurs du Précieux-Sang.
Aux dix congrégations religieuses qui se partageaient dans Mont-
212 MÈRE CATHERINE- ATTBÉLIE
réal les œuvres de charité et d'éducation, le saint évêque se disait
très heureux d'ajouter cette communauté vouée à la contem-
plation. " Cette communauté est encore jeune, écrivait-il, elle
compte à peine quatorze ans d'existence. Mais elle a pris naissance
sous nos yeux, elle a été formée à la vie religieuse par des maîtres
expérimentés, elle a été arrosée avec soin des eaux vivifiantes de
l'instruction religieuse, de la grâce divine et du Précieux Sang. . .
La voix de cette communauté contemplative, comme celle de la
tourterelle de l'Écriture, s'est fait entendre... Elle a retenti
dans notre voisinage avec des gémissements ineffables . . . Elle
proclame avec l'Église, à toutes les heures du jour et delà nuit:
" Que le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ garde vos âmes
pour la vie éternelle! ". . .Mgr Bourget entrait ensuite dans de
belles considérations pour établir quels avantages ce serait de
posséder au pied du Mont-Royal cet institut, pour l'affermisse-
ment des bons dans le bien, pour la préservation de ceux qui sont
exposés à tomber dans le mal, pour le salut surtout des pauvres
pécheurs. " 0 Agneau de Dieu, divin Jésus, terminait-il, après le
dispositif qui réglait les conditions de l'installation de la commu-
nauté nouvelle, vous qui avez lavé nos robes et purifié nos cons-
ciences dans votre sang adorable, afin de nous préparer au festin
de vos noces . . . , nous vous en supplions, daignez bénir cette
nouvelle œuvre qui commence ici sous les auspices de votre
sang divin. Arrosez-la de cette divine rosée qui la rende féconde
et lui fasse porter des fruits abondants de salut ! "
Ce témoignage rendu à la grandeur et à l'efficacité de leur
œuvre, et venu de ?i haut, ne pouvait pas ne pas toucher profon-
dément les cœurs sensibles de Mère Catherine-Aurélie et de ses
filles, non seulement à Notre-Dame-de-Grâce, mais aussi à
Saint-Hyacinthe et à Toronto. A quelques jours de là, l'évêque
de Saint-Hyacinthe, Mgr Charles LaRocque, qui vivait à Belœil,
ainsi que nous l'avons déjà dit, écrivait, en date du 16 juin, une
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GrAcE AUX ÉLECTIONS DB 1877 213
lettre pastorale sur la fête du Précieux Sang, dans laquelle, à son
tour, il rendait un bel hommage à l'œuvre de son prédécesseur
dans la fondation de l'institut. Après avoir rappelé comment le
pape Pie IX, alors glorieusement et douloureusement régnant,
avait été amené, à son retour de l'exil de Gaëte, en 1850, à instituer
cette fête pour honorer spécialement le sang divin qui a sauvé le
monde, et qu'on adore à si juste titre depuis la cène et le calvaire,
Mgr de Saint-Hyacinthe se félicitait que son diocèse eût su, grâce
à ses deux prédécesseurs, répondre, " plus qu'aucun autre peut-
être ", à la grande voix du pape appelant les âmes à la glorification
du Précieux Sang. Parlant ensuite de l'institut de Mère Catherine-
Aurélie en particulier, il écrivait : " Le ciel a béni cette œuvre.
Fondée sans aucunes ressources, elle a été soutenue par des
libéralités inattendues que la Providence lui a envoyées. Des
sujets en grand nombre lui sont venus de toutes parts. Véritable
grain de sénevé, elle a pris, là même où elle est née, à Saint-
Hyacinthe, de grands développements. Bientôt, une tige s'en est
détachée pour être transplantée à une grande distance ..."
Ayant aussi signalé, avec faveur, la fondation de Notre-Dame-
de-Grâce, qui se faisait à ce moment, cinq ans après celle de
Toronto, Mgr l'évêque continuait en traitant longuement et
doctement du bien fondé doctrinal de la dévotion au Précieux
Sang. Ajouté à celui de Mgr Bourget, ce témoignage de sympathie,
donné à leur œuvre par leur évêque diocésain, était bien de
nature, on le comprend sans peine, à encourager puissamment
Mère Catherine-Aurélie et ses pieuses filles.
La fondatrice demeura plusieurs semaines à Notre-Dame-de-
Grâce. Sa compagne de voyage, sa nièce Sœur Aurélie-de-Jésus,
devait faire là sa profession, dans l'église paroissiale, le 15 août.
Mgr de Germanicopolis vint la préparer et recevoir ses vœux,
et ce fut Mgr Pinsonnault, évêque de Birtha, qui avait pris sa
retraite à l'évêché de Montréal, après avoir été le premier évêque
214 MÈBE CATHEBINB-AtJBÉLU!
de London de 1856 à 1866, qui prêcha le sermon de circonstance
sur l'importance de la vie contemplative. Le 18 août, Mgr La-
Rocque, Mère Catherine-Aurélie et sa compagne, maintenant
professe, retournaient à Saint-Hyacinthe. Tout le temps qu'elle
avait vécu à Montréal, la fondatrice n'avait cessé, comme naguère
à Toronto, de recevoir des visites et d'être l'objet de la véné-
ration de tous. Elle en manifestait souvent sa surprise et sa
confusion à ses filles, leur répétant même avec larmes qu'elle était
indigne de toute cette attention et que Dieu, en se servant d'elle
pour activer la foi et la piété de tant de gens, utilisait un bien
pauvre instrument. Le 19 août, au lendemain de son retour à
Saint-Hyacinthe, elle leur écrivait : " Je vous ai quittées, maii je
suis avec vous plus que jamais peut-être, parce qu'ici on ne parle
que de vous . . . J'ai retrouvé au cher berceau d'autres enfants
toutes joyeuses de me revoir et exprimant leurs transports avec
une expression qui m'allait au cœur. La joie d'être avec elles et le
regret de vous avoir quittées se confondaient en moi avec une
force singulière... Aimons en souffrant, mes bien-aimées filles,
mêlons ensemble le sang et les larmes de nos cœurs déchirés par
la séparation et offrons-les à Jésus comme un calice d'actions
de grâces. . . Je ne saurais oublier vos dignes voisins et voisines,
doués d'âmes si sensibles et si bonnes. Oh ! dites-leur à tous que
je les aime de cet amour qui se sent pressé de donner ... Je leur
donne le sang de Jésus, mon unique trésor. Je leur donne le fruit
de mes petits sacrifices et de mes souffrances. Je leur donne en un
mot tout ce que Notre-Seigneur me permet de donner. Il sait, lui,
jusqu'où va ma reconnaissance. Saluez-les pour moi, remerciez-les
pour moi, sauvez-les avec moi. Puis, faites le bonheur de votre
père spirituel (M. Maréchal)., comme vous faites celui de votre
aiinante mère."
Au mois de novembre suivant, vu le nombre de postulantes qui
se présentaient à Notre-Dame-de-Grâce, Mgr Bourget décida
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-Ob1cB AUX ELECTIONS DE 1877 215
d'ouvrir un noviciat et fit une ordonnance fixant cette ouverture
au 13, jour de la fête de saint Stanislas Kostka. Mère Catherine-
Aurélie, en revenant d'un voyage à Toronto, put se donner la
consolation d'y assister. La cérémonie fut présidée par Mgr Fabre,
évêque coadjuteur de Mgr Bourget depuis le 1er avril 1873.
Mgr de Germanicopolis, qui était venu préparer saintement la
communauté à l'événement, commenta heureusement l'ordon-
nance de l'évêque de Montréal, montrant que la confiance du
vénéré prélat créait à ses chères filles une obligation nouvelle
d'être plus complètement fidèles à leurs devoirs d'adoratrices-
expiatrices. Il les plaça spécialement sous le patronage de saint
Stanislas, le si parfait modèle des novices et des religieux. Il leur
proposa comme programme de vie, le molto du jeune saint;
** Peu de choses avec beaucoup d'obéissance. " Cinq jeunes vierges
commençaient, ce jour-là, leur noviciat. Mère Marie-du-Saint-
Esprit fut nommée maîtresse des novices et Sœur Marie-Répa-
ratrice sous-maîtresse. En exhortant ses nouvelles enfants à
beaucoup de courage, la fondatrice, avant de les quitter, le 21
novembre, leur dit : " La croix est un pont divin par lequel il
faut absolument passer pour aller au ciel," C'est là une parole
qui est dure à la nature, mais combien elle est juste et vraie! On ne
se donne à Dieu et à la contemplation qu'à cette condition. Celui
ou celle qui veut suivre Jésus jusqu'au bout, doit d'abord se
renoncer et accepter la croix — Qui vult post me venire, ahneget
semetipsum et tollat crucem.
A Saint-Hyacinthe aussi, cela va sans dire, on s'efforçait d'en-
trer dans l'esprit de la croix pour mieux suivre Notre-Seigneur et
rendre davantage kommage à son Précieux Sang. Dans une lettre
du 20 septembre de ce même automne, à ses filles du monastère
de la montagne, ainsi qu'elle appelle la maison sise au pied du
Mont-Royal, la fondatrice annonce que, depuis le 17, un véritable
cloître existe avec de sévères grilles au berceau de l'institut.
216
MEBE CATHERINE- AUBELIE
" Cette bien-aimée clôture, écrit-elle, va nous donner roecasion
de faire plus d'un sacrifice. Je la bénis pourtant avec amour, non
pas parce qu'elle nous sépare de nos amis, mais parce qu'elle
nous contraint de nous immoler davantage pour eux et pour
notre œuvre." — " La maison-mère, ajoute-t-elle, pourra ainsi
donner l'exemple de la sévérité claustrale aux deux autres monas-
tères. Les visites ne seront reçues qu'au parloir, et il ne s'y trouve
pas un seul petit guichet. Tout effet ou papier, que l'on veut
passer à une Sœur, devra être confié à la portière, qui, comme il
est dit dans la règle, les remettra tout de suite à la supérieure.
De plus, aucune visite ne sera reçue après 5 h. 30, à moins de
raisons exceptionnelles. Je vous mentionne toutes ces décisions,
approuvées et bénies par Mgr le fondateur, pour qu'elles soient
la règle chez vous comme ici. . ."
L'institut avait désormais trois monastères. Qu'adviendrait-il
de l'esprit d'union entre les Sœurs des diflérentes maisons ?
Naturellement, les fondateurs désiraient ardemment qu'il se
conservât. " Rien, je m'en flatte, écrivait Mère Catherine-
Aurélie, le 26 décembre 1874, à ses filles de la montagne, ne vien-
dra jamais affaiblir ces chaînes si douces et si sacrées qui feront de
nos petites bergeries une seule et même communauté, ayant
les mêmes règles, les mêmes usages et coutumes et le même
esprit." Et Mgr Joseph, le vénéré fondateur, disait pareillement,
dans sa lettre du 1er janvier 1875, aux Sœurs de Notre-Dame-
de-Grâce : " Oh ! qu'il plaise au Seigneur de maintenir toujours
dans la plus étroite et la plus fraternelle union les divers monas-
tères de l'institut ! Qu'il n'y ait entre eux qu'un même esprit
et que leurs communes règles soient toujours l'objet de leur affec-
tion ! Que chaque maison appréhende de jamais donner l'exemple
de la moindre " dégénération " dans ces dispositions qui causent
tant de bonheur aujourd'hui ! " C'était aussi le sentiment de
Mgr Bourget. Peu de temps après la fondation de Notre-Dame-
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-OrAcE AUX ÉLECTIONS BE 1877 217
de-Grâce, il écrivait, en effet, à Mgr Joseph : " Toutes les fonda-
tions doivent demeurer tendrement et fortement unies au berceau
de l'institut. S'il est vrai de dire en général que l'union fait la
force et que, suivant l'oracle de Notre-Seigneur, tout royaume
divisé tombe en ruines, cela doit bien surtout s'entendre des
branches d'une communauté. En se séparant les unes des autres,
elles ne doivent pas cesser de vivre de la même sève, afin de porter
les mêmes fruits. . ."
Mais l'union, surtout entre des maisons cloîtrées, doit s'entendre
avec de nécessaires restrictions. Dès le 18 janvier 1875, Mgr
Joseph, répondant à ses filles de Montréal, qui avaient exprimé
le désir de posséder encore leur chère Mère Catherine-Aurélie
au milieu d'elles, leur disait : " La retraite va commencer ici le
3 février, votre Mère est souvent malade, ce voyage est difficile.
Et puis, pour être franc avec vous, je dois vous avouer que cet
bonne Mère n'est pas tout à fait libre de suivre les mouvements
de son cœur à ce sujet. Nos Seigneurs les évêques, surtout celui
de Saint-Hyacinthe (Mgr Charles), ne verraient pas d'un bon
œil un voyage si rapproché de ceux qu'elle a déjà faits. Il faut
compter, vous le comprenez, avec la manière de voir des premiers
supérieurs, qui sont les anges gardiens des épouses de Notre-
Seigneur. Sous ce rapport, je dois m'incliner comme vous. Il faut
donc refouler dans vos cœurs votre filial désir. Je suis tout triste
avec vous, mais ma raison redresse le penchant de ma tendresse.
Abnégation donc ! Offrons ce sacrifice à Jésus et à sa sainte mère ! "
L'abnégation, la croix, nous savons déjà que Mère Catherine-
Aurélie ne voulait rien autre chose, ni pour ses filles, ni pour elle-
même. Le 13 mai 1875, nous lisons sous sa plume à l'adresse de la
supérieure du monastère de la montagne : " Vous êtes sur le
chandelier, ma chère fille, vous êtes la fondatrice d'une maison . . .
Je cède à l'impulsion de mon cœur, je vous donne pour livre de
sagesse et de science la croix rougie du sang de notre Jésus et je
218 II&BE CATHEBINE-AUBÉLIE
laisse à votre mystique époux le soin de vous expliquer toutes
les grandeurs et toutes les beautés de cet ineffable don ..." Le
11 juin, pour l'anniversaire du 14, elle écrit à la même, mais à
l'intention de toutes ses filles : " Recueillez bien soigneusement
les enseignements qui découlent pour vous des bienfaits du
Seigneur. Apprenez à aimer d'autant plus que vous êtes plus
aimées, à pimer comme des vierges, à vous immoler comme des
victimes, unissant toujours la pénitence à l'amour, puisque
l'amour sans la pénitence est une fleur sans fruit. . ." Enfin, le
30 juin, préludant à la fête du Précieux Sang, elle écrit encore,
toujours aux mêmes : " J'attends tout du sang divin de Jésus. Il
me semble que, dimanche prochain, Dieu vous regardera comme
des créatures nouvelles, toutes rajeunies dans le sang de son fils
et que Jésus lui-même pourra se dire avec délice : " Voilà les
vierges que le vin de mon sang a fait germer et qui sont toutes
blanches et toutes aimables comme je voudrais qu'elles fussent
toujours ! "
Le 15 juillet 1875, l'évêque de Saint-Hyacinthe, Mgr Charles
LaRocque, mourait à l'Hôtel-Dieu de sa ville épiscopale, d'une
maladie qui le minait depuis longtemps, à 66 ans d'âge, 43 ans de
sacerdoce et 9 ans d'épiscopat. Nous avons déjà raconté qu'il
avait presque toujours vécu à Belœil, loin de son évêché, et qu'il
s'était occupé moins qu'il ne l'aurait fait en d'autres circonstances
de ses Sœurs du Précieux-Sang. Mais nous savons de même qu'il
ne leur avait pas ménagé ses encouragements et que toute sa
bienveillance leur était acquise. Au<!si, a-t-on gardé de lui dans
rin«titut un excellent souvenir. Le fait qu'il était le cousin de
Mgr Joseph et qu'il le laissa à peu près gouverner la communauté
à sa guise n'a pas manqué sans doute d'y contribuer. Cinq jours
avant de mourir, le 10 juillet, sentant venir sa fin, et pour se con-
former à une " recommandation expresse " de Rome, il avait
pourvu le diocèse pour la vacance du siège et nommé adminis»
DB LA FOND. DB N.-D.-DB-GrAcB AUX âLBCTIONS DB 1877 219
trateur l'un de ses grands- vicaires (les autres étaient Mgr Joseph
et M. Raymond) qui était aussi son chancelier, M. l'abbé Louis-
Zéphirin Moreau. Le 19 novembre suivant le même M. Moreau
était élu évêque de Saint-Hyacinthe, et il était sacré par Mgr
Taschereau et prenait possession le 16 janvier 1876. Secrétaire de
l'évêché depuis 1852, bras droit tour à tour de Mgr Prince et des
deux Mgr LaRocque, curé de la cathédrale et vicaire général
depuis 1869, à quatre reprises administrateur du diocèse, Mgr
Moreau était qualifié comme personne pour le haut poste d'honneur
auquel il était appelé. Il devait gouverner le diocèse jusqu'à sa
mort (24 mai 1901). En montant sur le siège épiscopî«l de Saint-
Hyacinthe, il devenait, par le fait, le premier supérieur du Précieux-
Sang. Comme son prédécesseur, il laissa cependant, en grande
partie, la gouverne spirituelle du monastère à Mgr Joseph, ce qui
ne l'empêcha pas d'en garder la haute surveillance, ni d'intervenir,
quand il le jugea à propos, et avec une fermeté parfois plutôt
rude, ainsi que nous le verrons dans la suite.
Cependant, nous l'avons dit, les constructions du monastère
de Saint-Hyacinche, de 1872 à 1876, étaient restées en plan. De-
puis le départ de M. Lecours, en septembre 1873, on se demandait
qui le remplacerait dans le rôle ingrat de pourvoyeur matériel
ou de père nourricier. On priait avec ferveur saint Jojeph, mais,
comme avait dit l'annaliste, le bon ^aint ne se pressait pas.
Son heure vint l'année même de l'accession de Mgr Moreau au
trône épiscopal. Un nouveau Joseph, en chair et en os, fut donné
par la Providence à l'institut, et ce fut M. l'abbé de la Croix.
Ce prêtre distingué, très versé dans les beaux-arts et d'un talent
d'organisateur hors pair, était natif de France. Charles-Marie-
Gabriel-Roch-Gaston de la Croix de Ca stries de Mérangues et
Ganjac — un nom de la noblesse évidemment — était né à Paris,
le 7 octobre 1836, nous apprend le dictionnaire de M. l'abbé
Allaire, et il avait été ordonné prêtre, le 29 janvier 1869, à Feld-
220 MÈRE CATHEBINE-AURÉLIE
kirke, en Autriche. On le trouve à Montréal en 1874 et il vint
résider à Saint-Hyacinthe en 1875. Il semble bien qu'on ne connut
jamais rien, ou à peu près, au Canada, de son passé, et il reste,
même pour l'institut qu'il a obligé avec tant de zèle et d'intel-
ligente activité, un personnage assez mystérieux. Il fut aumônier
au Précieux-Sang, ou tout au moins il y séjourna en qualité
d'hôte de Mgr LaRocque, de 1875 à 1882. Il partit ensuite pour
les Etats-Unis et l'on n'eut de lui, après cette époque, que fort peu
de nouvelles. La tradition se conserve au monastère, et d'ailleurs
ses multiples noms et prénoms l'indiquent suffisamment, que
M. de la Croix appartenait à une très grande famille. Il est sûr,
en tout cas, qu'il était parent ou allié du comte de Montalembert.
Ce prêtre de France était un artiste dans tous les genres. Il excel-
lait, en particulier, dans les arts de l'architecture et de la peinture.
D'une discrétion parfaite, qui ne laissait pas que d'intriguer un
peu, sur tout ce qui le concernait personnellement, il était par
ailleurs assez ouvert et communicatif . Sa piété, pour tous ceux qui
l'ont connu, était évidemment sincère, mais elle avait un brin
d'excentricité qui ne plaisait pas à tous. Il ne fut jamais très
répandu, ni très populaire, dans les milieux du clergé de Saint-
Hyacinthe. Tous cependant rendaient hommage à son zèle.
Pendant les six ans qu'il passa au Précieux-Sang, son dévouement
à l'œuvre fut inlassable et au-dessus de tous les éloges. Si l'on en
croit un renseignement particulier, dont nous n'avons pu toute-
fois vérifier l'exactitude, il serait mort quelques années après la
fondation du monastère du Précieux-Sang de Portland, qui se
fit en 1892, dans un hôpital de San Francisco, en Californie.
Peu de temps après son arrivée à Saint-Hyacinthe, au prin-
temps de 1876, M. l'abbé de la Croix se sentit la confiance de
continuer l'œuvre de M. Lecours, et il ofifrit à la communauté
de diriger les travaux nécessaires à l'achèvement de l'intérieur de
la chapelle et du chœur des religieuses. Avec l'approbation de Mgr
DE LA FOND. DE N.-D. -DE-GRÂCE AUX ÉLECTIONS HE 1877 221
Moreau, on acquiesça à sa généreuse proposition. Sans tarder, il
se mit à l'œuvre. " Homme d'initiative et de ressources remar-
quables, lisons-nous au Livre d'or, architecte, peintre, décorateur,
artiste en tous les genres, l'abbé de la Croix engagea un certain
nombre de menuisiers et de maçons, dont il dirigeait lui-même
les travaux. En quelques jours, une grande partie du plancher et de
la voûte était terminée, ainsi que la grille du chœur, la balus-
trade et un autel romain fort convenable." Toujours est-il que,
le 19 juillet, l'exercice public du mois du Précieux Sang se faisait
dans la nouvelle chapelle et que, le 28, pour la première fois, on
y disait la messe. Les travaux avaient été interrompus pendant
quatre ans, mais le nouveau Joseph se montrait expéditif. " Pour
la circonstance (celle de la première messe), raconte encore le
Livre d'or, le temple, pauvre et nu, avait été décoré le mieux qu'on
avait pu. Nos annales précisent que tout y était rouge et blanc.
Sept autels temporaires avaient été érigés dans la vaste enceinte
en l'honneur des sept effusions du Précieux Sang. Sur cinq de
ces autels, le saint sacrifice fut offert simultanément. Les cinq
officiants étaient Mgr Moreau, Mgr de Germanicopolis, M. le
grand-vicaire Raymond, M. Desmazures, sulpicien de Montréal,
et un jeune prêtre, qui disait ce matin-là sa deuxième messe, M.
l'abbé Saiil Gendron . . . Quel délicieux et émouvant spectacle pour,
nos cœurs que celui que présentaient à nos yeux ces cinq ministres
du Seigneur, tous revêtus de chasubles rouges, célébrant, pour la
première fois, dans notre nouveau sanctuaire, la messe votive
du Précieux Sang! "
Ce n'était cependant qu'une sorte de prise de possession
temporaire. Pendant plusieurs mois, on dut poursuivre les travaux,
et, chaque fois qu'on faisait là un exercice, et c'était plutôt rare-
ment, il fallait, tout de suite après, reporter le saint Sacrement
au tabernacle de la maison blanche. Enfin, le 8 décembre 1876,
en la fête de l'Immaculée Comception, Notre-Seigneur prenait
222 MÈRE CATHEBINB-AURéLIB
possession de la nouvelle chapelle, et, les religieuses, de leur
chœur. La communauté quittait pour toujours le petit sanctuaire
aimé, où, depuis le 14 septembre 1863, s'étaient faites toutes les
vêtures et toutes les professions, et où, depuis treize ans, on avait
vécu en adorant et en expiant. H y a quelque chose de triste dans
tout ce qui finit. Les adieux à la modeste chapelle ne se firent pas
sans serrement de cœur et sans quelques larmes. Au dernier
exercice, le soir de la veille du 8 décembre, Mgr Joseph rappela en
termes émus les jours écoulés dans ce lieu béni, les prières et les
sacrifices offerts à Jésus, les grâces qu'on y avait reçues. Sentant
le besoin de rendre un hommage de gratitude aux deux généreux
pères nourriciers que la Providence avait suscités, il ajouta ; " A
peu près vers l'époque où se fondait votre institut, il y avait, en
France, un cœur de jeune homme qui se trouva épris d'une vive
dévotion envers le Précieux Sang. Devenu un prêtre fervent, ce
jeune homme est venu au Canada. Il a connu et aimé votre œuvre.
Avec quelle générosité et quelle activité il s'y dévoue, vous le
savez. Je suis heureux de vous le dire, mes chères filles, et je vous
le dis avec un sentiment de vive gratitude, sans le premier bien-
faiteur que fut M. Lecours, nous n'aurions pas pu commencer
nos constructions, et, sans le généreux M. de la Croix, nous n'au-
rions pas pu les continuer." Et l'on chanta le Te Deum.
Le 16 janvier 1877, la nouvelle chapelle fut solennellement bé-
nite. C'était au premier anniversaire de la consécration de Mgr
Moreau. Une délicate attention du digne évêque avait fixé ce jour,
qui devait naturellement réunir à Saint-Hyacinthe nombre de
prêtres et même y amener quelques évêques, pour la pieuse céré-
monie. Elle fut consolante, pour Mère Catherine-Aurélie et pour
ses filles, autant qu'elle fut imposante. Mgr Fabre, le nouvel
évêque de Montréal, la présida. Le 8 septembre 1876, Mgr Bourget,
chargé d'ans et de mérites, annonçait, en effet, dans une JLettre
'pastorale remarquable de dignité et d'humilité personnelle, que le
\
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GR ACE AUX ÉLECTIONS PB 1877 223
Saint-Siège avait, le 19 juillet précédent, accepté sa démission
comme évêque de Montréal. Son coadjuteur depuis 1873, Mgr
Edouard-Charles Fabre, lui succédait par le fait même. Né à
Montréal (20 février 1827), le nouvel évêque de ce diocèse, avait
fait ses humanités au séminaire de Saint-Hyacinthe, puis, après
un séjour d'étude à Issy (Paris), il avait été ordonné prêtre à Mont-
réal par Mgr Prince (23 février 1850). Élu évêque de Gratianapolis
et coadjuteur de Mgr Bourget, le 1er avril 1873, il avait été sacré
à l'église du Gésu (Montréal), par Mgr Taschereau, le 1er mai
suivant. C'était en un sens un enfant de Saint-Hyacinthe, et
c'était un doux et un pacifique. Mais, comme tous ceux qui ont
conscience de leurs responsabilités, il tenait à ses vues, quand il
les savait ou les croyait justes. Pour la direction d'une communauté
cloîtrée, par exemple, nous verrons qu'il estimait plus conve-
nable la séparation assez complète d'une maison-fille d'avec la
maison-mère, surtout si les deux étaient sises dans des diocèses
différents. Il vint avec bonheur, lui qui aimait tant les cérémonies
religieuses, présider, le 16 janvier 1877, celle de la bénédiction
de la nouvelle chapelle du Précieux-Sang, à laquelle la coïncidence
du premier anniversaire du sacre de Mgr Moreau contribua à
donner un si bel éclat. Trois évêques, note la chronique, et pas
moins de cinquante prêtres y assistaient.
Le prêtre dévoué qui dirigeait Mère Catherine-Aurélie depuis un
quart de siècle, et qui était aussi le père spirituel de toute la
communauté depuis sa fondation, le bon M. Raymond, était là»
radieux, au milieu de cette imposante assemblée d'évêques et de
prêtres. Mais il assistait à la bénédiction de la chapelle de son cher
Précieux-Sang revêtu d'une nouvelle dignité. Dès la première
année de son épiscopat, en effet, Mgr Moreau avait demandé au
Saint-Père d'honorer la personne et les mérites du vénérable supé-
rieur de son séminaire, et le pape Pie IX avait nommé M. Ray-
mond prélat de sa maison pontificale. Les documents oflSciels
224 MÈBE CATHERINE-ATTKÉLIE
arrivèrent à Saint-Hyacinthe le 15 août. On devait dire mainte-
nant— et avec quelle joie on le disait au Précieux-Sang! — Mgr
Raymond. Son nouveau titre ne changeait en rien, on le conçoit,
ses habitudes de vie et de dévouement. Au cours de l'avent de
1876, il écrivait, empêché, ce jour-là, de lui faire sa visite accou-
tumée, à la fondatrice, ce billet très simple, mais significatif:
" Quand je ne puis aller vous voir, je m'entretiens de vous avec
Jésus. Je le prie de vous parler lui-même, de vous suggérer les
sentiments qu'il demande 'de votre cœur, de vous éclairer de sea
lumières sur les moyens de tendre à la perfection et sur l'emploi
de votre charge. Il m'entend, en ce moment, demander pour vous
ce que j'ai demandé pour moi-même à l'oraison de ce matin, la
conviction profonde que nous ne pouvons absolument rien faire
de bon sans la grâce divine et la détermination d'implorer fré-
quemment le secours du ciel. Sentons notre misère devant la
grandeur de Dieu et la condescendance extrême qu'il a de se
servir de nous pour faire du bien aux autres. " Ajoutons tout de
suite qu'au mois de juillet suivant, le 26, Mgr Raymond, à la
création du chapitre diocésain, qu'installerait, le 15 août, Mgr
Conroy, délégué apostolique ad tempus au Canada, devait être
fait chanoine et prévôt.
La joie de Mgr Joseph, cela va se soi, en constatant les progrès
de l'œuvre qui lui était également chère, n'était pas moins vive
que celle de Mgr Raymond. Le 6 janvier 1877, écrivant à ses filles
de Toronto, il leur annonçait la cérémonie de la bénédiction de
la chapelle en des termes qui le laissent bien voir : " Si mes jambes,
leur disait-il, me refusent leurs services, il est loin d'en être ainsi
de ma mémoire, de mon imagination et de mon cœur. Aussi tout
cela se tourne-t-il vers vous avec vivacité et tendresse. . . Depuis
plusieurs mois, je suis dans ma soixante-dixième année. A mesure
que je vieillis, je comprends davantage que notre conversation
doit être au ciel. " Mais les intérêts légitimes de la terre, conti-
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GrAcE AUX ÉLECTIONS DE 1877 225
nuait-il en substance, ne me laissent pas indifférent. " Je tiens à
vous écrire quelques lignes au sujet des travaux d'achèvement du
monastère-berceau. La chapelle est prête à recevoir la bénédiction
solennelle le 16 courant, dans l'après-midi. Ce sera un gentil
petit sanctuaire lorsqu'il aura reçu plus tard ses ornements. Le
chœur des Sœurs est presque achevé, si j'en excepte les stalles.
Votre Mère et toutes vos Sœurs sont enchantées de le voir silen-
cieux et si propre au recueillement. Il reste encore à achever, si la
Providence le veut, le rez-de-chaussée et le troisième étage, plus
les infirmeries. L'excellent M. de la Croix nous a beaucoup aidé.
11 a payé de sa bourse et s'est imposé des fatigues énormes. Veuille
le bon Dieu exaucer nos prières reconnaissantes et le récompenser !
Nous avons vu que, pendant que se continuaient les travaux
des constructions du monastère de la maison-mère, l'infatigable
fondatrice se dépensait au service de ses chères enfants, à Saint-
Hyacinthe même, à Toronto et à Notre-Dame-de-Grâce. Outre
les voyages, qu'elle devait espacer, mais qui étaient encore assez
fréquents, sa correspondance, en se multipliant, exigeait d'elle
un labeur considérable. Et pourtant, elle était bien souvent
souffrante et elle tenait, autant qu'il lui était matériellement
possible, à donner l'exemple de l'assistance aux exercices régu-
liers. C'est dire, en peu de mots, que la charge de la supériorité
lui devenait de plus en plus absorbante et lourde à porter. Bientôt,
des divergences de vues se manifesteraient — elles commençaient
déjà en 1876 — entre les supérieurs majeurs, au sujet des relations
entre les diverses maisons, qui compliqueraient encore sa situation.
L'art du gouvernement n'est pas d'un maniement facile. Il faut
être ferme sans rudesse, bon sans faiblesse, et ce n'est pas toujours
aisé à la pauvre nature humaine, qui penche plus ou moins d'un
côté ou de l'autre, alors que le véritable esprit de Dieu veut pour-
tant qu'on tienne entre l'un et l'autre un juste équilibre. N'y a-t-il
pas des supérieurs qui brisent parfois sous prétexte de réformer.
226 MÈRE CATHERINE-AURéLIE
et d'autres qui laissent tout faire pour ne pas blesser et faire de
la peine ? Mère Catherine-Aurélie penchait peut-être vers la
bonté. Mais, sachant généreusement se faire violence à elle-
même, elle n'hésitait pas, quand son devoir le lui commandait, à
reprendre et à corriger.
Elle savait, disons-nous, se faire violence à elle-même. Toute
sa vie, elle en a donné des preuves. Au cours de cette période, par
exemple, qui va de 1874 à 1877, que de fois, dans ses innom-
brables lettres, on en trouve l'expression manifeste ! Ne pouvant
tout citer, rappelons au moins quelques-unes de ses déclarations
les plus catégoriques à ce sujet. Parmi ses correspondants du
temps, il y avait un riche négociant de Montréal, bienfaiteur
insigne du monastère de la montagne, à qui elle écrivait réguliè-
rement, et qui a pieusement conservé ses lettres. Que de choses
édifiantes on y peut lire ! " Je vous remercie, écrit-elle (24 décem-
bre 1873), des bons souhaits que vous me faites pour la nouvelle
année. Je les accepte avec reconnaissance, même celui d'une
longue vie dans l'exil de la terre. Mais je vous supplie de retran-
cher celui qui implore en ma faveur une santé florissante. Veuillez
me croire, mon bon monsieur, ce serait le plus triste cadeau que
le ciel pût me faire. J'aime mes souffrances, tout ce qui m'immole
et me sacrifie, tout ce qui me fait ressembler davantage à la
victime sanglante que j'ai prise pour modèle et que je suis avec
bonheur à la trace de ses épines. Oui, j'aime mes douleurs, comme
l'avare aime ses richesses, et je ne voudrais pas en perdre une
seule. .." — " L'affection surnaturelle qui nous lient à nos
bienfaiteurs, lui dit-elle une autre fois (23 août 1874), ne ressemble
pas à l'affection (purement) humaine. Celle-ci, en effet, vit de
jouissances, tandis que la nôtre vit de sacrifices. Mais elle n'en
est que plus forte, puisqu'elle porte le cachet du Dieu du calvaire."
— " Le bon Dieu permet que vous ayiez à souffrir dans votre
cœur et dans vo.3 aspirations les plus intimes, ajoute-t-elle un an
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-OkAcE AUX ÉLECTIONS DB 1877 227
plus tard (14 mars 1875). Je vous dirai, avec un saint évêque,
que cette souffrance ne fait qu'enlever un peu de boue à vos
sandales . . . Sans la souffrance, les âmes seraient toujours infirmes
et débiles, elles n'acquèreraient jamais cette vigueur et cette
générosité qui fontles héros de la foi chrétienne ..." — Au cours de
la semaine sainte de 1876, écrivant au même, elle insiste de nouveau
sur l'importance du sacrifice (10 avril) : " Vendredi, ce sera le
grand jour de la douleur et de l'immolation. Consentirez-vous
à vous tenir avec nous au pied de la croix ? Oui, n'est-ce pas ?
Car, vous savez bien qu'il faut des Jeans, des Nicodèmes et des
Cyrénéens, pour pleurer avec les Maries et les Madeleines et leur
aider à recueillir le Précieux Sang, à l'empêcher d'être profané,
à le répandre sur le monde ? . . . " Quel beau langage et comme on
sent, même sous la froide écorce de lettres vieilles de cinquante
ans, qu'il jaillissait de source, sans efforts et tout naturellement !
De ces affectueuses exhortations à la souffrance, rapprochons cette
autre, qu'elle adresse vers le même temps à une jeune fille : " Si
mes pauvres prières peuvent être efficaces, enfant trop chère, je
t'asdure que le sang de Jésus coulera délicieusement sur toi et
qu'il te rendra le joug (du Seigneur) doux comme le baiser d'une
mère . . .
A lire ce que Mère Catherine-Aurélie écrivait ainsi à ses corres-
pondants de l'extérieur, on imagine aisément ce qu'elle devait
écrire, et surtout ce qu'elle aimait à dire, à ses filles en Dieu. Nous
n'insistons pas davantage, car nous en avons précédemment donné
plus d'un exemple. Son humilité, son esprit de foi, son amour de
la souffrance, sa générosité à se dévouer et, par-dessus tout, son
culte au Précieux Sang, voilà où était sa force. C'est dans ces
sentiments élevés que, depuis seize ans, elle gouvernait, sous
l'œil de Mgr LaRocque et celui de Mgr Raymond, son institut de
vierges rouges et blanches. Pendant toute cette première période
de la vie de la communauté, qui va de 1861 à 1877, les Annales
228 MÈBE CATHEBINE-AURÉLIE
ne parlent pas d'élections à Saint-Hyacinthe, et il nous semble
bien que la fondatrice, de par l'autorité des évêques diocésains qui
s'étaient succédé, et du consentement au moins tacite de toutes
ses filles, avait porté la charge de la supériorité sans autre élection
formelle, ou, dans tous les cas, que si des élections avaient eu lieu,
elles s'étaient faites à peu près toutes seules. Peu de temps après
la bénédiction de la nouvelle chapelle (16 janvier 1877), Mgr
Moreau décida qu'on procéderait, le 6 février, à des élections
absolument régulières et selon toutes les prescriptions canoniques.
En annonçant à ses filles, le 27 janvier, cet événement important,
Mère Catherine-Aurélie leur recommanda d'accepter cette déci-
sion de Mgr l'évêque diocésain comme l'expression de la volonté
de Dieu et surtout de bien prier pour attirer sur les prochaines
élections la bénédiction du ciel.
Le 6 février donc, Mgr de Saint-Hyacinthe, accompagné de
Mgr Joseph et de Mgr Raymond, se rendait à la salle de la com-
munauté, où étaient déjà réunies les Sœurs qui avaient droit de
prendre part à cette élection. " Après le chant du Veni creator,
raconte l'annaliste, notre vénérée Mère vint se mettre à genoux
au milieu du chœur et prononça les paroles suivantes : " Monsei-
gneur, — Je me démets aujourd'hui de la charge de supérieure des
Sœurs du Précieux-Sang, au nom du Père et du Fils et du Saint-
Esprit, et je demande pardon des fautes que j'ai commises en
cette charge." Mgr Moreau lui répondit : " Ma chère fille, —
J'accepte votre démission et j'espère que Notre-Seigneur vous
pardonne les fautes que vous avez pu commettre. Allez en paix. "
Les votes furent ensuite déposés dans la petite boîte préparée à
cet effet. Mgr le président l'ouvrit et Mgr Raymond, faisant l'office
de secrétaire, compta les voix... Le moment d'attente ne fut
pas long. Comme nous l'avions espéré et désiré, le nom de notre
mille fois aimée Mère Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang fut
proclamé comme étant celui de l'ange gardien et consolateur que
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GrIcE AUX ÉLECTIONS DE 1877 229
Dieu voulait bien nous laisser encore pour nous guider vers lui.
Malgré la solennité de la circonstance, un sourire de bonheur
illumina toutes nos figures. Notre Mère, toute confuse et toute
rouge, s'agenouilla de nouveau pour accepter le fardeau qui lui
était imposé. Mgr de Saint-Hyacinthe lui adressa alors à peu près
ces paroles : " Dieu veut, ma chère fille, que vous continuiez
à diriger ce monastère que vous avez fondé pour la glorification
du Précieux Sang, quoique vous en soyiez la plus indigne. Ayez
confiance, Notre-Seigneur vous aidera ! De mon autorité épis-
copale je confirme l'élection qui vient d'être faite et je vous déclare
supérieure du monastère du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe, au
nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit." On sonna alors pour
réunir toute la communauté et Monseigneur présenta aux reli-
gieuses leur ancienne et nouvelle supérieure, en leur disant d'aller,
en signe d'obéissance, lui baiser la main. Cette cérémonie tou-
chante s'accomplit au milieu de l'émotion générale. Des larmes
de bonheur coulaient de tous les yeux. Mgr Moreau et ses deux
vénérables assistants paraissaient eux-mêmes émus. En nous
donnant sa main à baiser, notre chère Mère répétait à chacune,
en s'inclinant vers elle : " Je vous donne Marie pour mère."
Quand cette obédience fut terminée, Mgr de Saint-Hyacinthe
entonna le Te Deum. Il fut chanté avec une expression d'indicible
joie." Nous aurions vraiment mauvaise grâce à alourdir de quelque
commentaire que ce soit ce compte rendu éloquent.
En faisant ces premières élections régulières et canoniques sous
les regards de leur évêque et de leurs deux co-fondateurs, les
Sœurs du Précieux-Sang, et en particulier leur très honorée Mère
en se démettant d'abord de sa charge et en acceptant ensuite de la
porter de nouveau, se soumettaient à Dieu et pratiquaient l'obéis-
sance. " Epouses de Jésus-Christ et vierges victimes, leur avait
dit naguère Mgr Moreau, dans son mandement d'entrée (16
janvier 1876), à elles aussi bien qu'aux autres religieuses du
230 MÈKE CATHEBINE-AtJRÉLIE
diocèse, pensez à nous dans vos pieuses oraisons, dans vos saintes
veilles, dans vos mortifications et dans les saci'ifices de toutes
sortes que vous vous imposez pour votre sanctification et pour
la conversion des pauvres pécheurs. " Depuis, la sollicitude du
nouvel évêque les avait constamment entourées. Il avait voulu
fêter avec elles, en quelque manière, son premier anniversaire
d'épiscopat. De tout cela, elles lui étaient reconnaissantes. Elles
priaient pour lui, elles pensaient à lai, ainsi qu'il le leur avait
demandé. Et elles savaient que la meilleure façon de penser
devant Dieu à un supérieur, c'est encore de lui obéir. Les élections
suivantes devaient avoir lieu au bout de cinq ans, ou plutôt
à la fin de l'année 1881, en décembre.
Avec un nouveau courage, Mère Catherine-Aurélie reprenait
son fardeau. Être supérieure, pour elle, c'était d'abord et avant
tout travailler au bien spirituel de ses filles. Se trouvant à Notre-
Dame-de-Grâce, à Montréal, elle écrivait à ses enfants du
monastère de Saint-Hyacinthe, le 3 mai 1877 : " Dans les rapports
que j'ai eus déjà avec les religieux et les religieuses amis de notre
œuvre, j'ai pu constater que, dans le diocèse de Montréal, évêques
et supérieurs travaillent énergiquement à réprimer tout ce qui,
dans les maisons religieusei, sietntirait tant soit peu la mondanité
et le sensualisme du siècle . . . On veut que tout soit simple, sans
luxe, sans aucun indice qu'on se souvient des aises du monde . . .
Grâce à Dieu, ju?qu'ici, nos dignes supérieurs nous ont maintes
fois répété que, s'ils voyaient en nous des imperfections, du moins
ils constataient qu'il y avait chez nous l'éloignement du monde
et l'amour de la pénitence . . . Mais l'œil d'une mère est pers-
picace et découvre quelquefois, à l'état de germe, des misères qui
donnent de l'appréhension pour l'avenir . . . Que mon assistante et
mes conseillères veillent, qu'on observe les saintes règles, qu'on
s'avertisse mutuellement, qu'on ne se permette rien de profane
et de mondain ! . . . La maison de Saint-Hyacinthe, je crois, et
DE LA FOND. DE N.-D.-DE-GR AcE AUX ÉLBCTIONa DE 1877 231
j'en suis humiliée, a été, sur ce point, dépassée par celle de Mont-
réal . . . Pardonnez-moi si je parais vous crucifier chaque jour
davantage. Ce n'est que pour vous rendre plus heureuses en vous
rendant plus saintes ..."
Deux jours après, le 5 mai, elle mandait à Mgr Joseph : " Tout
le monde ici est plein de vous. . . Mes filles ont-elles besoin de
vous redire leurs sentiments et leurs vœux reconnaissants ? Vous
les devinez trop bien. Au reste, elles et moi, pourrons-nous jamais
assez vous remercier de votre dévouement, de vos soins, de vos
sacrifices et de vos bienfaits, de tout le bonheur dont vous avez
rempli notre solitude, de tout ce que vous y avez répandu de paix ?
Nous nous avouons vaincues et il n'y a qu'au ciel que nous saurons
reconnaître les angéliques journées que vous nous aurez fait
passer sur cette terre de larmes."
A M. l'abbé de la Croix, qui avait tant travaillé pour diriger
les constructions du monastère, elle écrivait, alors qu'il s'était
rendu àMontréal, pour y faire sa retraite, au mois d'août suivant :
" Je n'essaie pas de vous dire tous me» souhaits et tous mes vœux
pour le bien de votre âme de prêtre et d'ami de Jésus durant ces
jours de grâces et de salut. Vous les connaissez. Vous savez avec
quelle sainte passion, si j'ose ainsi dire, je voudrais vous voir de
plus en plus saint, de plus en plus parfait, l'âme ornée de toutes
les vertus sacerdotales ... Je ne sais si je suis présomptueuse, mais
il me semble que, ni en France, ni ailleurs, il n'y a pas d'âmes qui
vous veulent et vous souhaitent plus de bien que certaines âmes
du monastère du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe. "
Le cœur débordant de pieuses sollicitudes pour ses chères filesl
et de respectueuse gratitude pour tous les bienfaiteurs que la
Providence donnait à son institut, Mère Catherine-Aurélie accom-
plissait ainsi son devoir dans la vie. Elle voyait à tout et elle pensait
à tout. L'heure allait venir bientôt, où elle devrait, plus que
jamais, passer par la voie de la tribulation. Son âme était prête.
232
MÈRE CATHEKINE-AURéLIE
Dans l'obéissance toujours et dans le respect des autorités cons-
tituées, mais avec une calme fermeté pour le soutien de "l'esprit"
de sa fondation, elle garderait, au milieu de tous les embarras et
de toutes les souffrances, un cœur vaillant. Et c'est pourquoi
peut-être, même aux jours de sa vie où, extérieurement, elle
paraîtrait plus accablée et plus faible, elle resterait, au vrai, plus
puissante en actes comme en vertus. A cœur vaillant, dit l'adage
rien d'impossible !
CHAPITRE IX
Des premières élections régulières de 1877 aux événements de 1882
(1877-1882)
Sommaire. — Achèvement des constructions. — M. l'abbé de la Croix et l'œuvre
des petits contrats. — Chapelle ** trop belle ! " — Épreuves pour la fondatrice.
— Cause du refroidissement avec la maison de Montréal. — Mgr Raymond
explique les choses. — Le 25e d'épiscopat de Mgr Joseph. — La part qu'y
prend le Précieux-Sang. — Consolations venues à Mère Catherine-Aurélie
de sa propre famille, la " petite Aurélie ". — Ses beaux sentiments pour son
vieux père. — Ses multiples occupations. — Le charme de ses lettres. — Ses
remerciements aux souscripteurs des " petits contrats ". — Elle encourage ses
filles de Toronto. — Gêne dans les relations avec Montréal. — La confrérie
du Précieux-Sang voit son siège transporté dans la chapelle des Sœurs. —
Voyage à Rome de Mgr Moreau. — Mère Catherine-Aurélie lui écrit au
sujet de l'approbation des constitutions. — Mgr Joseph s'occupe de la rédac-
tion de ces règles. — Il en écrit aux Sœurs de Toronto. — Mère Catherine-
Aurélie, qui se trouve là, lui répond. — Elle écrit de nouveau, à ce sujet, &
Mgr Moreau, à Rome. — Pas de suites immédiates. — Mort de plusieurs
Sœurs. — Vie fervente. — La gêne persiste avec Montréal. — Une détente. —
L'œuvre se continue. — Le travail de rédaction de Mgr Joseph. — Mandement
de Mgr Moreau approuvant les constitutions. — Réélection de Mère Cathe-
rine-Aurélie comme supérieure (12 décembre 1881). — • Elle aurait volontiers
déposé le fardeau, l'une de ses lettres en témoigne.
|U monastère de Saint-Hyacinthe, Notre-Seigneur était
désormais plus convenablement logé. Il habitait, en
tout cas, une enceinte assez vaste pour y recevoir ses
amis, et, tout à côté de lui, ses pieuses adoratrices.
Mais M. l'abbé de la Croix n'avait pas fini sa besogne.
jâ chapelle et le chœur auraient bien eu besoin sans doute
d'être décorés. Cela devait venir en 1S86. Pour l'instant,
ce qui pressait le plus, vu l'accroissement constant du personnel
de religieuses et de novices — il s'élèverait, en novembre 1882,
à 47 professes, avec 4 novices et 2 postulantes, sans parler des
234 MÈRE CATHERINE-AUHÉLIE
35 religieuses des monastères de Toronto et de Montréal et de 15
défuntes — c'était l'achèvement de l'intérieur du maître-corps
des bâtisses, c'est-à-dire la construction et l'aménagement des
cellules, des infirmeries et des divers oflSces. M. de la Croix se
multipliait sans s'épargner. Tous les dimanches et chaque fois
que les circonstances s'y prêtaient, il prêchait et il quêtait à la
chapelle. D'autre part, il profitait de ses nombreuses relations à
Montréal, dans tout le pays, et même en France, pour insinuer aux
uns et persuader aux autres que l'œuvre à laquelle il se vouait
était digne de tous les encouragements et de toutes les générosités.
Dieu permit que, bien souvent, ses délicates ouvertures eussent
du succès. Les libéralités furent nombreuses et substantielles.
Avec l'autorisation des évêques, l'entreprenant et si zélé abbé
visita, dans leurs cures respectives, les prêtres amis de l'institut.
Il les prévenait à l'avance de son intention d'aller les voir, indi-
quant le but de sa visite. La plupart, pour ne pas dire tous,
annonçaient, pour le dimanche suivant, un sermon et une quête,
et, à chaque endroit, M. de la Croix quêtait après avoir prêché.
Les recettes provenant de cette source furent abondantes. De
plus, on avait des abeilles au monastère et quelques-unes des
tourières de la communauté réussissaient " admirablement "
la confection du savon. Convaincu qu'il ne faut rien négliger
devant les multiples exigences de constructions coûteuses et que
c'est avec les petits cours d'eau que la nature alimente les grandes
rivières, M. l'abbé obtint qu'on utilisât, pour ses constructions,
ces modestes ressources. Mais cette double industrie fut surtout
riche en promesses. Et, nous le répétons, le temps pressait.
M. de la Croix eut alors l'idée de ce qu'on a appelé les petits
contrats. Ce fut, en une autre édition, l'histoire connue de l'œuf
de Colomb ! Voici en quoi consistait ce projet, et bientôt cette
œuvre, que Mgr Moreau avait bien voulu approuver, encourager
et bénir. Le petit contrai supposait naturellement deux parties
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 235
contractantes : les Soeurs Adoratrices du Précieux-Sang d'une
part et, d'autre part, leurs amis souscripteurs et bienfaiteurs.
Toute personne qui s'engageait à donner trois piastres par année
pendant cinq ans à l'œuvre de l'institut recevait un blanc de
contrat — billet promissoire d'un nouveau genre — par lequel
toutes les religieuses s'obligeaient à céder à l'intention de cette
personne une part perpétuelle, c'est-à-dire pour toute leur vie
jusqu'à leur entrée au ciel, de leurs prières et œuvres satisfac-
toires. Les contractants souscripteurs, eux, pouvaient s'acquitter
tout de suite de leurs obligations, en versant quinze piastres au
trésor de l'œuvre. Les religieuses, par contre, s'engageaient pour
toujours. Rien de plus simple, on le voit, étant donné que,
depuis longtemps, nombre d'amis et de fervents recouraient aux
bons offices devant Dieu des adorai rices-expiatrice.s. Mais, comme
dans l'histoire de l'œuf du grand découvreur, il fallait y penser.
Et c'est M. l'abbé de la Croix qui eut ce mérite. L'œuvre fut
lancée le 19 mars 1878, jour de la fête de saint Joseph, le pour-
voyeur à qui on avait accoutumé de s'adresser avec tant de
confiance, depuis qu'il avait " décidé " Mgr Joseph, à l'origine,
à faire la fondation. C'était, cet appel nouveau à la charité,
comme une semence pleine de promesses qu'on jeta, un peu par-
tout, aux quatre vents du ciel, là où l'on espérait trouver une
terre bien préparée, nous voulons dire des cœurs généreux. Et
voici, d'après l'annaliste, à qui nous empruntons la substance
de ce récit, ce qu'il advint de la verte semence : " Saint Joseph,
lisons-nous sous sa plume quatre mois plus tard (25 juillet 1878),
nous exauce vraiment au-delà de nos espérances. Déjà, nous
comptons plus de quatre cents souscripteurs (ce qui assurait six
mille piastres environ) à l'œuvre de nos petits contrats. Dans plu-
sieurs localités, des zélateurs et zélatrices dévoués s'occupent
à nous en chercher d'autres. Mgr de Saint-Hyacinthe, Mgr de
Germanicopolis et Mgr Raymond ont voulu être nos premiers
236 MÈRE CATHERINE-AXJRÉLIE
contracteurs. A leur suite, nous trouvons les noms d'un grand
nombre de messieurs du clergé des différents diocèses de la pro-
vince et même des États-Unis. Plusieurs citoyens éminents nous
envoient, avec leur souscription, les meilleurs témoignages d'inté-
rêt et d'estime. On dirait que le sang de Jésus fait passer un
souflSe de dévouement et de charité sur les âmes chrétiennes en
notre faveur. Puisse le divin maître, en retour, les combler de
ses bénédictions en exauçant les vœux de nos cœurs reconnais-
sants ! "(12)
Très confiant, mieux encore, moralement certain que cette
initiative réussirait, M. de la Croix, dès le 18 jan^âer 1878, avait
fait reprendre les travaux de l'intérieur du maître-corps et de
Tachèvement du chœur des religieuses qui n'avait pas encore
de stalles. Ce prêtre-artiste, qui possédait aussi le sens de l'orga-
nisation pratique, avait précédemment beaucoup voyagé dans
nombre de beaux pays. Il avait visité, en Europe, quantité de
monastères de moines et de moniales. Il paraissait si renseigné
sur ce qui convenait qu'on lui abandonna absolument la direction
des travaux. Quand tout fut terminé, à l'été de 1879, Mgr de
Saint-Hyacinthe permit pour quelque temps la visite du cloître aux
personnes du dehors. Le 14 septembre de cette même année,
l'annaliste note, en effet, qu'au grand contentement de la commu-
nauté, Mgr Moreau a fait fermer, ce jour-là, le monastère aux
nombreux visiteurs qui affluaient " depuis plus de quatre mois ".
(12) L'œuvre des petits contrats a continué de subsister et d'être bénie, nous
apprend, en 1911, l'auteur du Lirre d'or. Non seulement plusieurs évêques y
prirent intérêt, mais le pape Pie X lui-même a bien voulu signer l'un de ces petits
contrats. Le 1er mai 1905, Mgr Paul LaRocque, évêque de Sherbrooke, et cousin
des deux Mgr LaRocque de Saint-Hyacinthe, présentait au pieux pontife, de
regrettée mémoire, pour approbation, l'un de ses modestes billets d'affiliation à
l'œuvre du Précieux-Sang ! Le pape lut le blanc du petit contrat, mais avant de le
signer, il remarqua en souriant " qu'il fallait payer quelque chose ". " Quant à
cela, très Saint Père, je m'en charge ", répartit Mgr de Sherbrooke. Comme de
juste, à son retour au Canada, Mgr Paul LaRocque a tenu à payer la dette du
pape ! L'anecdote nous a paru trop jolie pour que nous ne la rapportions pas,
au moins en hors-texte. — Note de l'auteur.
DBS ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 237
Le 27 novembre 1879, eurent lieu la bénédiction du monastère et
l'inaugurotion de la clôture. La cérémonie fut présidée par Mgr
Raymond en l'absence de Mgr Moreau, en voyage à Rome. Le
genre de style que M. de la Croix avait adopté était nouveau au
Canada. " Très distingué, très imposant, lisons-nous au Livre d'or,
en même temps que très élégant, ce genre fut trouvé " trop beau "
par quelques-uns. On oubliait sans doute, ou on ignorait, qu'une
construction tant de fois reprise et qui, chaque fois, avait dû
répondre à tant de besoins divers, ne pouvait pas ne pas contenir
quelques défectuosités architecturales. M. de la Croix s'était
appliqué à les faire disparpître, quand il avait fallu donner de
l'ensemble à l'édifice, et cela, au moyen d'arceaux plus ou moins
prononcés et multipliés, soit par nécessité, soit par symétrie.
Il en résulta que ces arceaux, d'un fort bel effet, parurent " trop
beaux "... Mère Catherine-Aurélie, émue de ces critiques, com-
muniquait un jour ses appréhensions à un Père Jésuite, de ses
amis : " Ce n'est pas assez simple, me dit-on, c'est trop riche. . . "
— " La seule richesse que je vois là, répartit le Père, c'est celle
de l'intelligence et du bon goût. M. de la Croix a réalisé l'idéal
d'un monastère de contemplatives. On ne sera jamais triste et
on ne s'ennuiera jamais, Aurélie, dans votre monastère, et cela
c'est excellent. " Une autre fois que quelqu'un des visiteurs
louait " le magnifique intérieur du monastère ", la fondatrice
répliqua, non sans quelque ironie : " On ne cesse pas de me dire
que mes filles sont des saintes, eh ! bien, j'ai voulu les mettre
toutes vivantes dans un reliquaire ! " La vérité vraie, c'est que
l'excellent abbé de la Croix avait su faire beau, sans donner dans
aucun luxe intempestif et en restant dans la note juste. Aussi»
disons-le tout de suite, quand il partit pour d'autres cieux vers
1882, on garda, et on a depuis toujours gardé, au monastère de
Saint-Hyacinthe, son souvenir et sa mémoire en bénédiction.
Dans ce " reliquaire ", comme avait dit plaisamment la fonda-
trice, que devenaient les " reliques vivantes ", et, dans les maisons-
238 MÈRE CATHERINE-AUBéLIE
filles de Toronto et de Notre-Dame-de-Grâce, comment se con-
servait " l'esprit " de l'institut ? Hélas ! sur notre pauvre terre,
même chez les plus saints et les mieux intentionnés, il faut tou-
jours qu'il y ait des ennuis et des tribulations. Il n'y a pas ici-
bas de beau ciel sans nuage. D'une façon ou d'une autre, il faut que
les épreuves viennent. De 1876 à 1882, l'institut du Précieux-Sang
et sa fondatrice-supérieure en eurent leur large part. Les premiers
nuages vinrent, croyons-nous, du pied de la aïontagne de Montréal
et de M. Maréchal. Non pas, certes, que nous voulions, en quoi
que ce soit, mettre en doute la sincérité dans le désir du bien et la
pureté des intentions de ce très digne prêtre. Mais, nouj l'avons
dit, il aimait à agir par ses propres moyens. Deux ans après la
fondation de " son " monastère, il manifestait déjà une certaine
froideur à l'endroit de la maison-mère. Le 26 février 1876, Mère
Catherine-Aurélie écrivant à la supérieure de Notre-Dame-de-
Grâce, après avoir pieusement insisté sur l'importance de la fidélité
aux moindres points de la règle des Sœurs du Précieux-Sang,
ajoute : " Votre cher père supérieur est-il malade ? J'avais compris
que c'était lui qui devait vous prêcher la retraite... Vu qu'il
prend une si grande part à votre œuvre, soyez assez ferventes
pour obtenir de Notre-Seigneur qu'il lai fasse comprendre qu'il
ferait mieux de faire quelques apparitions au monastère de Saint-
Hyacinthe. Autrement, nos Pères (fondateurs) ne pourront se
défendre d'être gênés et défiants avec lui . . . Si quelque chose lui
a fait de la peine, pourquoi ne pas s'expliquer, ne pas le pardonner,
ne pas l'oublier?... Si quelques petites humiliations lui sont
venues par nous, ou à cau^e de nous, pourquoi ne pas s'en réjouir
au lieu de se laisser abattre et de se cacher ? Ah ! Que je souffre de
l'état actuel des choses ? " Il faut croire que la tension persista,
car, deux ans plus tard, dans une lettre fort délicate, adressée au
curé lui-même, tout en se réjouissant de ce que M. Maréchal
veut faire du Précieux-Sang l'œuvre de sa vie, elle lui mande
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 239
expressément (28 mai 1878) : " Je savais que si des nuages
avaient pu empêcher les rayons de votre charité de pénétrer
aussi chauds (que jadis) jusqu'aux personnes, du moins ils n'avaient
pas mis d'obstacles à ce qu'ils se répandissent sur l'œuvre elle-
même ..." Et, à la fin de cette même lettre, elle disait encore :
" Maintenant que le fleuve ow6/iesten pleine navigation (en ce sens
qu'on y navigue de part et d'autre), je me demande s'il ne vous
amènera pas plus souvent au monastère de Saint-Hyacinthe?
Cela me semblerait nécessaire pour prouver l'eflîcacité de son
action sur vous, soit dit sans rancune et sans malice. . ."
Il est naturel de se demander quelle était la cause prochaine ou
éloignée de ce refroidissement. Le point est a«isez difficile à élucider
à la distance où nous sommes de ces événements et parce qu'on
en parle avec une réserve qui s'explique dans les correspondances
du tempi. Les appels à l'unité de la fondatrice écrivant à ses
filles de la montagne l'indiquent probablement. " Jésus veut, leur
précisera-t-elle le 27 décembre 1878, que nous soyions une armée
de vaillants guerriers pour combattre contre tout ce qui n'est pas
l'esprit religieux ... Il veut que nous marchions en lignes serrées,
appuyées les unes contre les autres par l'unité la plus parfaite . . .
Il veut que nous ne formions qu'un seul corps d'armée marchant
au même combat et à la même victoire, n'ayant toutes qu'un seul
drapeau à notre tête et un seul mot d'ordre pour signe de ralliement.
Notre étendard, vous le connaissez, mes filles, c'est la croix teinte
du sang de Jésus ; notre mot d'ordre, c'est celui du sacrifice ..." On
se rappelle que M. Maréchal avait affirmé, en 1874, qu'il ne voulait
pas fonder une nouvelle communauté. Il nous semble que, en
1878, il avait quelque peu évolué. Mais nous aurons occasion d'y
revenir. A ce premier motif de désunion, il s'en joignait d'autres.
" Pour cette affaire de votre terrain, écrivait Mgr Jo.5eph, le
4 septembre 1877, à la supérieure de Notre-Dame-de-Grâce, comme
pour toutes celles qui vous concernent, je me tiens, non dans
240 MÈKE CATHERINE- AURÉLIE
rindifférence, mais dans un entier dégagement personnel. Il en
est de même de certaines questions qui intéressent tout Tinstitat.
J'en laisse volontiers la décision à la sagesse des trois prélats
(ceux de Saint-Hyacinthe, de Toronto et de Montréal) qui protè-
gent les Sœurs du Précieux-Sang dans leurs diocèses. Mais le
moment est désiré par moi, où, de leur commun consentement,
l'œuvre que j'ai ébauchée sera parachevée. Le bon Dieu voudra
bien me laisser voir l'exécution de ce désir avant ma mort, qui
ne peut se faire longtemps attendre... Certains désaccords
entre les opinions de ces évêques empêchent l'adoption finale de
quelques mesures. Ainsi, Mgr Lynch est très opposé à l'adoption
du bréviaire romain et l'opinion du pro-légat (Mgr Conroy), que
j'ai consulté, paraît être tout à fait la même (celle de Mgr Fabre
était à l'opposé) . . . Sans doute, si je consulte les apparences,
d'autres dissonnances ont déjà surgi . . . De là mon désir d'une
entente commune. Je l'attends en tout dégagement ..."
Pour respectueuse qu'elle fût des supérieurs majeurs, ces
tiraillements ne laissaient pas, évidemment, que d'embarrasser
et de gêner Mère Catherine-Aurélie. Nous verrons en plu.^ que
cette sorte de tension devait avant longtemps s'accentuer encore,
quand s'y ajouterait l'oppression de voir le souffle de l'indé-
pendance agiter jusqu'à l'âme de quelques-unes de ses filles. En
attendant, comme il arrive toujours, le bon Dieu lui accordait des
consolations. C'était d'abord la constance de la bienveillance
de ceux qu'elle appelait si justement " nos Pères ". Au mois de
mai 1877, comme elle se trouvait en visite à Notre-Dame-de-
Grâce, Mgr Raymond lui écrivait : " Je suis affligé de ce manque
d'expansion que vous trouvez dans vos filles de Montréal. J'ai
l'intime conviction qu'il y a chez elles, pour vous, l'affection la
plus tendre, la confiance la plus entière. Mais elles interprètent
mal ce qui a pu leur être dit sous le rapport de la direction. Voici
comment je m'explique les choses. Mgr Fabre, frappé des abu.*»
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 241
\
de la direction dans quelques communautés, a voulu mettre en
force un rescrit venu de Rome. . . Il est dit dans ce document,
émanant de l'autorité papale, que " la manifestation de la con-
science dans la direction doit se borner à la transgression publique
des constitutions et au progrès dans les vertus, et cela non obliga-
toirement mais facultativement ". Ce sont les paroles textuelles.
Il est évident, par la teneur même de ce rescrit, qu'il n'est pas
interdit à une Sœur de s'ouvrir à sa supérieure sur les aridités
qu'elle peut éprouver, sur la manière dont elle fait l'oraison, sur
les grâces particulières qu'elle peut recevoir, et de lui demander
des avis pour la pratique des vertus. Il y a là un champ encore
assez large pour qu'une supérieure puisse faire beaucoup de bien
à ses Sœurs. . . Je regrette l'interprétation donnée à ce qu'a pu
dire Mgr l'évêque de Montréal . . . J'ai moi-même souffert de ce
qu'à Notre-Dame-de-Grâce aucune des Sœurs que j'ai formées
à la vie religieuse, et dirigées plus ou moins longtemps, ne m'ait
demandé un entretien spirituel . . . J'ai été un peu blessé, je ne
devrais peut-être pas le dire, de ce qu'on ne m'ait pas dit un
mot des quatre lettres que j'ai écrites aux nouvelles professes.
Néanmoins, dans mes divers voyages à Montréal, j'ai reçu tant
de témoignages d'affectueuse disposition de leur part que je
n'accuse nullement leur cœur d'indifférence à cette expression
de mon intérêt à leur égard. Je crois que Dieu permet de temps à
autre des choses de cette nature pour qu'on agisse uniquement
pour sa gloire et avec un zèle parfaitement désintéressé, exempt
de toute recherche de satisfaction personnelle. Je suis persuadé,
ma chère fille, que, malgré la retenue dont vous pouvez avoir à
vous plaindre, vous ferez avancer les Sœurs que vous visitez dans
les voies spirituelles. . ." C'était là de bien bonnes lignes à lire.
Mais elles font voir aussi que la fondatrice avait à souffrir.
Son autre père consolateur, Mgr Joseph, ne lui ménageait pas
non plus sa sympathie. On fit, en octobre 1877, le vingt-cinquième
242 MÈRE CATHEHTNE-AtTRÉLIE
anniversaire d'épiscopat du vénéré prélat, et cette fête des noces
d'argent eut lieu tout naturellement au Précieux-Sang. Dans une
circulaire au clergé, datée du 1er de ce mois, Mgr Moreau avait
annoncé l'événement. " Nous savons tous, écrivait-il, ce que Mgr
de Germanicopolis à fait pour le diocèse. Sa vie presque toute en-
tière s'est consumée au service de notre Eglise, et, quoique
retiré aujourd'hui des affaires, il n'en continue pas moins à se
dévouer à son bien et à sa prospérité, en priant dans sa solitude
pour le succès de ses œuvres et en dirigeant ses instituts religieux
avec un zèle qui me pénètre pour ma part de la plus vive recon-
naissance. Je remercie le ciel tous les jours de m'avoir laissé pour
guide et pour conseil ce pieux et savant pontife, qui voulut bien
m'honorer de sa confiance lorsqu'il était chargé de l'adminis-
tration de ce diocèse, et qui, aujourd'hui, m'est d'un si puissant
secours dans les labeurs et les difficultés qui se rencontrent dans
l'accomplissement des multiples devoirs de la charge pastorale. . .
J'ai dû faire violence à la modestie du digne prélat, à son amour
du silence et de la retraite, pour l'amener à consentir à figurer
dans ce beau jour, mais j'ai compris que j'avais un devoir à
remplir..." Comme, cette année-là, le 28 octobre, jour anni-
versaire du sacre de Mgr Joseph en 1852, tombait un dimanche,
Mgr de Saint-Hyacinthe fixait le 25, jeudi précédent, pour la
célébration du jubilé d'argent. Mgr Joseph devait assister " paré "
à la grand'messe, dans la chapelle du Précieux-Sang.
Il est à peine besoin de dire que personne plus que Mère Cathe-
rine-Aurélie et ses filles n'entra avec ferveur dans le véritable
esprit de cette célébration des noces d'argent épiscopales du tant
vénéré fondateur. Nous n'en voulons rapporter qu'un seul témoi-
gnage. " Au milieu de ce concert de voix qui s'élèvent de toutes
parts pour féliciter Votre Grandeur de ce qu'il lui est donné de
voir un si beau jour, écrivait-on le 24 octobre du monastère de
Notre-Dame-de-Grâce au vénérable jubilaire, nous aimons à
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 243
croire, Monseigneur, que votre cœur de père et de fondateur se
plaira particulièrement à écouter celle» de vos vierges du Précieux-
Sang. C'est pourquoi les absentes du cher berceau, ne formant
qu'un seul cœur avecleursbien-aimées sœurs de Saint-Hyacinthe,
s'unissent à elles et à leur chère mère pour vous offrir l'hommage
de leurs respectueuses et filiales félicitations à l'occasion du
vingt -cinquième anniversaire de v^otre si fructueux épiscopat ..."
Et l'on souhaitait au jubilaire de voir le jour de ses noces d'or, ce
qui l'aurait conduit en 1902, à 94 ans ! De Toronto, pareillement,
les meilleurs vœux furent adressés au vénéré père et fondateur.
A Saint-Hyacinthe même, on le comprend, ils ne furent pas moins
ardents. La fondatrice, mieux que toute autre, connaissait la
bonté de ce grand cœur, et, mieux que personne, elle s'entendait
à exprimer les plus beaux sentiments. A quelque temps de là, le
11 décembre 1877, elle écrivait aux Sœurs de Notre-Dame-de-
Grâce : " Quel fondateur le ciel nous a donné ! Plus tard, celles
qui nous succéderont diront sans doute : " Que ne l'avons-nous
vu, que ne l'avons-nous connu ! " Et il leur semblera que, si elles
avaient vécu de son temps, elles auraient été plus ferventes, plus
régulières, plus véritablement filles du Précieux-Sang. Nous qui
avons le bonheur de le posséder, sachons en profiter et en remer-
cier le Seigneur. . ." Et le 20 février 1880, elle écrira encore, aune
religieuse, en parlant du vénéré Mgr Joseph : " Que de fois je l'ai
vu se renoncer, supporter avec une patience de saint mille petites
contrariétés, s'accuser de nonchalance et de tiédeur, quand
il est visible que son cœur est un perpétuel foyer de sainte ferveur
et d'héroïque amour. En présence de cette vertu si forte, si suave
et si belle, comme je trouve la mienne pauvre !. . . Oh ! c'est
bien ainsi que Jésus aime en esprit et en vérité, c'est bien ainsi
que devrait l'aimer une victime fidèle et généreuse. . . Demandez
pour moi le pardon et la grâce de marcher sur les traces de notre
commun Père ..."
244 MÊBE CATHEHINE-AURÉLIE
De sa famille aussi, de ceux qui lui étaient unis par les liens
du sang, venaient à Mère Catherine-Aurélie de saintes joies.
Le 10 juillet 1878, nous lisons sous la plume de l'annaliste :
" L'anniversaire de naissance de notre Mère s'est passé dans la
prière et dans un joyeux recueillement. . . Pour bouquet de fête,
nous lui avons offert la petite Aurélie (sa nièce, sœur de la petite
Marie, devenue Sœur Aurélie-de-Jésus) vêtue du costume des
novices. L'enfant paraissait toute fière d'être transformée en
petite Sœur et se promenait gravement, les mains sur son scapu-
laire . . . Notre mère s'amusa beaucoup des gentillesses de l'enfant,
et nous eûmes la joie de voir que rien ne pouvait lui plaire devan-
tage que ce bouquet vivant. . ." Et, moins d'un an après, le 26
février 1879, l'annaliste raconte : " La petite Aurélie compte
aujourd'hui ses trois ans accomplis. Les supérieurs ont permis
de l'admettre définitivement au monastère, pour y être élevée à
l'ombre de l'autel, comme autrefois Marie au temple de Jéru-
salem. Mgr de Germanicopolis a voulu faire lui-même la céré-
monie de sa présentation devant ses parents réunis et émus.
Notre Mère et Sœur Aurélie-de-Jésus l'ont conduite à la grille
du chœur ..." C'est là un détail qui paraîtra peut-être puéril,
ajouterons-nous, mais qui n'en met pas moins en relief le bel
esprit de foi et de simplicité religieuse dont on vivait dans l'institut
et chez ceux qui, par le sang, touchaient de si près à sa fondatrice.
Le vieux père de Mère Catherine-Aurélie vivait encore à cette
époque. Il ne devait mourir que le 25 novembre 1883, à 82 ans.
Il s'était remarié plusieurs années auparavant, et on leur avait
fait, à sa digne femme et à lui-même, une place à la maison blanche,
où ils menaient en paix une existence tranquille. On se souvient
de quelles attentions ce bon papa avait entouré son Aurélie au
temps de sa jeunesse et quelle part modeste, mais généreuse, il
avait prise à l'assistance de sa fondation en 1861. Reconnaissante
autant qu'affectueuse. Mère Catherine-Aurélie s'efforçait de lui
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 245
rendre ses dernières années heureuses et sanctifiantes. Étant en
voyage à Toronto, elle lui écrivait le 1er mai 1880 : " Ayant un
petit moment de loisir, je le saisis avec bonheur pour vous adresser
quelques lignes et vous dire comme tout ce que je vois ici et tout
ce que j'entends me fait penser à mon cher gros père blanc. Je ne
reçois jamais une lettre de Saint-Hyacinthe sans qu'il y soit ques-
tion de vous et de votre chère belle vieille . . . Dans ce mois béni
de Marie, je la prie souvent de combler votre vieillesse de la paix
du ciel et du plus pur bonheur que l'on puisse goûter dans cette
vallée de larmes. Je pressens qu'elle va vous accorder ces grâces
et vous conserver encore longtemps à la tendresse de vos enfants. "
Elle lui parlait ensuite de Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph, qui
était sa nièce, de Sœur Aurélie-de-Jésus et de la petite Aurélie,
qu'elle avait amenée avec elle, qui étaient ses petites-filles, entrait
dans toutes sortes de détails charmants qui pouvaient l'intéresser.
Elle allait même jusqu'à faire mention des beaux chevaux qu'elle
voyait passer ! Elle racontait comme tout était calme, le dimanche,
à Toronto. Enfin elle ajoutait : " J'ai la consolation de trouver
beaucoup de bonne volonté chez mes filles et de véritables efforts
pour atteindre le but de notre sainte vocation. Notre-Seigneur
semble bénir la petite mission que j'ai à remplir auprès de mes
généreuses vierges. J'en suis toute émue et toute reconnaissante
envers l'auteur de tout bien, qui daigne me traiter si magnifi-
quement malgré mes profondes misères. Je vous demande, mon
cher papa, de le remercier chaque jour avec moi. "
L'œuvre des petits contrats, inaugurée en 1878, avait encore
multiplié les obligations de l'active fondatrice. Aux correspon-
dances à entretenir avec les maisons de Toronto et de Notre-
Dame-de-Grâce et leurs divers bienfaiteurs se joignaient celles
qu'il fallait suivre avec les innombrables souscripteurs de cette
œuvre nouvelle. Nous avons là, sous les yeux, d'immenses cahiers,
où se lisent des centaines et des centaines de lettres, écrites par
246 MÈRE CATHEBINE-AUBÉLIE
Mère Catherine- Aurélie de 1878 à 1882. Nous ne saurions songer
à les reproduire toutes, pas même à les analyser substantiellement.
Il y aurait de quoi remplir tout un volume spécial. Il nous convient
cependant d'en tirer au moins quelques extraits qui pourront
nous édifier sur l'extraordinaire activité et les généreuses dispo-
sitions, toujours inépuisables, de notre sainte héroïne. " Oh ! si
mes chères filles savaient, mon Révérend Père, écrit-elle le 27
décembre 1878, à M. Nercam, le sulpicien qui l'avait accueillie
à Montréal au temps de sa jeunesse, si mes filles savaient tout le
bien que vous avez fait à mon âme ! . . . Mon cœur se souvient de
toat ! Il apprécie tout ! Il ressent encore la sainte influence des
flammes du saint amour que vous vous êtes tant de fois efforcé
d'allumer en lui . . . Rien n'a changé dans votre petite Aurélie
d'autrefois. . ." — " Rien ne vous est moins nouveau, mande-t-
elle, le 14 octobre 1878, au bon M. Lecours, alors curé de Saint-
Théodore-d'Acton, que de m'entendre vous répéter mes sentiments
de reconnaissance, et pourtant il me semble que vous ne pouvez
voir ce que je vois, je veux dire les accroissements de notre grati-
tude et de notre fidèle affection, les nouveaux fleurons qui s'ajou-
tent chaque année à la couronne de prières offertes pour vous en
retour de votre inoubliable dévouement. En fait de sentiments,
comme en fait de vertus, on ne peut rester stationnaire, et voilà
pourquoi nous vous aimons plus en 1878 que précédemment,
voilà pourquoi aussi nous vous aimerons davantage au ciel. . ."
Elle trouve souvent des expressions bien à elle, toutes vives et
charmantes, pour rendre ce que son cceur éprouv-e. A Mgr Moreau,
qui est en voyage à Rome, elle écrit (21 novembre 1878), parlant
de Sœur Sainte-Eugénie qui va mourir de consomption : " Elle
languit toujours dans l'attente du ciel, mais il me semble que son
désir s'angélise et se dégage de mieux en mieux de tout alliage
terrestre ..." Plus loin, dans la même lettre, elle sollicite de son
évêque qu'il obtienne du Saint-Père quelques faveurs spirituelles
DES ÉLECTIONS DK 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 247
et elle dit gentiment : " Je laisse le tout, Monseigneur, à votre dis-
crétion, espérant bien cependant que le bon père ne reviendra
pas au milieu de ses enfants sans leur rapporter quelques bonbons
comme il ne s'en trouve qu'à Rome et au ciel !" A la supérieure
des Sœurs de Saint- Joseph (Saint-Hyacinthe) qui vient de voir
mourir sa première religieuse, elle écrit (19 octobre 1878) : " Vous
venez donc d'envoyer au ciel une première messagère. C'est un
bon signe ! Courage ! La croix entraîne des bénédictions à sa
suite et il faut que le grain soit mis en terre pour qu'il rapporte
du fruit. " A la supérieure des Sœurs de la Présentation (Mère
Saint-Marc), à l'occasion de la mort en France de la supérieure
générale (Mère Saint-Maurice), elle écrit (25 avril 1878) : " Notre-
Seigneur n'a pas voulu vous l'enlever, seulement il a changé ses
moyens de vous être utile. Il a voulu qu'après avoir travaillé
sous vos yeux à votre bonheur et à votre accroissement, elle
travaille m'^intenant d'une manière secrète et invisible, mais plus
puissante encore, à faire avancer votre communauté plus rapi-
dement dans la voie des vertus et des saintes œuvres que la
vénérable Mère Rivière lui a ouverte. " A la Mère Saint-Georges,
des Ursulines de Québec, dont la sœur vient de mourir, elle écrit
(juillet 1878) : " Avec toute mon affection et toute ma recon-
naissance pour mes dignes et vénérées Mères Ursulines, j'ai
promis à lady Belleau mes plus ardentes prières à vos intentions . . .
Mon cœur prend une part bien large à l'affliction du vôtre . . . Mes
voyages en esprit suppléent à ceux que je ne puis faire . . . J'ai
du plaisir à me faire abeille pour aller butiner dans le parterre
où vécut la vénérable Mère de l'Incarnation et où il y a tant de
belles fleurs religieuses ..." A l'une de ses plus chères amies du
monde, madame Bliss, de New York, qui souffre sur la croix
de bien des peines, elle mande (juillet 1878) : " Allez, ma douce
fille, vous plonger plus profondément encore dans les flots de ce
Jourdain mystérieux qu'est le Précieux Sang . . . Allez demander
248 MÈEE CATHEBINE-AURÉLIE
à Marie comment on aime dans la ferveur des saints transports ;
à Catherine, comment on aime par les ardeurs du zèle ; à Madeleine,
comment on aime par les larmes de la pénitence ..."
Mais nous n'en finirions pas, si nous voulions la suivre, ne
serait-ce que pendant les douze mois d'une seule année ! Notons
seulement encore quelques-uns de ses remerciements aux souscrip-
teurs des petits contrats. Au curé de Chicoutimi, M. le grand-
vicaire Dominique Racine, qui va devenir évêque bientôt, elle
écrit (15 juin 1878) : " Le bon Dieu, je le vois bien, a regardé
l'humilité de ses petites servantes, puisqu'il daigne inspirer à
plusieurs prêtres distingués d'honorer de leur nom notre liste
de bienveillants souscripteurs, à la suite de ceux de nos vénérés
fondateurs. Le vôtre, monsieur le grand-vicaire, nous est arrivé
comme une bénédiction du ciel et un gage de succès. L'aumône
d'un élu du Saint-Esprit pour la grande et redoutable fonction
de l'épiscopat portera bonheur aux humbles vierges qui la reçoi-
vent avec tant de gratitude. . ." A M. le chanoine Decelles, futur
évêque de Saint-Hyacinthe, alors curé de la cathédrale de cette
ville, elle parle ainji (octobre 1878) : " Vous nous avez ouvert la
porte de votre charité avant même que nous allions y frapper . . .
Connaissant vos œuvres nombreuses, je n'aurais pas osé, monsieur
le chanoine, me joindre à la foule des importuns pour vous présen-
ter un de nos petits contrats. Mais, puisqu'une âme trop dévouée
l'a fait à ma place, et que vous lui avez accordé un si bon accueil,
je ne puis refuser les dons de la Providence, et je contracte avec
vous de grand cœur cet engagement spirituel qui vous fait notre
bienfaiteur et notre ami et qui, de notre côté, nous rend en quel-
que sorte vos petites sœurs dans le sang de Jésus, lien de cette
union ..." A. M. Duhamel, prêtre naguère au ministère aux
États-Unis revenu à Montréal, elle s'adresse en ces termes (juin
1878) : " Je suis profondément touchée et reconnaissante, mon
cher Père, de ce que votre zèle vous inspire en faveur de notre
DES ]ÔLBCTION8 DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 249
œuvre . . . La misère des pauvres Canadiens des États-Unis m'é-
meut aussi beaucoup et me fait apprécier davantage ce que nous
recevons de plusieurs d'entre eux ... Il me fait presque peine
d'accepter même une obole de ces pauvres gens, qui ont eux-
même de plus pressants besoins que nous . . . Que les trésors du
cœur de Jésus s'ouvrent en leur faveur . . . '*
En juillet 1878, à la suite de circonstances sur lesquelles nous
n'avons pas à insister, à cause de difficultés matérielles surtout,
les Sœurs de la maison de Toronto furent un moment menacées
d'avoir à quitter cette ville. Dans une longue lettre à la supérieure.
Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph, la fondatrice, exhorte ses filles
à bien s'examiner et à réfléchir sur les causes cachées et intimes,
qui pourraient avoir préparé cette épreuve, et en consommeraient
le dénouement, si on ne se hâtait de conjurer la tempête par la
prière et un redoublement de ferveur. "Vous êtes sur le chandelier,
leur dit-elle, mes bien-aimées filles. Il faut que votre lumière
brille autour de vous pour éclairer les pauvres égarés qui vous
entourent. A Toronto, votre responsabilité est plus grande
qu'ailleurs, parce que le milieu où vous vivez exige de vous une
prudence plus grande et une édification qui s'exhale, pour ainsi
dire, à travers les murs de votre petit monastère. Croyez-le bien,
si vous édifiez véritablement, si vous savez être les gardiennes et
les paratonnerres de la ville où le zèle d'un saint évêque vous a
appelées. Dieu ne permettra pas que vous ayiez la honte et le
châtiment d'être forcées à la quitter. . ." A quelque temps de là,
elle écrit à mademoiselle Hoskin, de cette même ville, aux démar-
ches et aux bons offices de qui les Sœurs du Précieux-Sang durent
en grande partie de n'avoir pas à partir : " Que le sang divin
soit votre force et votre joie tous les jours de votre vie ! Vous
travaillez pour lui, vous lui offrez bien des pas et des démarches,
bien des ennuis et des fatigues. Oh ! qu'il travaille en retour pour
vous ! Avec sa toute-puissante intercession, qu'il enrichisse votre
250 MÈBE CATHERINE-AUBÉLIS
âme d'autant de perles et de diamants spirituels que vous consa-
crez d'instants à le glorifier et à aider les vierges qui l'honorent ! "
A Notre-Dame-de-Grâce aussi, il y avait, pour la fondatrice,
des difficultés à surmonter et des épreuves à subir. La question
de la construction d'un monastère y était à l'ordre du jour. M. le
curé Napoléon Maréchal avait cessé d'être le supérieur ecclésias-
tique du monastère et il n'était plus davantage le directeur
spirituel des Sœurs. C'est à son frère, M. Théophile, que Mgr
Fabre avait confié ce dernier ministère. Mais M. le curé restait
le syndic de la communauté, chargé de voir à la construction
future. L'année suivante, en juin 1879, Mère du Spint-Espri*, la
fondatrice de la maison, devait revenir à Saint-Hyacinthe et
être remplacée par Sœur Saint-Alphonse. Mgr Fabre ne parta-
geait pas, en tous points, les idé^s de Mgr Joseph au sujet du
bréviaire à dire, de la manière d'entendre ou de faire la direction
spirituelle. Tout cela amenait une certaine gêne dan.:i les relations
entre Mgr Joseph, le fondateur, Mère Catherine-Aurélie, la fon-
datrice, et leurs filles de la montagne de Montréal. Mgr Joseph,
dans sa pieuse et laborieuse retraite de la maison blanche, n'en
travaillait pas moins à la rédaction des règles et couetitutions de
l'institut.
Entre temps, le 6 avril 1878, Mgr Moreau avait réglé, par un
décret, la translation du siège de la confrérie du Précieux-Sang —
établie par Mgr Prince le 19 mars 1858 dans la chapelle du couvent
des Sœurs de la Congrégation, devenu peu après celui des Sœurs
de la Présentation, puis transférée par Mgr Joseph LaRocque
le 14 mai 1862 à l'autel de la vierge à la cathédrale — à la
chapelle des Sœurs du Précieux-Sang.
Le 2 septembre de la même année, Mgr l'évêque annonçait
à son clergé et à ses fidèles qu'il partirait le 12 octobre pour
Rome, où il allais, pour la première fois, remplir le devoir de la
vi«!ite ad limina apostolorum et rendre ^es hommages au nouveau
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 261
pape. Sa Sainteté Léon XIII, qui avait succédé, au mois de mars
précédent, au regretté pontife Pie IX. Le 21 novembre, Mère
Catherine-Aarélie écrivait à Mgr de Saint-Hyacinthe une lettre,
des plus respectueuses et des plus filiales, à laquelle nous avons
déjà fait allusion. Après avoir prié Sa Grandeur de penser à elle
et à ses filles, dans les sanctuaires fameux et aux pieds du Saint-
Père, elle lui parlait naturellement de l'approbation des règles
et constitutions de son institut, à la rédaction desquelles travaillait
déjà depuis de.'* années Mgr de Germanicopolis. " Vous voyez de
plus haut que nous. Monseigneur et \énéré Père, mandait-elle à
Mgr Moreau, et vous êtes plus en état dr savoir ce qui nous
manque. Oh ! suppliez Marie, forcez-la, j'ose le dire, de faire de
nous ses dignes filles. Elle nous exaucera. Monseigneur, en vous
exauçant ! Elle vous fera goûter la consolation de voir que vous
ne vous dévouez pas en vain pour vos enfants du Précieux-Sang.
Après nos intérêts proprement i^pirituels. Monseigneur, notre
premier besoin est bien sans doute l'approbation de nos règles et
constitutions. Aussi je me permets de recommander encore tout
particulièrement cette affaire à votre zèle et à votre charité. La
sanction de l'Église nous ferait sortir de l'enfance et marcher d'un
pas plus rapide et plus sûr dans une voie désormais éclairée d'un
rayon divin . . . Notre bon Père, Mgr de Germanicopolis, Travaille
avec autant d'activité que ses infirmités le lui permettent. Mais
il a besoin d'être pressé, encouragé, tant il se défie de lui-même
et de ses lumières. Il est quelquefois dommage que les saints se
connaissent si peu. Je serais presque tentée de souhaiter à Mgr
Joseph l'amour-propre de croire au moins qu'il peut quelque chose
pour la gloire de Dieu et le bien de sa petite communauté du
Précieux-Sang !. . ."
Vers le même temps, exactement le 11 décembre 1878, Mgr
Joseph, écrivant à la supérieure de Toronto, avait l'occasion
d'exposer fort nettement où il en était rendu dans cette rédaction
252 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
des règles et constitutions. Cette lettre importante est à citer
presqu'au complet. " Devant envoyer les constitutions de l'institut
à Mgr de Saint-Hyacinthe durant son séjour à Rome, disait-il,
j'ai voulu m'éclairer, avant de les rédiger définitivement, auprès
de Mgr de Toronto et de Mgr de Montréal, comme aussi auprès de
votre communauté et de celle de Notre-Dame-de-Grâce. Il n'y
a pas eu unité, tant s'en faut, entre la manière de voir de Mgr
Lynch et celle de Mgr Fabre sur des points qai me paraissent des
plus importants ! Vous avez répondu que vous accepteriez ce
qui serait proposé à Rome par Saint-Hyacinthe. Nos chères
Sœurs de Notre-Dame-de-Grâce ont réclamé l'adoption du
bréviaire romain, la clôture entière, et, en fait de rapports avec
la maison-fondatrice, l'équivalent d'une indépendance complète.
Si, sur ce dernier point, le fond de leur désir est enveloppé dans
la forme, je ne puis que le discerner clairement à l'aide des lettres
de Mgr Fabre qui, lui, se décide nettement pour l'entière indé-
pendance, accompagnée des seuls liens d'amitié et d'union frater-
nelle. En conséquence, j'ai dû tâcher d'obtenir que Rome nous
mette d'accord. Sur la question de l'oflBce divin, je propose un
bréviaire spécial, en rapport avec la fin de votre institut et moins
long que le bréviaire romain. Pour la clôture, j'adopte en principe
la clôture active et passive, (mais) avec la faculté laissée aux
évêques de juger quand elle sera possible et opportune pour leurs
maisons respectives . . . Quant aux rapports des autres maisons
avec les maisons-fondatrices, soit de Saint-Hyacinthe, soit
d'ailleurs, je ne propose d'autres liens de dépendance que ceux
qui seront établis par les constitutions une fois approuvées et
celui de l'observation uniforme des mêmes règles et coutumes
dans tout l'institut. Rome seule pourra changer ou modifier ces
constitutions et les chapitres des différentes maisons pourront
seuls changer ou modifier par une entente commune les règles
et coutumes. A l'aide de ces provisions, si elles reçoivent l'appro-
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 253
bation du Saint-Siège, il est à espérer que les principaux dangers
et inconvénients de l'indépendance complète seront évités et que
l'institut conservera son unité et son esprit. Pour parer aux autres
inconvénients, les évêques, au nom du ciel et de la sainte Église,
prêteront leur constante et éclairée surveillance, personnellement
ou par leurs délégués (supérieurs et directeurs spirituels) . . . Ainsi
sont conçues, ma chère Mère, en substance, les constitutions
touchant les troio points les plus embarrassants. Que va faire
Rome par la Sacrée Congrégation ? Ce que le Saint-Esprit lui
inspirera, ayons-en la confiance. En conséquence, invoquons cet
Esprit de sainteté, de sagesse et de lumière. Maintenant, il me
reste à faire l'important travail de la revision des règles. Je
pèserai beaucoup les observations qui m'ont été faites ou qui me
seront faites à l'avenir. Priez avec moi et pour moi. " Enfin»
en post-scriptum, le digne évêque-fondateur ajoutait à l'adresse
de la supérieure de Toronto : " Il va sans dire, ma chère Mère, que
la nouvelle constitution que je viens d'esquisser ne modifiera pas
vos relations avec nous jusqu'à ce que vous soyez plus mûres
pour la complète indépendance. "
C'est Mère Catherine- Aurélie qui, se trouvant alors en visite à
Toronto, répondit, le 22 décembre 1878, à Mgr Joseph, au nom
de ses filles de Toronto et de toute la communauté. " Nous bénis-
sons et remercions Dieu, Monseigneur, écrivait-elle, de vous
avoir pour fondateur et pour père. Chaque jour, nous demandons
que le sang de Jésus, pour la gloire duquel vous vous livrez depuis
longtemps à un travail aussi fatigant que celui de la rédaction
de nos constitutions et de nos règles, soit lui-même votre récom-
pense. Qu'il soit aussi. Monseigneur et digne Père, votre conso-
lation dans les peines que vous éprouvez, votre lumière et votre
force dans les difficultés et les embarras que vous rencontrez pour
asseoir l'avenir de notre chère communauté, afin que par les
mérites infinis de ce sang précieux vous ayez bientôt la joie de
254 MÈRE CATHEBINE-ATTRéLIE
voir votre institut du Précieux-Sang béni et approuvé par la
sainte Eglise !. . . Nous avons aimé et admiré. Monseigneur, la
manière sage et prudente rvec laquelle vous avez rédigé nos
dernières règles et constitutions. Nous aurions accepté et nous
accepterons encore, si c'est la volonté de Dieu et le désir de nos
fondateurs, la récitation du bréviaire romain. Mais ce serait là
pour nous, certainement, une tâche difficile à remplir... Celui
que vous proposez (l'office du Précieux Sang), Monseigneur,
paraît facile à toutes indistinctement. Pour la clôture, nous
l'aimerons et la désirons, et j'espère qu'avant bien des années
nous pourrons nous y conformer. . . Quant à la constitu^on qui
détermine les rapports qui doivent exister entre nos différentes
maisons, il me semble que ce que vous proposez est de nature à
contenter tout le monde. Vous le savez, très vénéré Père, nous
n'avons jamai-, demandé ni dé^siré l'indépendance, vu les incon-
vénients qui pourraient en ré-ulter. Mais si Rome approuve les
constitutions telles qu'elles sont maintenant dressées, nous en
serons tout à fait satisfaites. Car vous avez prévu ces dangers
et vous avez trouvé les moyens de nous en prémunir. Si, une fois
approuvées par le Saint-Siège, les constitutions étaient suscep-
tibles d'être changées au gré des religieuses, je trouverais pénible
qu'elles ne donnassent pas à nos vénérés fondateurs un droit
spécial de surveillance sur toutes les maisons et plus d'autorité
qu'aux autres supérieurs. Mais, comme ce qui sera réglé et ap-
prouvé maintenant doit aussi subsister pour l'avenir et que, de
plus, nous devons être cloîtrées et placées sous la vigilante sur-
veillance des évêques et des directeurs spirituels, il nous semble
que les rapports que vous établissez dans la dernière constitution
sont suffisants pour enlever toute crainte et toute appréhension
de part et d'autre. Du reste, tant que Dieu nous fera la grâce
de laisser ici-bas nos vénérés et chers fondateurs, nous serons
toujours heureuses, aussi longtemps qu'il (que cela) nous sera
DBS SÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 255
permis, de nous laisser guider par leurs sages et éclairés conseils,
comme nous le serons aussi de recevoir leurs remarques et même
leurs réprimandes, s'ils les jugent nécessaires. Nous voulons
être, Monseigneur et bon Père, envers vous, ce que nous avons
toujours été, des enfants dévouées, reconnaissantes, respec-
tueuses et finalement attachées. . ."
Le 5 janvier 1879, la fondatrice revient sur ce sujet de Vindê-
pendance des maisons-filles, dans une longue lettre adressée, à
Rome, à Mgr Moreau. Elle entre dans nombre de détails, explique
que Mgr Joseph n'a peut-être pas parfaitement saisi ce que veulent
les évêques, que Mgr de Toronto ne demande pas la séparation
et que Mgr de Montréal ne paraît pas opposé à un généralat, que
surtout les Sœurs de Toronto et de Notre-Dame-de-Grâce ont
parlé quelquefois d'une façon équivoque, qui a pu faire croire
qu'elles voulaient l'indépendance, mais que, d'un autre côté, elles
tiennent à l'unité entre les maisons plutôt qu'à l'union fraternelle
que propose Mgr Joseph. *' Pour moi. Monseigneur, dit-elle, je
vous confie que la séparation complète m'épouvante pour l'avenir.
C'est peut-être, il est vrai, la plus simple manière de nous délivrer
de toute sollicitude à l'égard des autres maisons . . . Mais que de-
viendra l'esprit de l'institut ? " Plus loin elle ajoute : " Si, faute
d'unité ou de moyens de préservation, l'une de nos maisons venait
à tomber dans une sorte de décadence, quel discrédit ce serait
pour l'ordre tout entier?. . ." D'ailleurs, elle se soumet à ce que
Mgr de Saint-Hyacinthe et les Congrégations de Rome décideront.
Ce projet d'approbation des constitutions par Rome n'eut pas
de suites immédiates. Le 14 février 1879, la fondatrice, au cours
d'une lettre à la supérieure de Notre-Dame-de-Grâce (Mère du
Saint-Esprit), s'en explique ainsi : "Je recevais hier la cinquième
lettre que veut bien m'adresser Mgr Moreau depuis son départ
pour Rome . . . Pour plusieurs raisons. Sa Grandeur juge à propos
d'attendre à l'année prochaine pour demander l'approbation.
256 MÈRE CATHERINE-ATJBÉLIE
malgré l'encouragement flatteur que Sa Sainteté Léon XIII a
bien voulu lui donner. . . Il aurait fallu un séjour de plusieurs
mois à Rome pour permettre à Monseigneur de terminer cette
affaire si importante et d'où dépend l'avenir de notre institut . . . **
Disons d'un mot, nous réservant d'y revenir plus tard, en son
temps, que cette approbation romaine devait être donnée, pour
cinq ans, le 24 novembre 1889, puis définitivement, le 20 octobre
1896.
Plusieurs Sœurs étaient mortes au monastère de Saint-Hyacin-
the, au cours de cette année 1878 : Sœur Sainte-Rose-de-Lima,
Sœur Saint-Jean-Berchmans et Sœur Sainte-Eugénie. Il fut décidé
qu'à l'avenir on annoncerait ces décès par circulaire. Dans les
trois monastères, la vie se continuait pieuse et fervente. Ces
divergences de vue et ces petits tiraillements, auxquels nous
avons peut-être donné trop d'importance, mais qu'il fallait bien
faire connaître, puisque ce furent là pour toutes, et principalement
pour la fondatrice, de vraies occasions de souffrances et de mérites,
allaient sans doute se continuer. Mais ce serait une injustice et
une fausseté de ne voir que cela dans l'histoire que nous racontons.
Répétons-le, la vie était fervente dans les trois communautés,
en particulier dans celle de Saint-Hyacinthe. Parfois, quand Mère
Catherine-Aurélie revenait sur le passé, elle se délectait à louer et
à bénir Dieu avec de vifs transports de reconnaissance. Elle en
avait sûrement le droit. Le 25 mars 1879, elle écrit à son amie,
madame Bliss, de New York : " Pour moi, cette fête de l'Annon-
ciation est une jouissance d'intimes et délicieux sou\enirs. C'est,
pour ainsi dire, le jour où ma communauté a été conçue dans mon
cœur (1858) pour naître trois ans après ! Bénissez Dieu avec moi,
chère Catherine, et priez avec moi pour que l'avenir réponde
aux desseins de la Providence. . . Je voudrais, avant de mourir,
voir une armée compacte d'âmes aimantes et fidèles jurer leur
amour au sang de Jésus et s'enrôler sous ses étendards pour attirer
DES :éLBCTION8 DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 257
à leur tour d'autres âmes à son culte..." Au mois d'octobre
précédent (6 oct. 1878), elle écrivait à la même : " Notre église de
Notre-Dame possède une statue de la Vierge du rosaire, qui
m'attirait, dès mon enfance, par un charme irrésistible. C'est à
ses pieds, me semble-t-il, que j'ai reçu les premières intuitions
de ma destinée, que j'ai senti naître en moi les premiers germes
de vocation à la vie religieuse et contemplative." Ces souvenirs,
on sent qu'elle les évoque avec une joie pieuse. Et, pareillement,
quand, écrivant à l'une ou l'autre des Sœurs plus jeunes, elle parle
des vertus et des mérites de .ses trois premières compagnes, on
éprouve que son cœur est tout au bonheur. Le bon Dieu, d'ordi-
naire, se plaît à balancer les choses dans nos infirmes destinées
humaines. Ce sont encore les saintes âmes qui sont les plus heu-
reuses sur terre, car, même quand elles ont à souffrir, elles savent
mieux que d'autres où se trouve la vraie consolation.
Au mois de juin 1879, Mère du Saint-Esprit, malade, fut rap-
pelée à Saint-Hyacinthe et Mère Saint-Alphonse la remplaça
à Notre-Dame-de-Grâce. En adressant à la nouvelle supérieure
de ses filles de la montagne ses félicitations et ses vœux, et dans
plusieurs lettres subséquentes, la fondatrice ne cache pas qu'elle
supporte avec peine la gêne qui existe dans les relations de la
maison-mère avec celle de Montréal. " Ma chère Saint-Alphonse,
écrit-elle (6 juin), je voudrais pouvoir être pour vous cette amie
dont vous semblez tant désirer l'union avec votre chère âme. Mais
n'y a-t-il pas de pénibles causes qui m'en rendent indigne ? On m'a
accusée, chez vous, depuis longtemps, de m'être autrefois si grave-
ment opposée au bien de plusieurs de mes filles, de les avoir
dirigées et maintenues tyranniquement, illusoirement, dans une
voie si fausse, qu'elles se croient forcées en conscience de rétracter
leur passé. . . D'aussi sérieuses inculpations ne pouvaient guère
manquer d'inspirer un manque total de confiance à certains supé-
rieurs . . . Aussi, ma chère Mère, je sens si fortement tout cela
258 MÈBE CATHERINE-AURÉLIE
que je suis inclinée à me retirer au dedans de moi-même . . . En
dépit de tout, je garde dans mon cœur les vœux les plus tendres et
les plus sincères pour le bonheur de vous toutes et en particulier
pour celui des nouvelles élues ..." En effet, Mère Catherine- Aurélie
ne se désintéresse pas de ses filles qui paraissent s'éloigner d'elle. Le
19 août, elle écrit une lettre affectueuse à l'une d'entre elles. Sœur
Saint-François-Xavier, qui s'occupait, à Notre-Dame-de-Grâce,
à peindre des emblèmes du Précieux Sang. Comme ce n'est pas
là un oflBce régulier, elle ne saurait lui donner, dit-elle, " un direc-
toire spécial ", mais elle l'engage suavement à bien sanctifier ce
travail d'art. Une autre fois, dans la même année, elle "rompt un
long silence ", pour écrire à Mère Saint-Alphonse comme elle est
heureuse d'une récente démarche de M. Maréchal qui lui a
demandé d' "oublier un regret table passé. . ." — " Puisque, ajoute-
t-elle, selon toute apparence, l'approbation de nos saintes règles
va établir entre nous des liens indissolubles et faire de nos trois
maisons, et de toutes celles qui pourraient naître encore, un même
arbre, se nourrissant de la même sève et portant les mêmes fruits,
n'est-il pas temps de nous rapprocher sous notre cher et glorieux
étendard du Précieux Sang ? . . . Monseigneur, notre doux père
(Mgr Joseph), laisse de nouveau épancher sur vous, bien-aimées
enfants, une bénédiction que son cœur a retenue longtemps avec
une véritable angoisse et de mortelles inquiétudes..." Le 12
janvier 1880, dans une lettre qui couvrirait au moins une douzaine
de pages comme celle-ci, adressée encore à Mère Saint-Alphonse,
elle revient sur ce pénible sujet des relations trop tendues, avec
une tendresse d'expression et un souci si évident de gagner la
confiance de ses enfants, qu'on ne saurait ne pas percevoir, sous
la plume pourtant très ferme de la supérieure, l'incomparable
bonté du cœur de la mère : " Vous devez le sentir vous-même,
chère fille, il n'y a plus entre nous cette ouverture de cœur et
cette confiance, dit-elle, qui vont simplement et librement, sans
DES ÉliBCTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 259
crainte ni arrière-pensée. On aurait dit parfois qu'à Notre-Dame-
de-Grâce on se défiait de Saint-Hyacinthe et qu'on redoutait son
intervention au lieu de la désirer comme une lumière et un se-
cours ... Je ne veux pas parler ici de la direction spirituelle et
intérieure. Ce point est laissé à la prudence de votre directeur,
à votre propre inspiration, selon l'esprit de nos saintes règles
et les intentions de notre si sage fondateur. Mais que de choses
extérieures se passent dans une communauté, soit pour l'attrister,
soit pour la réjouir, pour l'inquiéter ou calmer ses inquiétudes !
Combien de fois, depuis trois ou quatre ans, n'a-t-il pas été versé
de larmes intimes et amères dans votre pauvre petit monastère ?
Avez-vous jamais demandé à Monseigneur ou à moi d'en essuyer
une seule ? Craigniez- vous la rigueur de nos mains ou la dureté de
nos cœurs ? Ces cœurs ne vous avaient-ils pas toujours été ouverts,
quand vous aviez voulu y prendre la place que vous aviez droit d'y
occuper ? . . . " En post-scriptum, l'humble mère fondatrice ajou-
tait ces quelques mots qui en disent long sur son esprit d'abnéga-
tion : " Pour compléter ma pensée, je dirai encore que, si j'étais
un obstacle à la parfaite entente et la cause des petites tempêtes
que nous subissons, je consentirais volontiers à être traitée comme
Jonas. En attendant, prions beaucoup et aimons-nous. "
Ces touchants appels furent entendus, au moins partiellement.
Les pieuses et aimantes filles de Notre-Dame-de-Grâce d'ailleurs,
si elles n'eussent pas eu à respecter une direction locale, que, peut-
être — il faut tout dire — des intérêts supérieurs commandaient,
n'auraient fait que suivre leur véritable attrait en étant plus
communicatives avec la maison-mère. Leurs lettres et leurs pro-
testations de filial respect et d'affectueuse vénération en témoi-
gnent. Aussi, une détente se fi^-elle bientôt sentir. On l'aperçoit
très-bien dans les lettres que Mgr Joseph écrit par la suite à
Mère Saint-Alphonse. " Les (derniers) rapports entre la maison
d'ici et la vôtre, dit-il dans celle du 1er mars 1880, ont grande-
260 MÈRE CATHEBINE-AURIÊLIE
ment rassuré un espoir que j'avais vivement caressé autrefois,
mais qui s'était graduellement presque éteint, je veux dire l'espoir
de voir toutes les maisons de notre cher institut indissolublement
unies entre elles. L'idée de la désunion, à laquelle pourtant j'avais
fini par presque me résigner, était tout à fait antipathique aux
vues que j'avais nourries en me prêtant à la fondation. Mon appa-
rente déception va donc cesser. La divine Providence semble au-
jourd'hui prendre en mains la cause de notre unité et le grand
saint Joseph, notre puissant et bien-aimé patron, va daigner nous
continuer durant son mois sa bienveillante protection . . . Com-
ment ne nourrirais-je pas cet espoir, quand je lis la lettre que vous
adressait le 21 janvier, votre protecteur, conseiller et ami, M,
Maréchal ... 11 vous a dit sur l'union des choses si explicites, si
fortement conçues et exprimées, qu'elles vont, je vous l'assure,
au-delà de mes prétentions. . . J'y vois les conditions de l'unité
de notre institut, qui doivent sûrement la garantir et la perpétuer
à jamais. Reconnaissance à lui pour de tels sentiments et convic-
tions ! Amour au Précieux Sang !" — " A présent, écrit encore
Mgr Joseph à la même Mère Saint-Alphonse vers la mi-avril,
pour réaliser cette commune volonté (de l'union), deux choses
restent à faire. La première, c'est de travailler, dans le plus grand
désir de la sanctification de nos religieuses présentes et futures,
à adopter de sages règles, en complétant celles qui m'ont déjà
coûté bien des fatigues. La seconde, c'est d'aviser à quelques
moyens efficaces de protéger ce- règles contre l'esprit particulier
des personnes et des lieux, et aussi contre l'humaine nature de celles
qui auront à les pratiquer... Dans la même maison, il faut
fréquemment ramener toutes choses à la stabilité dans l'ordre.
De même, si un institut se compose de plusieurs maisons, il sera
désirable de les accorder ensemble de temps à autre, pour qu'elles
offrent toujours le bel idéal de l'harmonie primitive . . . Son succès
dépendra surtout, d'abord, d'un esprit d'indomptable et de
religieux attachement (de toutes les maisons) àla communauté ..."
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 261
Les tribulations inhérentes à toute direction de société humaine,
et dont, on vient de le voir, la fondatrice du Précieux-Sang et son
premier conseiller, Mgr Joseph, avaient leur large part, n'empê-
chaient pas Mère Catherine-Aurélie de poursuivre son œuvre
d'adoration et d'expiation pour le salut des âmes et le bien de
la sainte Église. Dans une lettre du 30 décembre 1880, qu'elle
adresse à Mère Saint-Alphonse, et qui fut évidemment écrite
pour toutes ses filles, nous relevons ces paroles qui ont trait aux
événements de France et aux fameux décrets de proscription
contre les religieux : " Vierges, mes filles, souhaitons bien à Jésus
que son Église soit triomphante, que ses ennemis soient terrassés
par la vertu de son sang divin, que ses prêtres, ses religieux et ses
religieuses ne soient plus persécutés et chassés de leurs demeures,
que l'esprit chrétien reprenne sa place dans la société et que les
âmes comprennent enfin qu'elles sont créées pour autre chose
que pour les jouissances matérielles ..." Elle ne cesse pas, au
reste, d'entretenir ses filles dans l'esprit de vraie piété et de pure
abnégation : " Votre adoration mensuelle en présence du taber-
nacle fermé, écrit-elle à celles de Notre-Dame-de-Grâce (23 jan-
vier 1881), me touche et me réjouit beaucoup. . . Vous ne voyez
que la blanche enveloppe, mais lui, l'aimant et aimé Jésus, vous
bénit et jouit de vos adorations et de vos amours. Cette pratique
doit lui être des plus agréables, d'autant plus qu'elle est marquée
du sceau du sacrifice. Soyez vous-mêmes des ostensoirs, mes bien-
aimées enfants, faites-lui un trône triomphal de chacun de vos
cœurs et, là, dites-lui de parler aux âmes et de les attirer à lui par
vos prières, vos souffrances et vos exemples. . ."
Mgr de Germanicopolis continuait, de son côté, à élaborer la
rédaction des constitutions et des règles. D'après l'une de ses
lettres (21 septembre 1881), on voit que, constatant le désir de
Mgr Fabre " de s'en tenir à ses droits d'Ordinaire ", il les revise et
complète, s'efforçant, dit-il, " de les laisser substantiellement les
262 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
mêmes, en les améliorant à l'aide des meilleures sources ". " Ces
constitutions, écrit le vénéré fondateur — et ces paroles sont bien
remarquables — universellement acceptées, et invariablement
observées, offriraient sans doute quelque garantie d'unité. Mais
elles n'ont pas par elles-mêmes le pouvoir de se faire accepter, ni
de se protéger contre les changements et modifications. Si on ne
s'éclaire pas à la lumière de l'histoire des instituts religieux, on
anticipera un sort à déplorer peut-être pour notre propre petit
institut ... Je vais me hâter de remettre entre les mains de Mgr
de Saint-Hyacinthe mes constitutions revisées. Ce Seigneur
évêque s'entendra avec ceux de Toronto et de Montréal, si cette
mesure est jugée nécessaire, et j'attendrai, en hâte, l'accord de
leurs manières de voir pour mettre le tout à l'impression. Le bon
Dieu fera ce qu'il ne me sera pas donné de faire. "
Moins d'un mois plus tard, le 15 octobre 1881, Mgr Moreau
adressait à ses chères filles un mandement " pour approuver les
constitutions des religieuses adoratrices du Précieux-Sang de
Saint-Hyacinthe ". Mgr l'évêque, après avoir rappelé la fondation
de l'institut le 14 septembre 1861, son institution canonique le 15
avril 1866 et le fait que Mgr Joseph LaRocque, en cette même
année 1866, avait dû, à cause de ses graves infirmités, descendre
du siège épiscopal de Saint-Hyacinthe, continuait en disant que
ce qui avait été une perte pour le diocèse avait été un avantage
et un gain pour la communauté, puisque, au lieu de se donner à
un repos mérité, Mgr Joseph s'était voué tout entier à l'achè-
vement de sa chère œuvre du Précieux-Sang, " en lui donnant ses
soins paternels les plus assidus et en élaborant les constitutions
et les règles avec la plus grande prudence et sagesse". " Ce pré-
cieux travail, disait Mgr Moreau, fruit de quinze années de
sérieuses méditations, et dans lequel le vénéré prélat a voulu
s'aider des lumières et du dévouement de Mgr Raymond, qui
préparait depuis longtemps l'âme privilégiée dont s'est servâ le
DES ÉLECTIONS DE 1877 AUX ÉVÉNEMENTS DE 1882 263
Seigneur pour votre fondation . . . nous veïions avec bonheur vous
le présenter, nos très chères filles, étant bien convaincu que vous
l'accueillerez avec la joie la plus vive et la reconnaissance la plus
sincère pour les prélats qui l'ont accompli. " Mgr l'évêque notait
ensuite que ces règles restaient substantiellement celles qui avaient
été suivies depuis le commencement de l'institut, " moins certains
points très peu nombreux sur lesquels l'expérience a (avait) démon-
tré qu'il était mieux d'apporter quelques modifications ". " L'objet
de notre présent mandement, terminait Monseigneur, n'est donc
pas de vous imposer de nouvelles règles auxquelles vous seriez
étrangères, mais de reconnaître et d'approuver celles qui viennent
d'être élaborées avec un soin tout minutieux et une rare sagesse
par Mgr l'évêque de Germanicopolis, et dont, avec un vrai
bonheur, nous avons pris une connaissance approfondie et toute
spéciale.*' Suivait le dispositif réglant: 1° que ces constitutions
seraient désormais suivies par les religieuses du diocèse: 2° qu'on
n'y dérogerait pas sans l'assentiment de l'Ordinaire; 3° qu'elles
seraient au plus tôt imprimées ... et ici, Mgr Moreau disait :
" En tête de ces constitutions seront insérés le mandement d'insti-
tution canonique de l'institut, le SHio de la révérende Mère fonda-
trice, et, à la suite, le présent mandement d'approbation des
susdites constitutions." Cette approbation épiscopale des consti-
tutions constituait, on le comprend, un notable progrès dans la
vie de l'institut. Après celles du 14 septembre 1861 et du 15 avril
1866, la date du 15 octobre 1881 devait faire époque dans son
histoire.
A deux mois de là, le 13 décembre 1881, nous lisons au livre des
Annales : " Notre bien-aimée Mère fondatrice a été réélue supé-
rieure. Les Sœurs électrices étaient, cette fois, au nombre de 28.
Sa Grandeur Mgr Moreau, accompagné de Mgr de Germanico-
polis et de Mgr Raymond, l'a bénie et a confirmé son autorité.
L'allégresse est générale et les actions de grâce s'élèvent incessam-
264 ■ MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
ment vers le sang rédempteur. A la vérité, nous n'avions conçu
aucune crainte sérieuse. Car, comment nous aurait-il été possible
de choisir pour diriger la petite barque du Précieux-Sang une autre
main que celle que Jésus a désignée lui-même par des signes si
évidents ? "
Il nous paraît permis de croire que la fondatrice, cependant,
dans les circonstances cù elle se voyait, aurait volontiers déposé
le fardeau de l'autorité. En tout cas, le 21 décembre, elle écrit elle-
même à la supérieure de Notre-Dame-de-Grâce, Mère Saint-
Alphonse : " J'avais espéré un moment, dans toute la sincérité
de mon âme, que mon ancienne et chère vie de contemplation et
de solitude me serait rendue. Je me réjouissais à la pensée qu'il
allait m'être permis de m'enrichir du mérite et de la gloire de l'obé-
issance. Mais, puisque Jésus crucifié me veut encore au sommet
du calvaire, j'accepte le sacrifice et veux me dévouer corps et âme
au bonheur et à la sanctification des vierges dont je suis encore la
mère. Vous n'êtes pas la partie la moins chère de mon troupeau,
bien-aimées enfants de la montagne de Marie, et, quoique je ne
vous couvre pas immédiatement de mes ailes comme ma famille de
Saint-Hyacinthe, mon cœur sait bien vous atteindre pour se
donner à chacune de vous toutes et vous promettre l'amour, la
fidélité, le dévouement infatigable d'une v^raie mère selon la
grâce . . .
Hélas ! comme il arrive si souvent dans la vie des plus saints
et des plus saintes, ces ailes de mère devaient être forcées bientôt
de se replier en partie pour un temps et le grand cœur de Mère
Catherine- Aurélie aurait encore à souffrir !
\
CHAPITRE X
Des événements de 1882 à la la réélection de la fondatrice (1887)
(1882-1887)
Sommaire. — Les événements de 1882. — Leurs causes. — Une lettre de M.
Raymond. — Visite pastorale de Mgr Moreau au monastère (mars 1882). —
Direction de Mgr Joseph. — M. le curé Lecours à la maison blanche. — Mgr
Moreau change l'administration (27 novembre 1882). — Conséquences de
l'acte épiscopal. — Esprit de soumission de Mère Catherine-Aurélie. — La nou-
velle supérieure, Mère Saint- Alphonse. — M. le grand- vicaire Gravel. — Mère
Catherine-Aurélie est invitée à Toronto. — Distribution du livre des règles
et constitutions. — Mère du Saint-Esprit remplace Mère Saint-Alphonse. —
Séjour de Mère Catherine-Aurélie à Toronto d'avril à septembre 1884. — Le
50e de sacerdoce de Mgr Joseph (mars 1885). — Nouveau don de M. le
curé Lecours (mars 1886). — Consécration de la chapelle (avril 1888). —
Fondation d'Ottawa. — Mgr Duhamel. — Mandement et installation de
" Béthanie " à Ottawa (24 mai 1887). — Lettre d'obédience donnée par
Mgr Moreau. — Réception à Ottawa de la fondatrice et des " missionnaires ".
— Mort de Mgr Raymond (3 juillet 1887). — M. le grand- vicaire Gravel le
remplace au Précieux-Sang. — Deuil de la fondatrice. — Nouveau séjour à
Toronto. — Lettres de Mgr Joseph aux Sœurs d'Ottawa. — Ses appels à
l'union. — Mort de Mgr Joseph (19 novembre 1887). — Bel éloge par Mgr
Moreau. — Sympathies de la communauté à la Mère fondatrice. — Mgr
Moreau ordonne des élections régulières. — Elles ont lieu le 9 décembre
1887 et la fondatrice est réélue supérieure. — Souhaits et bénédiction du
jour de l'an 1888 aux pieds du portrait du regretté Mgr Joseph. — Éloge des
Pères disparus par la Mère fondatrice. — Heureusement pour l'institut, sa
fondatrice lui restait. — Un mot de M. Georges Goyau.
^?^AiNTES et maintes fois, depuis vingt-et-un ans que
l'institut existait. Mère Catherine-Aurélie, fondatrice
et toujours jusque-là supérieure, avait exprimé le désir
de souffrir et de boire au calice de Jésus. Bien des
tribulations et des épreuves lui étaient déjà venues.
Mais l'année 1882 devait lui en apporter davantage encore.
En avait-^lle comme le pressentiment, quand elle adressa,
le 1er janvier de cette année, à ses filles de Saint-Hyacinthe, son
266
MERE CATHERINE-AX7RELIE
allocution accoutumée du jour de l'an ? Il n'est sans doute pas sans
à propos de le supposer. " Vous avez Jésus dans votre cœur, leur
disait-elle en substance, vous possédez par votre communion de
ce matin celui qui est tout. Je voudrais voas souhaiter la conti-
nuation de ce bonheur, c'est-à-dire le ciel sur la terre. Dans les
communautés, on a, en effet, le ciel sur la terre, mais à la condition
de vivre vraiment en la présence de Jésus. Pour cela, vivez dans
la paix et dans la charité. . . Qui pourrait mettre obstacle à ce
bonheur, en vous faisant perdre la paix ? . . . Ce serait l'orgueil
qui mettrait en vous des pensées d'ambition . . . Prenez entre vos
mains le flambeau de la vigilance. Portez-le en avant, afin que votre
pied ne heurte pas contre cette pierre du chemin . . . Jésus vous a
fait ses étrennes en vous donnant son corps et son sang ! Offrez-
lui, comme étrennes, votre chair pour l'immoler, votre sang pour
l'épuiser à son service, votre cœur enfin pour qu'il se consume
en son amour. . . Je vous entends me souhaiter la même paix, le
même bonheur du ciel sur terre, et je vous en remercie. Mais je
tiens à vous dire, à la gloire de Notre-Seigneur, car aucun mérite
ne m'est dû à moi à ce sujet, que les épreuves et les tribulations
ne me font rien perdre de ma paix ni de mon ciel, et que c'est la
croix de notre Jésus qui me nourrit et me fortifie. Qu'elle soit aussi,
mes chères filles, votre nourriture et votre soutien ! Je vous bénis
par le sang de Jésus et par la main de Marie ..."
Ces épreuves et ces tribulations, qui ne lui faisaient rien perdre
de sa paix et de son ciel, nous savons déjà qu'elles en étaient les
causes ou les occasions. Les divergences de vue des évêques, qui
avaient le droit canonique d'exercer la haute direction sur les
diverses maisons, au sujet de l'office à réciter, de la clôture à garder,
de la façon de pratiquer la direction spirituelle, et surtout de la
plus ou moins grande dépendance des maisons-filles vis-à-vis de la
maison-mère, ne^pouvaient pas ne pas produire chez les religieuses
elles-mêmes des manières de voir différentes. " Qui pourrait
I
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATXtICE 267
mettre obstacle à votre bonheur en vous faisant perdre la paix ? "
avait dit Mère Catherine-Aurélie, et elle avait répondu elle-
même que " ce serait l'orgueil qui mettrait en ses filles des pensées
d'ambition ". Elle avait sans doute ses raisons pour parler ainsi.
Sans incriminer personne — ce serait peut-être téméraire à la dis-
tance où nous sommes des événements et en l'absence de docu-
ments positifs — il est bien permis de penser que, parmi les Sœurs
capitulantes, qui avaient droit de vote aux élections après cinq
ans de profession, il put s'en trouver qui, étant plus anciennes que
les élues, se sentant capables de prendre part à l'administration
et en étant éloignées, aient vu avec moins de faveur le résultat de
l'élection du 13 décembre 1881. De Montréal, nous l'avons dit,
se manifestait depuis plusieurs années un refroidissement assez
marqué. Mgr Fabre et M. Maréchal étaient pour le bréviaire
romain, pour la clôture plus sévère, contre les relations trop
suivies avec la maison-mère en matière d'administration maté-
rielle, et même spirituelle, et contre les voyages trop fréquents
et les visites prolongées de la fondatrice. La tradition, au dire de
quelques anciennes, dont nous avons eu les confidences en 1922, va
jusqu'à laisser entendre que l'excellent M. Maréchal aurait aimé
que le premier siège de l'institut fut transporté dans sa paroisse à
Montréal, comme cela s'était fait pour les Sœurs de Sainte- Anne,
d'abord de Vaudreuil à Saint-Jacques en 1853, puis de Saint-
Jacques à Lachine en 1864. Avec d'excellentes intentions, il voulait
exercer une certaine action, non seulement au monastère de
Notre-Dame-de-Grâce, mais jusqu'à Saint-Hyacinthe. " Il se
croyait l'autorité suprême dans la communauté — nous disait une
Sœur de ce temp^ qui fut plus tard supérieure — et, par quelques-
unes de ses dirigées (de Montréal), il voulait tout conduire. '*
Sans aller jusque-là, Mgr Fabre trouvait que la fondatrice s'im-
misçait trop dans les affaires du monastère de la montagne placé
sous sa juridiction. Mgr Moreau voulait certes conserver au mo-
268 MÈBE CATHEBINE-AURÊLIE
nastère de sa ville épiscopale la primauté qui lui revenait du droit
de maison-mère. Mais il jugea, semble-t-il, que le gouvernement
de l'institut, tel que l'exerçaient Mgr Joseph et Mère Catherine-
Aurélie, n'était pas assez sévère, ni assez conforme aux prescrip-
tions canoniques qui régissent les instituts cloîtrés. Des circons-
tances spéciales, et qui s'expliquent, inclinèrent le digne év^êque
à penser qu'un changement serait utile pour le bien, La fondatrice,
toujours demandée par d'innombrables visiteurs, était bien
souvent au parloir. Elle avait admis au monastère quelques
parentes très jeunes, la petite Aurélie, sa nièce, par exemple.
Pour aider Mgr Joseph dans la rédaction des règles et constitu-
tions, elle devait souvent se rendre auprès de lui, puisque lui-même,
perclus de rhumatismes, ne pouvait marcher. Toutes les Sœurs
d'ailleurs, qui le voulaient, passaient facilement du monastère
à la maison blanche, pour s'éclairer auprès du vénéré fondateur.
Tout cela se faisait sous l'œil de Dieu, Tout cela était très paternel
d'une part, et très filial de l'autre. Rien que de très digne, assu-
rément, dans toutes ces relations. Mais, était-ce bien régulier ?
Ce qui est certain, c'est que la fondatrice eut à en souffrir. Les
lettres d'elle, que nous avons citées au chapitre précédent, à ses
filles de Notre-Dame-de-Grâce en particulier, nous l'ont déjà
montré. Une lettre à elle adressée par Mgr Raymond, le jour de
Pâques 1882, va nous le faire toucher du doigt pour ainsi dire.
" Aujourd'hui, lui écrivait ce père spirituel qui la dirigeait depuis
un quart de siècle, il ne doit y avoir dans votre âme que paix et
joie. Quelque raisonnable que vous paraisse une peine dans son
motif, repoussez-la énergiquement ! Aujourd'hui, c'est le jour que
le Seigneur a fait, réjouissons-nous et tressaillons d'allégresse en
lui ! Si nous aimons Jésus, son bonheur et sa gloire doivent nous
donner une joie qui absorde tout autre sentiment. Faites de vos
douleurs mêmes des cris de joie qui glorifient le Seigneur et
montrent que vous ne vivez plus pour vous-même, mais que vous
DBS ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATKICE 269
ne vivez qu'en lui et pour lui, ne vous occupant en aucune façon
de vous, mais de lui seul. Cependant, à cause de la charge que vous
exercez, vous devez demander à Jésus, par la gloire de sa résur-
rection, qu'il vous guérisse, je vous l'ordonne. Jésus ressuscité,
apparaissant à ses disciples, leur dit : "Que la paix soit avec vous !"
La paix, ma très chère fille, voilà ce que je vous donne au nom
de Jésus triomphant ... La paix, c'est tout simplement la certitude
que Dieu nous aime. Souffrez, pleurez vos fautes et celles des
autres, quand la minute ou la grâce l'exigent, mais demeurez
en paix ; car Dieu vous aime, et cela veut dire qu'il changera tout
en mérite, qu'il pardonnera, qu'il accordera des grâces. Comprenez
cela et rien désormais ne vous troublera ..." Ces conseils très sur-
naturels, mais où il est sans cesse question de peines et de souf-
frances, s'adaptaient sans doute aux circonstances.
En mars 1882,Mgr Moreau fit au monastère sa visite pastorale.
Il en profita pour tout examiner devant Dieu et se rendre compte
exactement de ce qui se passait. Quelques religieuses estimaient
que l'esprit du gouvernement de Mgr Joseph et de Mère Catherine-
Aurélie n'était pas suffisamment austère, ainsi que nous l'avons
laissé entendre. Naturellement, elles s'en ouvrirent à Mgr l'évêque,
et peut-être le malaide qui existait dans la communauté fut-il
de ce chef augmenté parce que Mgr Moreau, voulant être bien-
veillant à toutes, écouta tout ce qu'on lui disait avec bonté.
Sévère pour lui-même, l'évêque de Saint-Hyacinthe entendait
que tout se fît, dans ses communautés, avec une scrupuleuse
régularité. Or, on lui affirmait et on lui répétait que l'adminis-
tration manquait de fermeté, que les conseillères, jeunes pour la
plupart, dont au moins deux étaient parentes de la supérieure,
n'osaient rien dire devant elle, et que, d'autre part, le bon père
qu'était Mgr Joseph laissait tout faire. Voulant être avant tout
soumise au bon plaisir de Dieu et ignorant toute espèce d'intrigue.
Mère Catherine-Aurélie n'opposait à ces insinuations, voire même
270 MÈRE CATHERINE-AX7EÉL1E
à ces accusations, aucune défense. Mgr Moreau fit donc ses ordon-
nances en demandant qu'on fût plus attentif sur les divers points
que nous avons signalés.
Le 30 avril, jour où tombait le patronage de saint Joseph, Mgr
de Germanicopolis, commentant, avec l'esprit de foi qui l'animait,
ces instructions de l'évêque diocésain devant les Sœurs professes,
y insistait. " Ce doux Père, raconte l'annaliste, s'est épanché avec
nous de manière à émouvoir sensiblement nos cœurs. Il nous a
rappelé la joie et le calme qui avaient inondé son âme à pareil jour,
il y a vingt-et-un ans, et qui l'avaient enfin décidé à mettre à
exécution son projet de fonder notre institut. Puis, il nous a fait
connaître les sollicitudes (lisons les inquiétudes) qu'il éprouve
aujourd'hui au sujet de notre communauté... Puissions-nous
répondre aux intentions de nos dévoués fondateurs et faire en
sorte, par notre esprit religieux, que leurs dernières années soient
remplies de paix, de joie et de saintes consolations !. . ."
Le 28 septembre, le dévoué M. le curé Lecours, qui avait tant
fait pour l'institut à ses débuts, on s'en souvient, quittait Saint-
Théodore-d'Acton et le saint ministère définitivement et s'en
venait prendre sa retraite à la maison blanche, auprès de Mgr
Joseph. " Je viens mourir parmi vous, dit-il aux Sœurs, et vous
être un peu utile avant, si le bon Dieu m'en donne l'occasion.'*
Nous verrons qu'en effet cette occasion lui serait fournie par la
Providence.
Le malaise, cependant, dont nous avons parlé, persistait. A la
mi-octobre, Mgr Moreau vint faire la visite canonique, et, ainsi
qu'il l'avait annoncé à sa visite pastorale de mars, il vit tour à
tour en particulier les Sœurs du chapitre. Le 20 novembre, détail
significatif, sur lequel il n'est guère besoin d'appuyer, l'évêque
ordonnait qu'on renvoyât la petite Aurélie, accueillie au monastère
en février 1879, à l'âge de 3 ans. Elle partit le lendemain et retourna
dans sa famille.
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 271
Le 27 novembre enfin, Mgr de Saint-Hyacinthe, après avoir
pesé toutes choses devant Dieu, décida, comme naguère Mgr
Bourget à Saint-Jacques, en 1853, pour les Sœurs de Sainte-Anne,
de changer l'administration. Usant de son autorité d'évêque, mais
en s'efforçant de mettre dans la forme beaucoup de délicatesse, il
déposa la fondatrice, tout en lui laissant le titre de supérieure, et
lui substitua une vice-supérieure, chargée, avec l'assistance d'un
nouveau conseil, de tout ce qui concernait l'administration de la
communauté. Cet acte épiscopal, que nous devons accepter avec
le plus profond respect, comme le firent les religieuses elles-
mêmes qui avaient le plus à en souffrir, est trop important dans
la vie de Mère Catherine-Aurélie pour que nous ne le relations
pas ici dans toute son amplitude. Nous n'avons d'ailleurs, une
fois de plus, qu'à citer les Annales de l'institut.
" Le 27 novembre 1882, y lisons-nous, vers 4 heures de l'après-
midi, Mgr l'évêque de Saint-Hyacinthe se transporta en notre
monastère et requit toutes les religieuses de la communauté et du
noviciat (47 professes, 4 novices) de se réunir dans la salle des
exercices. Ceci fait. Sa Grandeur, revêtue du rochet et de la mo-
zette, récita la prière du Veni Sancte, après quoi elle s'a dressa aux
Sœurs dans les termes suivants : — " Mes chères filles, — Je
viens vous entretenir de choses très importantes. Recueillez-vous
bien et demandez au Seigneur d'entendre ma voix avec docilité,
soumission et respect. Car c'est en qualité de votre premier supé-
rieur que je viens vous parler et vous intimer les ordres que, dans
ma conscience, je crois nécessaire de vous donner. Il est visible
qu'il règne un grand malaise parmi vous et que ce malaise est en
grande partie dû à un manque assez notable de confiance dans
l'administration qui vous gouverne. Voulant donc remédier à
cet état de choses, comme c'est mon devoir de le faire, je règle et
ordonne ce qui suit, et cela en vertu de l'autorité canonique dont
l'Eglise m'a revêtu pour la gouverne de votre monastère :
272 MÈRE CATHERINE- AUEÉLIE
1 ° La Mère Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang, supérieure et
fondatrice, est déchargée de tous les devoirs spirituels et temporels
et de toutes les affaires de la maison. Mais on lui conservera les
titres de Mère, de supérieure et de fondatrice. Elle gardera sa
chambre et aura, comme par le passé, une Sœur à son service
pour prendre soin d'elle. Elle conservera sa stalle au chœur et
sera la première partout, chacune d'entre vous s'appliquant
à lui témoigner en toute rencontre le respect, l'amour et la recon-
naissance auxquels elle a un droit si acquis. Il est juste que, après
un actif et constant labeur de vingt-et-une années, et avec sa
santé bien affaiblie, elle goûte le repos et la tranquillité. 2° Sœur
Saint-Alphonse, que je rappelle de la masion de Montréal, rem-
placera la Mère Catherine-Aurélie dans la charge de supérieure
de cette maison, et elle en aura tous les droits et toutes les attri-
butions, gouvernant le monastère au spirituel et au temporel
selon les règles de l'institut. Elle n'aura cependant que le titre
de vice-supérieure, pour conserver le titre de supérieure à la
fondatrice. Mais, dans les actes civils, elle signera avec le titre de
supérieure. Sœur Thérèse-de-Jésus sera assistante ; Sœur Marie-
Sainte-Ursule, maîtresse des novices ; Sœur Marie-du-Saint-
Esprit, dépositaire ; Sœur Sainte-Croix, première conseillère ;
Sœur Marie-de-la-Rédemption, deuxième conseillère ; Sœur
Saint-François-Xavier, troisième conseillère et secrétaire. 3 ** J'en-
joins, en vertu de la sainte obéissance, à toutes les nouvelles
officières que je viens de no aimer de ma propre autorité cano-
nique, d'accepter les charges qui leur sont conférées et d'en remplir
(tout) de suite les devoirs et les obligations, les anciennes officières
se trouvant par là même déchargées de leurs fonctions." —
" Monseigneur termina, ajoute l'annaliste, en exhortant la com-
munauté à accepter comme venant de Dieu les décisions qui
venaient de lui être communiquées et à s'animer d'un vif et conti-
nuel sentiment de foi et de charité, afin que la paix, l'union et une
DES ÉviNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 273
Sainte fraternité régnent toujours et à jamais dans le monastère,
ce qui, disait-il, arrivera infailliblement, si chacune y met du sien
et s'efforce de pratiquer les vraies et solides vertus religieuses."
Ce compte rendu, dicté par Mgr Moreau, et conservé aux
archives de la communauté, est signé par toutes les nouvelles,
officières nommées et par Monseigneur lui-même. Cet acte d'auto-
rité épiscopale eut ses naturelles conséquences. Le 29 novembre,
l'ancienne maîtresse des novices. Sœur Saint-Stanislas, partait
pour Toronto, en même temps que Sœur Séraphine-de-Jésus,
désignée pour cette mission. Elles emmenaient avec elles la petite
Aurélie, que sa mère, madame Benoît, sœur de la fondatrice,
confiait à la supérieure de Toronto, Mère Euphrasie-de-Saint-
Joseph. Le 7 janvier suivant, Mgr Moreau insistait, par un ordre
spécial, pour que la clôture fût rigoureusement observée, même
vis-à-vis les hôtes vénérés de la maison blanche. Le 7 février de
cette même année 1883, M. le curé Maréchal venait, de Montréal,
prêcher la retraite aux religieusesdu monastèrede Saint-Hyacinthe.
Comme il paraissait plus que plausible que sa manière de voir et
ses avis n'avaient pas été étrangers aux décisions prises naguère
par Mgr Fabre et plus récemment par Mgr Moreau, et comme,
en plus, il ne se priva pas, rapporte la tradition, dans ses instruc-
tions, de faire plus d'une allusion à l'ancien état de choses, on
comprend que Mère Catherine-Aurélie eut à réprimer les mouve-
ments de la pauvre nature. Ce n'était pas cela, évidemment, qui
pouvait panser la plaie faite à son cœur par l'acte d'autorité, si
légitime qu'il fût, qu'avait posé Mgr Moreau, usant de son droit,
le 27 novembre précédent.
Loin de nous la pensée de juger, encore moins de condamner,
l'acte d'un évêque, que la renommée publique a presque déjà
canonisé vingt ans après sa mort, et qui fut sûrement le plus
digne des prélat^. D'ailleurs, nous croyons en toute sincérité que
sa décision fut utile au bien général de l'institut. Mais il ne fau-
274 MÈRE CATHERINE-ATJRÉI.IE
drait pas être homme, et il faudrait n'avoir jamais souffert soi-
même, pour ne pas apercevoir ce que Mère Catherine-Aurélie,
du point de vue naturel, dut éprouver en cette circonstance.
" L'émoi fut grand dans la communauté, nous écrivait une con-
temporaine de ces événements maintenant décédée. Mais, d'un
mot de douceur, notre vénérée fondatrice apaisa tout le monde.
L'une des religieuses, qui avait été très mêlée à l'agitation qui
avait amené ce dénouement tragique, s'en excusait plus tard, plus
ou moins, après la mort de Mère Catherine-Aurélie." — " Mgr
Moreau lui-même, ajoutait cette même correspondante, trouva
dans notre digne mère, si fortement éprouvée, de telles dispo-
sitions d'humilité, de simplicité et d'esprit religieux, une si vraie
piété filiale, manifestée, en toute occasion, avec cette gaieté de
cœur qui caractérisait tous ses actes, qu'il en dut être profon-
dément touché." Si sa grande bonté d'âme et sa délicatesse innée
avaient peut-être porté la fondatrice, sous la direction si paternelle
aussi de Mgr Joseph, à marquer trop de bienveillance et de dou-
ceur dans le gouvernement de sa communauté, son obéissance
généreuse la grandit aux yeux de tous et de toutes. C'est à l'heure
de l'épreuve que le bon Dieu, a-t-il été écrit, reconnaît ses vrais
fidèles. Nul doute que le divin maître reconnut à ce trait la fidélité
de celle qui ne voulut jamais que son service et sa gloire par le
culte de son Précieux Sang.
La vie de l'institut, fécondée ainsi par les larmes de l'obéis-
sance et du sacrifice, fortifiée par une direction que sa fermeté
même consolidait dans la voie du bien, se continua, sous la nouvelle
administration, avec, comme toutes les institutions humaines, ses
alternances de progrès et de revers. Mère Saint-Alphonse, dans le
monde Parmélie Duguay, était d'une famille distinguée. Elle eut
trois de ses sœurs au Précieux-Sang et deux dans l'institut de
l'Assomption. L'un de ses frères, entré chez les Jésuites, mourut
jeune. Énergique à bien remplir son devoir de religieuse, mais
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 275
tendre et sensible, d'ailleurs très vite malade, elle ne resta pas
longtemps à la tête de l'administration. Le 20 mai 1883, Mgr
Moreau la remplaça d'oflBce, et sans élections régulières, par
Mère Marie-du-Saint-Esprit, ancienne supérieure et fondatrice de
la maison de Montréal. Le 8 novembre 1883, Mère Saint-Alphonse
décédait à Saint-Hyacinthe, après avoir donné toujours l'exemple
de la fidélité aux saintes règles et de l'obéissance. On a vu qu'elle
avait souffert, étant supérieure à Notre-Dame-de-Grâce, des
difficultés qui étaient survenues. Pendant sa courte administration
à la maison-mère, elle eut peut-être à souffrir davantage. Elle
était déjà minée par des crises cardiaques souvent répétées et les
responsabilités que l'obéissance lui imposa lui pesèrent lourde-
ment. Les grands faits de la vie de l'institut, pendant qu'elle le
dirigeait en qualité de vice-supérieure, furent la nomination de
M. le grand-vicaire Gravel, de Saint-Hyacinthe, le 26 décembre
1882, à la charge de procureur de la communauté, et la distribu-
tion, le 15 avril 1883, du livre des règles et constitutions, faite
à la communauté par Mgr de Germanicopolis.
M. de la Croix était parti de Saint-Hyacinthe assez précipi-
tamment vers ce temps-là, et certaines affaires portées en cour de
justice, auxquelles les Sœurs du Précieux-Sang se trouvèrent
mêlées, nécessitèrent la nomination d'un procureur. Mgr l'évêque
désigna pour ce poste son vicaire général, M. l'abbé Gravel,
en qui les religieuses voyaient déjà un ami et qui leur fut par la
suite très dévoué.
Mère Catherine-Aurélie, de par la sainte obéissance, n'avait
plus rien à voir dans l'administration de la maison qu'elle avait
fondée, et, dans son humilité, elle se persuadait volontiers que
c'était pour le mieux. Elle fut même tout près de quitter, à ce
moment ou peu après, le monastère de Saint-Hyacinthe. Mgr
Lynch, l'archevêque de Toronto, avait toujours hautement estimé
la fondatrice, et, dans toutes ces difficultés dont nous avons parlé.
276 MÈBE CATHEBINE-AURÉLIE
il s'était prononcé en faveur de ses vues aussi bien que de celles de
Mgr de Germanicopolis. En particulier, il était tout à fait opposé
à l'indépendance complète des maisons-filles. Dès le mois de mai
1879, à la date du 14, nous lisons cette note dans les Annales de
Saint-Hyacinthe : " Mgr Lynch persiste à ne pas vouloir la sépa-
ration des maisons dans un institut aussi jeune que le nôtre.
L'enfant, dit-il, ne doit pas être séparé de sa mère et, pour une
communauté, l'enfance dure plus que cinq ans. " (Notre-Dame-
de-Grâce avait été fondé en 1874.) Fut-il particulièrement ému
des événements de novembre 1882 ? Toujours est-il que, trois
mois plus tard, le 22 février 1883, Mgr Moreau vint annoncer à
Mère Catherine-Aurélie que l'archevêque de Toronto désirait
qu'elle se rendît au monastère de sa ville. Mgr de Saint-Hyacinthe
assura la fondatrice qu'il la verrait partir avec peine, mais il lui
donna en même temps pleine liberté d'accepter ou de refuser ce
voyage. " Vous êtes chez vous, ici, ma Mère, lui dit-il, et vous le
serez toujours, quand bon vous semblera de nous revenir, si vous
nous quittez. " Mère Catherine-Aurélie demanda conseil à Mgr
Joseph, qui promit de passer la nuit en prière. Le lendemain, le
23, sur son avis sans doute, elle pria respectueusement
Mgr Moreau, qui était venu dire la messe au monastère, de
décider lui-même ! " Étant devenue simple religieuse, lui dit-elle,
je désire que l'obéissance règle tous mes pas. " Monseigneur
décida qu'elle resterait à Saint-Hyacinthe. Ce n'était, en fait,
que partie remise à l'année suivante.
Elle restait donc, toujours supérieure en titre, mais privée du
commandement et confinée dans la prière et les pénitences.
L'une de ses plus douces consolations fut sans doute cette céré-
monie de la remise du livre des règles et constitutions, qui se fit,
avons-nous dit, sous l'administration de Mère Saint- Alphonse, et
que Mgr Joseph présida, le 15 avril 1883. Depuis l'ordonnance de
Mgr Moreau du 7 janvier, la clôture était rigoureusement observée.
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA UÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 277
même vis-à-vis de Mgr Joseph et des hôtes de la maison blanche.
On se soumettait de part et d'autre de bon cœur à cette sage loi
qui est celle des saints canons, mais, du point de vue naturel,
étant données les habitudes des années précédentes, on en souffrait
bien un peu. Aussi, avec quelle joie, voyait-on venir à la chapelle
ou à la communauté le pieux vieillard qu'on appelait avec tant
d'affection " notre vénéré fondateur '. Ce 15 avril donc, en la
fête du patronage de saint Joseph, jour de sa décision de fonder
l'institut il y avait maintenant vingt-deux ans, Mgr de Germani-
copolis vint faire à ses chères filles la distribution de ce livre qu il
appela, en sa langue toujours riche d'images, leur feuille de route
et leur étoile polaire. " Vers 8 heures, raconte l'annaliste, la
communauté se réunit pour saluer Mgr Raymond, dont c'était
aussi la fête (il s'appelait Joseph-Sabin), puis, à 10 heures, la
cloche nous convoqua de nouveau, et Mgr de Germanicopolis nous
distribua, après une prière à saint Joseph, les livres de nos saintes
règles. Dans le livre de chacune, se trouvaient, à l'avers et au re-
vers, deux viotios : celui de notre vénéré Père, fidélité, constance,
générosité, signé Jos, évêque de Germanicopolis, et celui de notre
toujours tant aimée Mère, précédé du Sitio, adorer, réparer^
souffrir, signé Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang. Mgr
Joseph commenta pieusement ces différents mots, si pleins de
sens. Le bon M. Lecours était près de lui. Disant aux Sœurs qu'il
fallait savoir donner pour être vraiment généreux, il fit sponta-
nément cette application ! " Oui, donner, comme mon bon vieux
voisin, qui ne s'est pas contenté de donner, mais qui a tout donné,
et sans qui nous n'aurions rien fait, parce que nous n'avions rien. "
Monseigneur était profondément ému, et ses filles pareillement.
La première, la fondatrice, reçut le précieux livre, au nom de toute
la communauté ; la deuxième, Mère Saint-Alphonse, au nom de
la maison-mère ; la troisième, l'assistante, au nom de la maison
de Toronto ; la quatrième, la maîtresse des novices, au nom de
278 MÈBE CATHERINE-A^^lÉLIE
la maison de Montréal ; puis, chacune pour soi, toutes les professes.
Quant aux novices et aux postulantes, la distribution leur fut
faite plus tard, av^ec la recommandation spéciale de bien les
étudier et de se bien pénétrer de cette règle de vie. En recevant le
petit livre des mains du prélat, chacune baisait son anneau d'évê-
que, puis le livre même. En donnant le premier à la fondatrice, le
vénéré prélat, père et fondateur lui-même, prononça ces paroles
significatives : " La règle, ma Mère, se résume en vous. Ne
soyez pas surprise si les souffrances qui doivent accompagner
votre vocation (d'expiatrice) selon l'esprit de vos règles se résu-
ment aussi en vous. C'est la condition ordinaire des choses.
Vous avez été la première, tout doit aboutir à vous." Enfin, à
chacune, en lui remettant son livre, Monseigneur répétait :
** Fidélité, constance, générosité. "
Que de symbolisme et que de sens caché en tout cela! Rien qu'à
lire ce compte rendu, que nous avons condensé, on se sent vrai-
ment ému, malgré l'espace de temps — quarante ans — écoulé
depuis. On se souvient, nous l'avons raconté au chapitre précé-
dent, que ces règles et constitutions, patiemment élaborées par
Mgr Joseph en un travail de quinze ans, avaient été officielle-
ment approuvées par Mgr Moreau le 15 octobre 1881. Léchant du
Magnificat, note encore l'annaliste, termina cette cérémonie. Ma-
gnificat ! oui, il faut louer le Seigneur dans les épreuves comme
dans les joies, car l'épreuve vaut souvent devant Dieu beaucoup
plus que les brillants succès, ces succès dont les pauvres humains
s'enorgueillissent si facilement. Bienheureux ceux qui souffrent !
Le 20 mai 1883, Mère Saint-Alphonse cessait d'être vice-
supérieure. Mgr Moreau vint lui-même désigner de son autorité
épiscopale, nous l'avons dit. Mère Marie-du-Saint-Esprit pour
la remplacer. Les officières, nommées également par Monseigneur,
et qui devaient assister la nouvelle vice-supérieure, chargée
en fait de toute l'administration, furent les suivantes : Sœur Marie-
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 279
des-Cinq-Plaies, assistante ; Sœur Marie-Sainte-Ursule, maîtresse
des novices ; Sœur Thérèse-de-Jésus, dépositaire ; Mère Saint-
Alphonse, Sœur Marie-de-la-Rédemption et Sœur Saint-François-
Xavier, conseillères, la dernière étant maintenue dans ses fonc-
tions de secrétaire. Mère Catherine-Aurélie gardait ses titres de
Mère, de fondatrice et de supérieure, mais elle n'avait aucune part
dans l'administration de la maison de Saint-Hyacinthe. Il devait
en être ainsi jusqu'après la mort de Mgr Joseph en 1887. Les deux
faits saillants sous l'administration de Mère Marie-du-Saint-
Esprit furent l'achèvement et la décoration de la chapelle de la
maison-mère et la fondation de la maison d'Ottawa dont Mère
Catherine-Aurélie fut spécialement chargée.
Mère Marie-du-Saint-Esprit, dans le monde Hermine Bourdon,
était déjà très entendue en affaires, quand elle était venue frapper
à la porte du monastère de Saint-Hyacinthe. Elle y avait, devenue
professe, occupé les fonctions de dépositaire, de maîtresse des
novices, puis d'assistante. Fondatrice, en 1874, de la maison de
Notre-Dame-de-Grâce, elle en était revenue en juin 1879. Dans le
conseil nommé par Mgr Moreau, le 27 novembre 1882, elle avait
été élue dépositaire. Elle resterait à la tête de l'administration de
mai 1883 à décembre 1887.
Le 25 novembre 1883, les Annales enregistrent la mort, à 85
ans, du vénérable père de Mère Catherine-Aurélie. Deux ans
plus tôt, elles avaient de même enregistré, le 28 novembre 1881,
celle de sa deuxième femme, madame Caouette. L'on a vu que la
pieuse fondatrice avait beaucoup d'attachement à sa famille.
Son père surtout, son cher vieux père blanc, comme elle l'appelait,
lui avait toujours été très cher en effet. Sa mort fut un deuil pour
son cœur. Le regret d'ailleurs de le voir mourir fut général. " Il
semble, disent les Annales, qu'un lien de famille nous unissait à
ce vénérable vieillard. C'était un chrétien d'une grande foi et
d'une vive piété. Il s'est préparé à la mort de la manière la plus
édifiante."
280 MÈBE CATHEBINE-AURÉLIE
En 1884, la question s'agitait, à Toronto, de la construction
d'un monastère. Mgr Lynch avait, dès l'année précédente, on s'en
souvient, manifesté le désir d'avoir la fondatrice dans sa ville
épiscopale. Le 27 mars, la supérieure de Toronto, Mère Euphrasie-
de-Saint-Joseph, et son assistante. Sœur Sophie-de-l'Incarnation,
deux des compagnes de fondation de Mère Catherine-Aurélie —
l'autre. Sœur Elizabeth-de-l'Immaculée-Conception, était revenue
(de Toronto) mourir à Saint-Hyacinthe en 1881 (le 2 août) —
arrivaient à la maison-mère. Mgr Moreau leur permit, cette fois,
d'emmener la fondatrice, pour les aider dans leurs travaux de
construction. ** Je vous envoie là-bas, dit-il à Mère Catherine-
Aurélie, pour que vous érigiez un nouveau sanctuaire à la gloire
du Précieux Sang, et je veux que vous hâtiez les choses afin que
tout soit terminé, ou du moins en voie de l'être, quand vous nous
reviendrez dans quelques mois." Elle partit le 16 avril pour ne
revenir que le 22 septembre.
Dans la situation spéciale que les circonstances lui avaient
faite au monastère qu'elle avait fondé, la généreuse supérieure
entretenait en son âme les plus hauts sentiments de foi et d'esprit
d'abnégation. N'ayant pu aller, comme autrefois, offrir ses vœux
du premier de l'an 1884 à Mgr Joseph, elle lui écriv ait à quelques
jours de là : " Mon très vénéré Seigneur et bien cher Père en
Jésus, — Il m'a été impossible, au premier jour de l'an, de venir
vous présenter mes profonds hommages et vous exprimer mes
vœux ardents, mais il m'a été possible d'aller dans le cœur de
notre Jésus et de lui dire bien des choses pour vous. Le sang de
la victime d'amour aura, je l'espère, répandu sur vous les grâces
que je lui ai demandées en votre faveur, un amour généreux et
confiant, une grande abondance de paix au milieu des tempêtes
de l'esprit et des perplexités de l'âme. Je vous ai offert à Dieu
comme une victime de l'adorable volonté de Jésus crucifié et
crucifiant. Ne craignez pas, les coups que veut vous lancer votre
I
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 281
sacrificateur sont proportionnés à vos forces . . . J'offre à Jésus
l'incapacité oii je suis d'écrire à mon bon père. Que la douloureuse
passion de Jésus-Christ soit toujours présente dans votre esprit
et dans votre cœur ! — Adieu ! Je suis, en Notre-Seigneur, votre
petite enfant Aurélie, petite victime d'union en Jésus crucifié.*'
Le 15 mars 1885 tombait le cinquantième anniversaire de
sacerdoce de ce tant vénéré prélat qu'était, au Précieux-Sang, et
partout dans le diocèse, Mgr Joseph LaRocque. Mgr Moreau fixa
la date de la célébration des noces d'or, le 15 tombant un dimanche,
au 19, jour de la fête de son saint patron. " Nous ne pouvons
oublier, écrivait l'évêque de Saint-Hyacinthe, dans une circu-
laire à son clergé datée du 1er mars, que Mgr LaRocque a géné-
reusement dépensé presque toute sa vie pour le diocèse, même
depuis que les infirmités l'ont forcé de se retirer de la vie active.
En effet, depuis dix-huit ans qu'il est dans la retraite, il n'est
pas resté oisif. Vous connaissez tous son dévouement et ses
travaux pour la sanctification de nos communautés religieuses,
qui aussi l'aiment et le vénèrent comme un père, et surtout sa
sollicitude pour la belle et si utile fondation du Précieux-Sang, où il
est chéri et entouré des soins de la plus filiale piété. C'est l'œuvre
de son cœur, qu'il a léguée à son diocèse comme témoignage de
son zèle ardent pour la conversion des pécheurs et l'établissement
solide du règne de Dieu dans les âmes. Son bien trop court passage
sur le siège épiscopal de Saint-Hyacinthe n'aurait-il été marqué
que par l'établissement de cet institut si précieux, nous pourrions
dire qu'il a fait beaucoup pour le diocèse." Au monastère, on
réserva l'honneur et la joie de tout préparer pour cette célébration
à la Mère fondatrice elle-même. C'était une attention délicate,
à laquelle elle fut naturellement très sensible. " Notre vénérée
Mère, dit l'annaliste, a déployé une habileté et un dévouement
vraiment incomparables, dignes de celui qui devait être l'objet
de tant de démonstrations. Elle n'a rien épargné, elle y a mis toute
son âme, tout son cœur et tout son amour filial. "
282 MÈRE CATHERINE-AURÉLIB
Depuis septembre 1882, le bon M. Lecours, nous l'avons vu,
avait pris sa retraite à la maison blanche, auprès de son vénérable
ami, Mgr Joseph, et au Précieux-Sang. Qn se rappelle qu'il avait
dit en arrivant aux religieuses : " Je viens mourir parmi vous, et,
si le bon Dieu m'en donne l'occasion, vous être encore un peu
utile." Ayant toujours vécu dans un grand esprit de pauvreté, il
avait, depuis son départ de Saint-Hyacinthe en 1873, réalisé quel-
ques économies. Le temps lui parut arrivé d'en faire bénéficier les
Sœurs du Précieux-Sang en 1886. Au moment oùle bon curé prenait
sa retraite, exactement au mois de mai précédent (1882), une
généreuse ami de la fondatrice, madame Bliss, de New York, avait
fait don à la chapelle, construite par M. de la Croix, d'un magni-
fique autel en marbre blanc, qui avait été consacré, le 7 septembre
de cette même année, et dédié au Précieux Sang de Notre-Seigneur.
Mais les deux autels latéraux, celui de la vierge Marie et celui de
saint Joseph, n'étaient encore que projetés. Et puis, la chapelle
elle-même et le chœur des religieuses attendaient toujours le3
décorations qui leur convenaient. Plus de trois ans s'étaient écou-
lés. Aux fêtes jubilaires de Mgr Joseph, tout cela avait semblé
à beaucoup peu digne du culte ardent qu'on rendait là à Notre-
Seigneur. M. Lecours décida, une fois de plus, d'être le manda-
taire delà Providence. Le 13 mars 1886, il faisait don, sous le voile
et le pseudonyme, dit la chronique, de sa fidèle ménagère, made-
moiselle Julie La voie, d'une somme de huit mille piastres. D'autres
libéralités s'ajoutèrent à celle-là. Le 29 du même mois, l'entreprise
de la décoration de la chapelle et du chœur était donnée à un
artiste-peintre de Saint-Hyacinthe, M. Joseph Rousseau. Les
deux autels latéraux furent aussi bientôt commandés. De la
sorte, le 30 avril 1888, disons-le tout de suite, la chapelle et les
deux autels nouveaux purent être consacrés. " La chapelle du
Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe, lisons-nous dans le Livre d'or,
n'est peut-être pas le bijou de V Amérique que l'artiste Rousseau
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 283
nous avait promis. Mais elle est certainement très pieuse. On a
dit qu'elle " recueille " dès qu'on y entre ! Toutes les personnes
qui la visitent lui rendent un témoignage analogue. Il nous suffit. "
Qu'il soit permis à l'historien de Mère Catherine- Aurélie d'ajouter
ici son témoignage à tant d'autres. Il a, lui aussi, éprouvé plus
d'une fois la vertu purifiante et édifiante de cette atmosphère de
recueillement et de beauté qu'on respire au Précieux-Sang de
Saint-Hyacinthe.
Pendant qu'on procédait, en 1886-1888, à ces achèvements
magnifiques, sous l'administration toujours de Mère Marie-du-
Saint-Esprit, l'œuvre même de l'institut, nous voulons dire son
accroissement par les recrues nouvelles qui venaient s'immoler
sur l'autel du sacrifice, prospérait sans cesse. Une troisième fois, la
pieuse ruche, ainsi qu'affectionnait de dire Mgr Joseph, allait
essaimer. Après celles de Toronto et de Notre-Dame-de-Grâce, la
maison-fille d'Ottawa allait naître.
Le 8 juin 1886, Mgr Duhamel, deuxième évêque d'Ottawa de-
puis 1874 (élu à 33 ans le 14 septembre et sacré le 28 octobre),
avait été élevé au rang d'archevêque et il avait reçu le pallium le
29 juillet. " Homme de travail méthodique, administrateur pru-
dent, évêque rempli d'un grand zèle pour le bien, a-t-on écrit de
lui, Mgr Duhamel, pendant ses trente-quatre ans d'épiscopat — il
devait mourir le 5 juin 1909 — a dirigé avec un merveilleux
succès l'organisation des paroisses et des communautés de son
vaste diocèse, et il a mérité la confiance et le respect de toute
la population d'Ottawa, sans distinction de races ou de langues "
(Mgr Brunet). En remerciant la fondatrice du Précieux-Sang
des félicitations et des vœux qu'elle lui avait adressés à l'occasion
de sa promotion et de la réception du pallium, le nouvel archevêque
lui exprima le désir d'avoir une maison de son institut dans la
capitale devenue ville archiépiscopale. Le projet, pourtant si
honorable pour la communauté, n'eut pas de suites immédiates.'
284 MÊBE CATHBBINE-AUBÉLIE
Huit mois plus tard, le 25 mars 1887, Mgr Duhamel revint à la
charge, proposant de mettre à la disposition des Sœurs qui lui
seraient envoyées l'ancienne maison des Sœurs Grises de la Croix,
celle qu'elles avaient occupée dès leur fondation, par la Mère
Bruyère, de pieuse mémoire, en février 1845, Si cependant la
maison de Saint-Hyacinthe pouvait disposer de quelques cen-
taines de piastres, ajoutait l'archevêque, elle pourrait choisir
entre deux belles propriétés qu'on acquerrait à des conditions
faciles. Après avoir consulté Mgr de Saint-Hyacinthe, et les deux
co-fondateurs, Mgr Joseph et Mgr Raymond, le conseil de la
maison-mère accepta l'offre de Mgr l'archevêque d'Ottawa, et
Mère Catherine-Aurélie, supérieure en titre, fut chargée, comme
elle devait l'être pour toutes les fondations futures, de négocier
avec Mgr Duhamel. Dès le 28 mars, elle écrivait à Sa Grandeur
que sa communauté verrait avec bonheur un contingent de ses
religieuses " aller se placer sous sa houlette pastorale, pour
accomplir là leurs œuvres d'adoration et de réparation au profit
de tout son cher troupeau ". Elle ajoutait : " L'ancienne maison
des Sœurs Grises de la Croix, Monseigneur, conviendrait mieux à
mon humble avis, pour un sanctuaire où tout devra rappeler les
sanglantes immolations du Golgotha. Si, plus tard, nous en voyions
la nécessité, et si le ciel nous venait en aide pour cela, nous pour-
rions construire un monastère plus régulier et portant davantage
le cachet monastique. Mais, pour jeter les bases de notre petit
édifice, nous sommes bien aises d'avoir pour premières pierres
la glorieuse humilité et la riche pauvreté de Jésus." Les conditions
matérielles et autres, dans le détail desquelles il n'est pas néces-
saire d'entrer ici, ayant été bientôt arrêtées. Mère Catherine-
Aurélie se rendit à Ottawa, avec les Sœurs Aimée-de-Marie, sa
secrétaire, et Véronique-de-la-Passion, pour préparer la prochaine
installation. A la fin d'avril, les " missionnaires " d'Ottawa
furent désignées. C'étaient : Mère du Saint-Cœur-de-Marie,
DES ^ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA BÉilLECTION DE LA FONDATBICE 285
supérieure ; Sœur Aurélie-de-Jésus, assistante ; Sœur Marie-
Réparatrice, maîtresse des novices ; Sœur Marie-Immaculée,
économe ; Sœur Saint-François-de-Salles ; Sœur du Divin-Cœur-
de-Jésus, secrétaire ; Sœur du Saint-Nom-de-Marie et Sœur
Marie-Bernadette. " Je ne saurais dire à Votre Grandeur, écrivait
Mgr Duhamel à Mgr de Germanicopolis, toute la joie que je
ressens en voj'ant les Sœurs du Précieux-Sang venir travailler
à répandre le culte du sang divin dans mon archidiocèse. Que
d'âmes seront lavées dans ce sang purifiant qui ne l'auraient pas
été sans les prières et les sacrifices de ces religieuses ! "
Le 19 mai, Mgr l'archevêque publiait un fort beau mandement
annonçant l'arrivée des Sœurs du Précieux-Sang à Ottawa et
leur installation, le 24 mai, jour de Notre-Dame de Bonsecours,
dans l'ancienne maison des Sœurs Grises. " Ré veillez- vous, échos
de ce sanctuaire, écrivait-il éloquemment, à la voix de ces nouvelles
épouses de celui dont jadis vous avez tant de fois répété le nom !
Le temps vient pour vous de le répéter encore et la nuit et le
jour. Revenez, anges adorateurs de l'hostie vivante ! Reprenez
votre place dans cette enceinte sacrée. Venez, vous aussi, anges
privilégiés qui avez assisté au drame sanglant du Golgotha !
Venez, des coupes en mains, puiser, dans le calice de l'autel, le
sang du Sauveur, pour le porter partout, dans ce diocèse, où il
y a des âmes à rafraîchir et à purifier. Et vous, qui venez vous
dévouer comme des victimes, entrez avec confiance dans cette
pauvre maison qui vous tiendra lieu de monastère. . . Ne craignez
pas de manquer du nécessaire. La Providence de Dieu et la
générosité des catholiques de cette ville et de ce diocèse tout
entier vous seront comme des trésors où vous pourrez puiser en
temps opportun.''
L'installation à " Béthanie ", car c'est ainsi que, selon le mot
souvent usité par Mgr Duhamel à leur endroit, les Sœurs du
Précieux-Sang voulurent nommer leur nouveau monastère, se fit
286 MÈRE CATHERINB-AURÉLIE
donc aux premières vêpres et le jour même du 24 mai. Mère
Catherine-Aurélie, qu'une chute malencontreuse obligea heureu-
sement à prolonger son séjour à Ottawa jusqu'au 3 juillet, était
là, avec ses deux compagnes, pour recevoir ses filles " mission-
naires " et Mgr Raymond, le dévoué père de son âme et de celles
de ses filles, qui les accompagnait. Comme naguère à Toronto, puis
à Notre-Dame-de-Grâce, on leur fit, à Ottawa, une magnifique
réception, dans laquelle il y avait tout ensemble de la foi, du
respect, de la confiance et de la vénération. A leur passage à
Montréal, les " missionnaires " avaient visité les sanctuaires
et les communautés. Mais le saint Mgr Bourget n'était plus là pour
les bénir et les encourager. Depuis le 8 juin 1885, il était allé
recevoir au ciel la récompense de ses labeurs et de ses peines. Le
bon Dieu voulut sans doute leur ménager une compensation, en
leur faisant rencontrer, chez les Sœurs Grises de la rue Guy, le
grand archevêque de l'Ouest, Mgr Taché, qui les bénit affectueuse-
ment. A Notre-Dame-de-Grâce, elles reçurent également un
affectueux accueil. Mais, à Ottawa, répétons-le, ce fut presque
un triomphe. En les installant dans leur modeste monastère, en
présence d'une foule sympathique et émue, Mgr l'archevêque,
aussitôt après le chant du Te Deum, leur dit : " Dieu ne manquera
pas, mes chères filles, de vous récompenser en retour des sacrifices
que vous avez faits en laissant vos familles et le berceau chéri
de votre vie religieuse. . . Considérez-vous comme à Béthanie et
goûtez dans votre cher cloître le calme et le repos, vous confiant
à la Providence qui veillera sur vous. . ."
Aux partantes de sa ville épiscopale, Mgr de Saint-Hyacinthe
avait bien voulu donner une lettre d'obédience en bonne et due
forme, dans laquelle, à la date du 21 mai, il leur disait : " Nous
vous remettons, nos très chères filles, sous l'entière juridiction de
Mgr l'archevêque d'Ottawa, qui devient votre supérieur immédiat
et majeur, avec l'entière confiance que vous ferez sa consolation
DE8''ÉV1ÊNKMRNT8 DE 1882 A LA R^éLBCTION DE LA FONDATBICB 287
et son bonheur . . . Que le Dieu de bonté vous comble de ses dons
les plus parfaits et vous donne des cœurs d'apôtres, afin que voua
le fassiez aimer, que vous procuriez sa gloire et que vous fassiez
bénir son nom au sein de cette Église d'Ottawa, qui vous accueille
avec tant de bonheur et qui espère que vous serez son soutien
et sa gloire par vos prières, par vos immolations et par vos sacri-
fices..." Le 30 mai, Mgr de Germanicopolis adressait, à son
tour, une longue lettre aux " missionnaires " d'Ottawa, et leur
disait entre autres choses ces paroles, qui, comme celles du Nune
dimittis de Siméon, l'événement l'a prouvé plus tard, étaient
une prophétie en même temps qu'un encouragement ; '* Aux
Sœurs de la nouvelle mission est dévolu le grand rôle de répandre
l'honneur du nom et de l'œuvre de l'institut du Précieux-Sang
dans les vastes pays qui s'étendent de cette capitale jusqu'au
Mississipi et jusqu'aux Montagnes-Rocheuses. Que l'auguste
sang, dont les effusions sont suflSsantes pour le rachat des crimes
du genre humain jusqu'à la fin des siècles, soit donc adoré, vénéré
et aimé, par les nouvelles zélatrices de son culte, maintenant et
toujours !...'*
La secrétaire de la fondatrice, Sœur Aimée-de-Marie, écrivait
au début de cette installation à Ottawa : " C'est à croire que tout
se fait ici par enchantement ! Si nous n'avions vu une main d'évê-
que tracer leschangements à faire (dans la maison), nous aurions
cru voir une baguette de fée présidant au travail ! . . . " C'est
qu'en effet la Providence est parfois une bien bonne fée. Et puis,
Mère Catherine-Aurélie restait là pour quelques semaines encore.
Durant les quelques jours qu'il y passa aussi, Mgr Raymond,
autorisé par Mgr Duhamel, multiplia ses bons soins spirituels
à ses chères enfants. Mais il dut repartir pour Saint-Hyacinthe le
27 mai. La fondatrice vit à tout et, comme toujours, dut en plus
recevoir nombre de visiteurs. Le soir du 27 mai, Mgr l'archevêque
Duhamel voulut accorder une douce consolation aux adoratrices
288 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
du Précieux-Sang. Il leur fit don d'une relique de la vraie croix,
qu'il avait emportée de Rome, à l'un de ses précédents voyages,
et vint lui-même l'exposer et la faire vénérer dans la chapelle
du monastère. " Pourquoi, me disais-je, exprima-t-il en souriant,
ne pas porter à mes nouvelles filles cet encouragement dans les
croix que Dieu leur ménage ?" — " Huit jours s'étaient à peine
écoulés depuis l'installation, dit l'annaliste d'Ottawa, que déjà
le petit monastère avait pris un aspect d'ordre et de propreté
qui charmait tous les yeux. L'accident survenu à notre vénérée
Mère (cette chute dans laquelle elle s'était donné une entorse)
nous a été favorable tant au spirituel qu'au temporel, car cette
chère Mère, tout en attirant les plus précieuses bénédictions sur
la nouvelle maison par sa résignation à la volonté du bon Dieu
qui l'y retenait enchaînée, était là pour aviser dans tout ce qu'il
y avait à faire. Qui sait ? Sans cet accident, elle fut peut-être
retournée plus tôt. . . Toutes se trouvaient remplies de joie et de
courage, et notre Mère fondatrice se disait heureuse de voir ses
filles ne pas marchander avec les sacrifices. Les petits Traités
du Précieux-Sang (œuvre de Mgr Joseph) étaient réclamés avec
empressement et la diffusion, partout dans la ville, s'en faisait
rapide. La Sœur portière ne suffisait pas à remplir seule son office,
tant était grande l'affluence des personnes du monde qui venaient
chercher à la nouvelle " Béthanie " les prières et les encoura-
gements." La fondation d'Ottawa était faite et tout laissait
prévoir un avenir prospère.
Le dimanche 3 juillet 1887, Mgr Raymond mourait subitement
au monastère de Saint-Hyacinthe, à l'âge de 77 ans, au moment
où il se préparait précisément à dire la messe du Précieux Sang.
Ce fut un grand deuil pour l'Église canadienne, pour Saint-Hya-
cinthe, pour le séminaire, pour le Précieux-Sang — à qui il avait
légué son cœur. Ce fut une perte immense pour la fondatrice, dont
il était le directeur et le père depuis 1848, c'est-à-dire depuis
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 289
quarante ans. La triste nouvelle lui fut communiquée, à Ottawa,
par M. l'abbé Plautin que Mgr Duhamel avait donné comme aumô-
nier à la communauté. Mère Catherine- Aurélie fut aussitôt mandée
à la maison-mère par télégramme. C'était encore la croix, et une
croix bien lourde à prendre. Sa grande consolation dans cette
épreuve, l'âme sensible de la fondatrice la trouva dans ce fait
que le père de son âme, l'instigateur et le co-fondateur de sa com-
munauté, le grand apôtre, on peut l'affirmer, de la dévotion au
Précieux Sang au Canada, mourait le jour même de la fête tant
aimée et à l'heure de la messe qu'il allait célébrer en son honneur.
L'oblation, cette fois, c'était celle du saint prêtre lui-même. Nul
doute qu'elle se consommait là-haut. Sur terre, l'œuvre à laquelle
la fondatrice avait voué sa vie perdait son premier protecteur.
Au ciel, visiblement, lui semblait-il, elle avait l'assurance de
compter sur un puissant protecteur. Cette coïncidence provi-
dentielle, c'était, selon le joli mot de l'annaliste d'Ottawa, un
" sourire du bon Dieu " jeté sur la douleur de la Mère et de ses
pieuses filles.
Revenue à la maison-mère dans ces tristes circonstances, la
généreuse fondatrice n'en continua pas moins ses travaux et ses
labeurs. Mgr Moreau désigna M. le vicaire général Gravel pour
remplacer le regretté Mgr Raymond dans l'exercice du saint
ministère auprès des Sœurs du Précieux-Sang. Cela encore, ce fut
une consolation pour le cœur éprouvé de Mère Catherine-Aurélie.
Le 11 juillet, c'était, nous le savons déjà, son anniversaire de
naissance. Elle atteignait, cette année-là, 54 ans. " La fête de notre
digne et aimée Mère fondatrice, écrit l'annaliste de la maison-
mère, d'ordinaire si joyeuse et retentissante de chants d'allégresse,
se présente aujourd'hui toute sombre encore du deuil qui vient de
voiler nos cœurs et notre institut. En exprimant à notre Mère
fondatrice et supérieure notre respect, notre vénération et notre
attachement, notre Mère vice-supérieure (Mère Marie-du-Saint-
290 idiBE CATHEBINB-AUBiUB
Esprit) n'a pas manqué de faire allusion à la perte récente que
nous avons faite." — " Lisez dans le cœur de vos enfants, lui
a-t-elle dit, et vous les sentirez battre à l'unisson du vôtre dans le
souvenir de tout ce qu'a été notre cher et regretté Père Raymond
et pour vous et pour nous toutes." — Mère Catherine-Aurélie,
après avoir proposé d'abord la récitation immédiate d'un fervent
De profundis à l'intention du regretté prélat, parla longuement de
sa bonté, de son dévouement, de ses lumineux enseignements.
Elle bénit ses filles avec des larmes dans la voix et leur recom-
manda de cultiver soigneusement dans leurs âmes les saintes
semences qu'y avait jetées la parole, si convaincue et si pleine
d'onction toujours, du père qu'on pleurait. — "Ce sera là, leur
dit-elle, la meilleure manière de témoigner que nous avons su
apprécier son infatigable dévouement pour nous."
Le 15 juillet, elle partait pour Toronto, où ses filles la récla-
maient. De là elle écrit à la supérieure d'Ottawa, le 24 juillet :
** Huit longs jours sans nouvelles de mon " Béthanie " ! (Elle
s'y était arrêtée au passage.) J'aime à vous suivre pas à pas dans
toutes vos occupations, en partageant vos soucis. Que ne puis-je
garder pour moi seule les travaux et les sollicitudes de mes géné-
reuses enfants, sans cependant diminuer leurs mérites ! . . Humai-
nement parlant, n'ai- je pas raison de compter que Mgr d'Ottawa
est cet apôtre zélé du Précieux-Sang que ma confiante prière
réclame depuis des années ? L'impulsion qui le pousse à l'extension
du culte au sang divin, surtout, comme il le dit lui-même, depuis
la mort de notre vénéré et à jamais regretté père Mgr Raymond,
ne serait-elle pas la réponse à mes vœux du jour et de la nuit ?
Je suis aussi toute émue du bienveillant intérêt que Monseigneur
daigne me témoigner en toute occasion, comme de la sympathie
qu'il me manifeste dans les angoisses si longues et si crucifiantes
de mon cœur. . . Mgr Lynch, ce premier et fidèle ami de notre
œuvre, m'a reçue avec ces marques habituées de bienveillance
DES ÉTÉNEMSNTB DB 1882 A LA BÉéLECTION DB LA FONDATBICE 291
qui me confondent toujours. . . .J'ai trouvé le tout petit monastère
de mes chères Torontines, comme leurs cœurs, dans l'ordre le
plus parfait. Tout y respire la paix, la sainte gaieté, la simplicité
et une exquise propreté, à travers laquelle perce un certain goût
qui pourrait être qualifié par quelques esprits d'un peu recherché.
Je me surprends quelquefois à me demander si nous ne devrions
pas sacrifier le bon goût ..."
De Saint-Hyacinthe, le pieux Mgr Joseph écrivait aussi à ses
filles de la nouvelle maison d'Ottawa et à leur supérieure Mère du
Saint-Cœur-de-Marie. Toujours souffrant dans son pauvre
corps perclus de rhumatismes, mais toujours alerte dans sa vitalité
intellectuelle, il laissait, d'une plume facile, s'épancher son cœur
d'apôtre du Précieux Sang, " Je suis on ne peut être plus heureux,
disait-il (1er août 1887), de voir le bon accueil que toute la popu-
lation vous a fait. C'est une source de jouissance pour mon cœur,
tant par rapport à vous-mêmes qu'en vue du culte du Précieux
Sang dont l'extension réjouit mon âme. A ma mort, qui ne peut
guère tarder que de quelques années, Jésus me consolera, j'ose
l'espérer, et me rassurera contre la frayeur du trépas et de la
dernière agonie. Animez-vous du même esprit que moi, mes
chères enfants. Prenez cet esprit dans le livre de vos constitutions.
Faites-en la méditation. Demandez-en le développement à l'Esprit
de lumière. Tendez toujours à les mettre en pratique. " Une
autre fois, à l'occasion de sa fête prochaine, celle du saint cœur de
Marie, il mande à la supérieure, à la fin d'août: " Le cœur de
Marie est le plus digne sanctuaire, après celui de Jésus, que la
divinité ait habité, celui qui, après le cœur de Jésus toujours, a le
plus aimé les hommes. Le cœur de Marie éclaire, échauffe et fé-
conde les esprits et les cœurs de tous ceux qui se dévouent amou-
reusement à son culte . . . Humblement prosternée, ma chère
Mère, dites à ce cœur aimant de notre douce mère du ciel, dont
vous portez le nom, qui est tout resplendissant de clarté, tout
292 MÈKE CATHERINE-AUBÉLIE
embrasé de flammes divines et tant empressé à procurer la gloire
de Dieu et le salut des âmes, de v^ous faire éprouver ses propres
sentiments, de consumer en vous toutes les affections qui déplai-
raient à Dieu, de vous remplir d'une lumière, d'une chaleur et
d'une vie non plus terrestres mais célestes et divines ... Je
laisse mon âme aller vers vous, mes bien-aimées filles, imprégnée
de tout ce que contiennent mes quatre pages, avec en plus une
pleine coupe de Précieux Sang ! Faites attention que je vous ai
écrit ces pages à l'âge de 79 ans révolus le 28 août prochain et
que ma démarche est une preuve de mon désir de votre perfection
toujours croissante ..."
Et nous pourrions sans doute multiplier ces citations de lettres,
ou ces comptes rendus d'annales, qui peignent au vif la belle âme
et la foi si vraie de ce pieux et saint vieillard. On dirait qu'en cet
automne de 1887, et après la mort de son grand ami Mgr Raymond,
son cœur, sa parole et sa plume s'attendrissaient encore. Ses appels
à l'union entre les maisons et entre les cœurs de ses filles se faisaient
plus fréquents et plus pressants que jamais. Comme saint Jean
devenu vieux, il redisait sur tous les tons : " Mes petites enfants,
aimez-vous ! " C'était un peu, et même beaucoup, son testament,
un vrai testament d'apôtre. Ainsi qu'il le rappelait lui-même,
dans la dernière lettre que nous avons citée, il touchait à ses 80
ans, et, nous l'avons vu, il comptait à sa mort, qui, disait-il, ne
saurait tarder, sur les consolations de Jésus pour le rassurer contre
la frayeur de l'agonie et du trépas. L'heure ainsi attendue avec
confiance vint en effet et ce fut en novembre 1887. Dès le 3, nous
lisons dans les Annales de Saint-Hyacinthe : " Notre très honorée
Mère fondatrice nous est arrivée ce matin (de Toronto), mandée
en toute hâte auprès de notre vénéré Père fondateur, Mgr La-
Rocque, dont la santé décline sensiblement depuis quelque temps.
Les joies du retour ont été, de ce fait, douloureusement amoindries.
Cependant, il semble que la consolation de revoir notre chère
DES ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA FONDATRICE 293
Mère ait donné un regain de vie à Monseigneur ..." Le 9, l'anna-
liste écrit : " Bien que l'état de notre vénéré malade ne soit pas
encore alarmant, le médecin a jugé bon de lui faire administrer
les derniers sacrements. Sa maladie de cœur prend un dévelop-
pement plus marqué. Les faiblesses et les syncopes se renouvellent
plus souvent ..." Le 18 novembre, elle ajoute : " L'holocauste
est consommé ! Tout est fini pour notre vénéré fondateur sur
cette terre, et ce jour — un vendredi — consacré à honorer la
passion de Jésus, en la fête de la dédicace des églises des saints
Pierre et Paul, que Monseigneur solennisait avec tant de piété,
nous a enlevé la plus haute protection qui soit au monde : le
cœur et le dévouement d'un père, l'amour et la bénédiction d'un
saint. Qui redira surtout le brisement de cœur de notre très
honorée Mère fondatrice ? " Les eaux amères de la tribulation
l'ont environnée ! " Notre tendresse, hélas ! ne peut rien pour la
consoler ! Mieux que nous toutes, elle comprend et ressent
l'étendue de la perte que nous venons de faire. . ."
Le lendemain, 19 novembre, Mgr Moreau, dans une circulaire à
son clergé, annonçait la mort de son prédécesseur, à l'âge de 79
ans, dans la cinquante-troisième année de son sacerdoce et la
trente-sixième de son épiscopat. " En apprenant cette triste
nouvelle, écrivait l'évêque de Saint-Hyacinthe, vous vous dites
tous que c'est une existence des plus précieuses qui est ainsi
ravie à la terre, à la religion et au diocèse, car vous connaissez
tous sa riche intelligence, son profond savoir, son esprit exquis,
ses belles et solides vertus accompagnées de simples et nobles
manières. Parmi ses vertus, qui nous ont tant édifiés, il en est
deux qui ont brillé par-dessus toutes les autres, son humilité
sincère et sa grande défiance de lui-même . . . Celui qui fut autre-
fois notre guide nous laisse donc un précieux héritage et un exemple
très salutaire, car personne n'ignore que l'humilité est le fondement
de toutes les vertus ... Je ne vous ferai pas la biographie de l'illus-
294 UÈBE CATHEBIKE-AUBÉLIE
tre prélat ... Je me bornerai à vous exhorter à garder le souvenir
de cette existence, qui nous était si chère, devant Dieu surtout et
dans vos prières de tous les jours, afin de soulager son âme et de
lui procurer l'entrée du ciel, s*il n'en est pas déjà en possession . .
Les longues et cruelles infirmités, par lesquelles il a plu à Dieu de
le visiter, l'ont sans doute purifié de toute souillure, mais hélas !
Dieu trouve des taches même dans ses anges . . . Aux prières que
nous ferons privément, nous joindrons la prière publique. En
conséquence, il se chantera dans toutes les églises paroissiales
et les chapelles où se fout les offices des dimanches, au jour qui
sera jugé le plus convenable, un service solennel... Mgr de
Germanicopolis n'est pas mort à la vérité sur le siège épiscopal
de Saint-Hyacinthe, mais il n'en mérite pas moins notre bien
affectueuse reconnaissance pour la large part de prospérité qu*il
a apportée au diocèse et pour le service éminent qu'il lui a rendu
en fondant la communauté du Précieux-Sang, cette œuvre qui
est pour nous un tré.sor de grâces et qui est déjà parvenue, par
son zèle et ses travaux, quoiqu'elle ne date que de vingt-six ans,
à une étonnante prospérité ... Il est mort au milieu de ses chères
et bien-aimées filles, qui lui ont prodigué jusqu'à son dernier
soupir les soins de la tendresse la plus filiale et les marques de la
gratitude la plus vivement sentie. A l'amère et juste douleur que
leur cause cette perte si regrettable pour elles se rattache cepen-
dant, pour les Sœurs du Précieux-Sang, une bien grande conso-
lation, qui est celle de conserver au milieu d'elles les restes vénérés
de leur saint fondateur . . . Les obsèques auront lieu, à la cathé-
drale, le 23 courant . . . Après le service, le corps sera transporté au
monastère du Précieux-Sang, pour y être inhumé dans le cimetière
des religieuses . , . **
Au soir de ce jour bien attristant. Mère Marie-du-Saint-Esprit,
vice-supérieure en titre mais supérieure en fait du monastère oiï
venait d'expirer Mgr Joseph, réunissait toutes les Sœurs professes
DUS ÉVÉNEMENTS DB 1882 A LA BÉÉLECTION DB LA FOMDATBICB 295
auprès de la fondatrice et supérieure, si fortement éprouvée par
cette mort de Mgr LaRocque qui suivait à cinq mois de distance
celle de Mgr Raymond. En termes émus, elle lui offrit, au nom
de toutes, l'expression de la plus sincère et de la plus vive sympa»
thie. " Notre affligée Mère, raconte l'annaliste, fut la première
à se montrer forte dans le sacrifice et à comprimer les sanglots
qui lui montaient à la gorge. Elle nous adressa de tendres paroles,
nous pressant de nous joindre à elle pour graver de plus en plu»
dans nos âmes le souvenir des vertus de nos vénérés fondateurs»
Elle nous rappela l'horreur que notre cher père Mgr Joseph, en
particulier, avait toujours eue de toute faute, et nous engagea avec
insistance à éviter, pour honorer sa mémoire, l'ombre même d'une
imperfection. Après nous avoir assurées que nous retrouverions
en elle le cœur des pères qui nous aimaient tant, elle nous bénit
et termina en disant : " Tout pour la gloire du Précieux Sang 1 "
Mgr LaRocque était mort sans que la discipline imposée par
Mgr Moreau au sujet des élections le 27 novembre 1882 eût été
changée. Après cinq ans, c'était encore l'évêque diocésain lui-
même qui nommait aux charges à la maison-mère. Il convient de
remarquer une fois de plus qu'il était dans son droit. Le poids
de l'autorité est lourd bien souvent de deux manières, pour celui
qui commande et pour ceux qu'il dirige. Dans sa conscience, Mgr
de Saint-Hyacinthe estimait qu'il valait mieux s'en tenir aux
mesures qu'il avait alors adoptées. Aucune élection dans les
formes voulues par les constitutions n'avait eu lieu pendant
ces cinq ans. Le chef du diocèse, puisqu'il s'agissait d'une com-
munauté diocésaine, n'en était comptable qu'à Dieu. Mgr La-
Rocque et Mère Catherine-Aurélie étaient les premiers à le
comprendre, parce qu'ils étaient avant tout surnaturels dans
leurs vues. Mais il est impossible de ne pas apercevoir qu'ils en
souffraient tous les deux, et le grand nombre de leurs filles avec
eux. " L'obéissance se commande, mais non pas la joie ", disait.
296
MERE CATHERI>rE-AURELIE
il n'y a pas longtemps, un évêqiie de l'Ouest canadien, à qui le
Saint-Siège avait imposé un dur sacrifice. C'est profondément
vrai. Cependant, le vénéré fondateur ne mourut pas sans emporter
dans sa tombe l'espoir que cet état de choses changerait bientôt.
Depuis la mort de ]Mgr Raymond, c'était M. le grand-vicaire
Gravel qui remplissait les fonctions d'aumônier au Précieux-Sang.
Il était aussi le confesseur du pieux vieil évêque qui allait mourir.
X^ne confidence qui est venue jusqu'à nous, et dont l'authenticité
nous paraît certaine, nous permet d'affirmer que M. le grand-
vicaire assura Monseigneur mourant que " tout rentrerait bientôt
dans la régularité ". îl avait sans doute ses raisons pour parler ainsi
et il ne se trompait pas.
En effet, le 1er décembre 1887, Mgr de Saint-Hyacinthe vint
annoncer à la communauté réunie que des élections régulières,
selon la lettre même des constitutions, pour le choix de la supé-
rieure et des autres officières du monastère, auraient lieu au
lendemain de la fête de l'Immaculée-Conception. Le 9 décembre
donc, sous la présidence de ^igT Moreau, on procéda au scrutin
régulier, avec le résultat que voici : Mère Catherine-Aurélie-du-
Précieux-Sang, supérieure : Sœur Marie-de-l'Assomption, assis-
tante ; Sœur Marie-des-Cinq-Plaies, maîtresse des novices ;
Sœur jSiarie-Sainte-Ursule, dépositaire ; Sœur Marie-de-Bon-
secours, première conseillère ; Sœur Aimée-de-Marie, deuxième
conseillère et .secrétaire; Sœur Marie-Jeanne-de-Chantal, troisième
conseillère.
Au soir du 31 décembre 1887, pour les souhaits et la bénédiction
du jour de l'an, la fondatrice eut la délicate pensée de réunir les
professes et les novices dans l'appartement qu'avait si longtemps
occupé, à la maison blanche, le fondateur, Mgr Joseph LaRocque,
et où se trouvait son portrait dans un grand tableau. " Elle avait
voulu, dit l'annaliste, nous faire resserrer nos liens d'union sous
les regards de notre regretté père, pour ainsi dire. Elle avait
<
DBS ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA RÉÉLECTION DE LA PONDATBICE 297
désiré que ce fut lui encore, en quelque façon, qui bénît nos com-
munes résolutions pour l'année nouvelle . . . Que de souvenirs
évoquait cette réunion chez Monseigneur y aux pieds de son portrait!
Avec larmes, chacune d'entre nous a renouvelé le cruel sacrifice»
en l'offrant à Dieu pour la gloire du Précieux Sang ! . . . "
A la mi-janvier 1888, la dévouée garde-malade de Mgr Joseph,
Sœur Marie-de-la-Nativité, mourut subitement, au monastère
d'Ottawa, où elle avait été envoyée en mission. Ce fut là une
occasion pour la fondatrice, écrivant à la supérieure de cette
maison, de parler encore du regretté fondateur : " Pauvre Nativité,
écrit-elle (19 janvier), qui se serait attendu à un départ si prompt
pour le ciel ! C'est Monseigneur, notre doux père, qui est venu
la chercher, deux mois précis après sa mort ... La croix est
toujours un heureux présage . . . Plus nous serons toutes ensemble
sacrifiées et broyées, plus nous aurons de pouvoir pour enfanter
des pécheurs à la vie de la grâce . . . Relevons-nous, chères enfants,
et pressons-nous plus que jamais près de la croix où notre père
incomparable nous a dit de nous asseoir et de planter notre tente.
Pourquoi chercherions-nous à nous en éloigner, si c'est là seule-
ment que notre vie peut devenir féconde pour la gloire du Précieux
Sang?. . ." A l'occasion de la fête prochaine de saint Joseph, un
peu plus tard, le 16 mars, elle écrit de nouveau à ses chères filles
d'Ottawa, et, leur parlant des deux pères qui sont au ciel, elle leur
dit : " Du sein de ce bonheur suprême, dont j'aime à les croire déjà
en possession, ils me permettent bien sans doute de m'emparer
de leurs sentiments, d'interpréter leurs vœux. Avec eux donc,
mes aimées filles, joignant ma faible main à leurs mains glorifiées,
je l'espère, par les saintes œuvres qu'ils ont accomplies et par
les bénédictions et les absolutions qu'ils ont tant de fois données,
je vous bénis dans l'intention de vous couvrir toutes d'une pluie
de sang divin, qui vous fasse croître comme des lis dans le parterre
de la vie contemplative. Avec eux aussi, surtout avec Mgr Joseph,
298 MÈRE CATHEBINES-AUBÉLIE
dont le départ plus récent nous laisse au cœur la plus saignante
blessure, je vous répète, dans toute l'énergie de mon âme, que je
ne souhaite qu'une chose en ce monde : vous voir toutes fidèles
aux grands devoirs de votre sainte vocation, vous voir toutes
marcher dans la route de \a fidélité, de la constance et de la génê'
rosité, en adorant, en réparant et en souffrant . . . Vous connaissez
les dernières aspirations qui ont fait battre le cœur de ce tant
regretté père. Il voulait que nous n'ayons toutes qu'un cœur et
qu'une âme ; il soupirait pour notre paix, cette paix qui ne s'obtient
qu'en s'oubliant soi-même pour travailler aux intérêts communs
de sa famille religieuse ; il avait soif pour nous de recueillement,
d'esprit intérieur, de cette vie de foi sans laquelle les œuvres
extérieures sont toujours défectueuses et souvent vides de mérites.
Dans ces longues et douloureuses insomnies, on l'entendait deman-
der à Jésus crucifié et à la Mère des douleurs, qu'il aimait tant,
de répandre sur sa troupe de vierges l'esprit de prière, de contem-
plation et de réparation. Il savait que notre siècle impie a besoin
d'âmes réparatrices et que l'Eglise veut des victimes qui s'immo-
lent pour sa délivrance. Il désirait, en conséquence, que nous
fussions de ces âmes priantes qui hâteront le jour du triomphe
et de la paix ..."
C'est ainsi que la fondatrice, dont le vingt-cinquième anni-
versaire de profession religieuse approchait, et qui avait toujours
été l'âme de sa communauté, bien qu'elle n'eût plus occupé de
fait la supériorité de la maison-mère en ces derniers cinq ans,
reprenait les rênes de son administration, en s'appuyant sur
l'esprit si profondément surnaturel des Pères fondateurs. Les
souvenirs édifiants laissés à leurs filles par Mgr LaRocque et Mgr
Raymond continuaient, surtout grâce à elle, d'être des leçons
vivantes. Mère Catherine-Aurélie s'employait, en toute occasion,
à les proposer en exemple aux adoratrices-expiatrices du Précieux
Sang. Elle-même, sans le dire, se donnait comme le parfait modèle
DBS ÉVÉNEMENTS DE 1882 A LA BÉÉLBCTION DE LA FONDATBICB 299
à imiter. Au moment où nous écrivons ces lignes, les journaux de
France nous apportent le discours de réception à l'Académie
française que vient de prononcer l'historien catholique Georges
Goyau (15 février 1923). Nous y relevons un mot, dont l'appli-
cation nous paraît tout à fait de circonstance dans notre récit :
" Les exemples vivants, a dit M. Goyau, sont plus eflBcaces encore
que les souvenirs." Les Sœurs du Précieux-Sang, à la période où
nous sommes arrivé, en faisaient l'expérience heureuse. Tout en
gardant les précieux souvenirs de leurs pieux fondateurs, elles
avaient l'avantage d'avoir toujours sous les yeux l'exemple
vivant de leur admirable fondatrice.
f
CHAPITRE XI
De la réélection de la fondatrice à l'approbation définitive (1887-1896)
Sommaire. — Ouverture du noviciat d'Ottawa. — Mort de M. le curé Lecours.—
Le 25e de la fondatrice. — Son œuvre de 1887 à 1897. — Nomination de M.
l'abbé Laflamiue comme aumônier. — Mgr Moreau et Mgr Duhamel assistent
à l'inauguration du collèf^e canadien à Rome. — Ils s'occupent de l'approba-
tion de l'institut et de ses constitutions. — Lettres de la fondatrice au cardinal
Mazella et à Mgr Savelli. — Le pape Léon XIII accorde des faveurs spirituel-
les aux Adoratrices du Précieux-Sang. — Décret d'approbation pour cinq ans.
— Joyeux étonnement de M. Leclair, du collège canadien, et de Mgr Moreau.
— Fondation, aux Trois-Rivières, du monastère de " Getbsémani " (24 mai
1889). — Fondation, à Brooklyn, du monastère de " Bethléem " (2 décembre
1889). — La fondatrice revient de Brooklyn par Toronto et Ottawa. — Fonda-
tion, à Portland (Orégon), du monastère du " Mont Thabor " (6 janvier
1892). — Voyage et séjour de la fondatrice en Orégon (de novembre 1891 à
novembre 1892). — Nouvelles faveurs spirituelles accordées par le Saint-
Père à l'institut. — P.Ière Catherine-Aurélie est nommée par Rome, à titre
exceptionnel, supérieure générale. — Élections du 9 décembre 1892, la fonda-
trice est réélue supérieure du monastère-berceau. — Le " festival " du 9
janvier 1893. — Mgr Decelles, évêque coadjuteur de Saint-Hyacinthe. — M.
l'aumônier Laflamme est remplacé par M. l'abbé Dion. — La Voix du
Précieux-Sang. — Lettres de la supérieure générale à ses filles (1894, 1895 et
1896). — Fondation, à Sherbrooke, du monastère de " Nazareth " (14 septem-
bre 1895). — Fondation, à Nicolet, du monastère de " Saint-Joseph " (28 août
1896).— Décret d'approbation définitive (20 octobre 1896).— Belle lettre
de Mgr Moreau.
' O^O-ux des premiers actes importants de la fondatrice
|C^^ redevenue supérieure en exercice au monastère de
't}':^, Saint-Hyacinthe, ce fut la fondation d'un noviciat à
Ottawa. Elle partit, le 11 mai 1SS8, pour la capitale,
où Mgr l'archevêque Duhamel et ses chères filles de
" Béthanie " l'attendaient. Le 20, jour de la Pentecôte,
avait lieu la bénédiction du nouveau noviciat, que présida,
802 UÊBK CATHEBINE-AnBéL»
naturellement, Mgr d'Ottawa. La chronique locale rapporte qu'à
l'issue de la pieuse cérémonie, Mgr Duhamel, se tournant veri U
fondatrice, lui dit avec un bon sourire : " Eh ! bien, ma Mère,
étes-vous contente ? " Et elle de répondre : " Ah ! Monseigneur,
mon cœur déborde de joie et de reconnaissance. " L'archevêque
et ses assistants étant partis, la bonne Mère ajouta, à l'adresse
de ses filles, avec cet à-propos qui lui était coutumier : " Voici,
maintenant, une ère nouvelle qui commence pour " Béthanie."
Ces petites no\'ices, ce sont des religieuses en boutons qu'il va
falloir arroser du sang de Jésus pour les faire s'épanouir, à sa plus
grande gloire, en roses toutes belles' et embaumées." Le 24 mai,
premier anniversaire de la fondation d'Ottawa, IMgr l'archevêque,
par une bien délicate attention, faisait cadeau à la petite commu-
nauté du beau calice d'or qui lui avait servi lors de sa consécration
épiscopale. " Que le Précieux Sang du Sauveur, disait-il dans les
quelques lignes qui accompagnaient son généreux envoi, qui jail-
lira de ce calice qui m'est cher et que je vous offre, baigne sans
cesse vos âmes et les rende de plus en plus fertiles en fleurs et
en fruits spirituels." — " Votre don, Monseigneur, lui répondit
la fondatrice, est en vérité un cadeau parlant ! Non seulement il
nous parle de votre charité de pasteur et de père, mais encore
il nous exprime que ce que vous destinez avant tout à vos modestes
adoratrices c'est le sang de Jésus, notre trésor et notre vie. Oui,
Monseigneur, vos enfants de *' Béthanie " brûlent du désir d'être
baignées sans cesse, ainsi que Votre Grandeur le souhaite, dans
les flots vivifiants du sang de Jésus ! Oui, Monseigneur, nous
aspirons toutes à produire, dans votre ville archiépiscopale, pour
la gloire de Notre-Seigneur et le salut des âmes qui vous sont
confiées, ces fleurs et ces fruits spirituels que vous attendez
de nous..." Le 26 mai. Mère Catherine-Aurélie quittait la
capitale pour revenir à Saint-Hyacinthe.
Un nouveau sacrifice et un autre deuil l'y attendaient. Le 22
juin 1888, le bon M. Lecours, l'économe fidèle, qui avait si long-
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPBOBATION 303
temps veillé aux intérêts matériels de l'institut, " l'homme de
briques et de mortier ", comme il s'intitulait lui-même, à qui
l'institut avait dû sa première prospérité, le prêtre au cœur ardent
comme celui d'un séraphin, qui était venu se préparer à la mort,
à Tombre du sanctuaire du Précieux-Sang, à la maison blanche,
et qui ne pensait plus qu'à suivre au ciel Mgr LaRocque et Mgr
Raymond, voyait son dernier vœu exaucé et mourait pieusement
dans les bras du Seigneur. Son nom devait rester cher à la commu-
nauté dont il avait été l'insigne bienfaiteur. C'était un autre lien,
noué au temps de la fondation, qui se brisait, comme tout ce qui
a vie sur notre pauvre terre. Plus que personne, la fondatrice
souffrit de cette autre brisure. Mais, à son ordinaire, elle s'inclina
sous la main de Dieu qui n'éprouve jamais que pour grandir.
Et les mois s'ajoutaient aux mois, et les années aux années.
Ainsi toujours va la vie. Le 14 septembre 1888, c'était le vingt-
cinquième anniversaire de la profession religieuse de Mère Cathe-
rine-Aurélie, qui avait eu lieu, en effet, le 14 septembre 1863. Les
fêtes de communautés sont d'ordinaire joyeuses. Nulle part au
monde la joie n'est plus rayonnante. On a la conscience en paix, le
cœur tranquille. De l'une à l'autre on se communique le trop
plein de son âme. L'habitude du recueillement rend les récréations
et les Deo Gratias plus aimables à prendre et à goûter. " Le
bonheur ne se donne pas, dit un vieil aphorisme, il s'échange ! '*
Or, où se trouve-t-on mieux pour échanger que dans une commu-
nauté ? Mais, à ce moment, à Saint-Hyacinthe, les deuils étaient
récents. Mgr Joseph, Mgr Raymond, M. Lecours, les premiers
pères et bienfaiteurs, étaient partis pour le grand voyage d'où
l'on ne revient plus ! Il convenait de tempérer les manifestations
de joie. " Nous sentions, écrit l'annaliste, que toute démonstration
trop vive et toute pompe eussent éveillé dans le cœur de notre
vénérée Mère des souvenirs pénibles. Nous voulûmes plutôt faire
de ce jour un jour saint entre tous. Nous avions demandé à tous
304 MÈRE CATHEHINE-AUEÉLIE
les prêtres amis de l'institut, aux supérieurs et aumôniers de nos
monastères en particulier, de dire la messe pour notre aimée fonda-
trice en cet anniversaire béni. De sorte que l'offrande du calice
sacré est montée vers le ciel, pour elle, ce matin, plus de cent fois, "
— " Vous me donnez ainsi une fête aux célestes parfums, nous a
dit notre Mère, c'est la seule qui pouvait, dans mes regrets, corres-
pondre aux désirs de mon âme ! "
La meilleure manière d'honorer la mémoire des pères qu'elle
avait perdus sur la terre et qui veillaient sur l'institut, c'était sa
confiance, du haut du ciel, Mère Catherine- Aurélie estimait que
ce serait toujours de se dévouer de plus en plus et de mieux en
mieux à l'œuvre de sa vie qui était aussi leur œuvre. Au cours de
ces dix ans de sa nouvelle supériorité à Saint-Hyacinthe, qui
allaient s'écouler de décembre 1887 à décembre 1897, deux grandes
préoccupations rempliraient son existence : les fondations nou-
velles aux Trois-R,ivières, à Brooklyn, à Portland, à Sherbrooke
et à Nicolet, et aussi la grave affaire de l'approbation des consti-
tutions et de l'institut lui-même par la suprême autorité de Rome.
A cause de leur importance, nous parlerons d'abord des démarches
faites pour obtenir l'approbation du Saint-Père et du premier
succès qui les couronna dès l'année 1889, et nous reviendrons
ensuite à l'ordre chronologique pour raconter brièvement l'histoire
des diverses fondations. Nous i>araîtrons peut-être ainsi laisser
dans l'ombre la vie de l'institut à Saint-Hyacinthe même. Mais
le lecteur se rappellera que, tout étant là désormais régulièrement
établi et organisé, les événements s'y succédaient assez sem-
blables à eux-mêmes, sous la direction spirituelle du bon M.
Laflamrae, nommé aumônier de l'institut le 2 octobre 1888, qui
se montrait, par sa piété et son zèle, le digne héritier et continua-
teur des regrettés Pères fondateurs, et sous la haute surveillance,
toujours bienveillante et paternelle, de Mgr Moreau. D'ailleurs,
il sera facile de remarquer en plus que la ruche qui essaimait
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 305
avec une si merveilleuse fécondité, jusqu'à donner cinq essaims
en dix ans, ce qui est beaucoup, pour une communauté contem-
plative surtout, ne pouvait manquer d'être elle-même pleine d'une
vie généreuse.
Le 4 novembre 1888 avait lieu à Rome la bénédiction et l'inaugu-
ration du collège canadien. C'était là, après beaucoup d'autres, un
nouveau don fait à l'Église du Canada par la compagnie de Saint-
Sulpice de Montréal. Le supérieur du temps, M. Colin, au nom et
du consentement de ses confrères, avait jugé opportun d'offrir à
l'épiscopat de notre pays un séminaire, sis au cœur même de la
ville éternelle, où des jeunes prêtres, désignés par leurs évêques,
iraient parfaire, à la source même de toute vérité et de toute lu-
mière, leurs études de philosophie, de théologie et de droit cano-
nique, et conquérir des doctorats dans les universités romaines.
Plusieurs évêques canadiens se rendirent à Rome pour la circons-
tance, parmi lesquels l'évêque de Saint-Hyacinthe et l'arche-
vêque d'Ottawa. Tous les deux voulurent s'intéresser à la question
si importante pour le Précieux-Sang de l'approbation des constitu-
tions et de l'institut. Mgr Moreau s'adressa d'abord à la Congré-
gation des Jjvêques et Réguliers, mais on lui répondit, ainsi qu'en
font foi ses lettres à la fondatrice, datées de Rome les 12 et 25
novembre 1888, que " c'était contre la pratique d'approuver un
institut diocésain, sans généralat, c'est-à-dire dont chaque maison
est soumise à l'Ordinaire du lieu et toutes indépendantes les
unes des autres". Sur ce, Mgr Moreau quittait Rome, le 26
novembre, pour revenir au Canada. Mgr Duhamel continua les
démarches en s'adressant, cette fois, à la Congrégation de la
Propagande, dont notre pays dépendait à cette époque. Une lettre
de ce prélat, écrite de Rome le 22 janvier 1889, adressée à la
fondatrice, expose que les choses ont pris meilleure tournure,
grâce à la bienveillance du cardinal Mazella, président de la
commission qui s'occupe de l'examen des constitutions des insti-
306 MÈBi: CATHEBINE-AUBâLIB
tuts qui dépendent de cette congrégation, et de l'un de ses consul-
teurs, Mgr Savelli. Mgr Duhamel annonçait en même temps qu'il
quittait Rome le 4 février. En mars 1889, Mère Catherine- Aurélie,
avec l'approbation de Mgr de Saint-Hyacinthe naturellement,
écrivait, au cardinal Mazella et à Mgr Savelli, des lettres qui
exposent clairement la situation, et dont il convient, à cause de
cela, de consigner ici quelques extraits substantiels.
" Le livre de nos constitutions et les documents que Mgr d'Otta-
tawa a dû remettre entre les mains de Votre Êminence, mande-
t-elle au cardinal Mazella, vous ont sans doute déjà fait connaître
notre humble institut, ainsi que la forme de gouvernement
établie par notre fondateur, Mgr Joseph LaRocque, de si sainte
mémoire. Nous aimerions à nous en tenir, autant que possible,
à ce mode d'administration, surtout pour ce qui regarde les
fondations dans d'autres diocèses et les moyens d'union et de
conformité entre les divers monastères. Un généralat tel qu'il
existe dans la plupart des congrégations religieuses nous paraîtrait
peu propre à notre vie cloîtrée et contemplative. Mgr Duhamel
nous a d'ailleurs écrit que Votre Êminence est d'avis " qu'il y a
lieu, maintenant comme autrefois, d'approuver les communautés
cloîtrées, alors même que les différentes maisons ne reconnaissent
pas de supérieure générale ". J'ajouterai cependant, Êminence,
que notre Père fondateur aurait désiré que la supérieure du pre-
mier monastère de l'institut eût le droit de visiter de temps à
autre les diverses maisons, et c'est aussi ce que souhaiterait Mgr
l'évêque de Saint-Hyacinthe. Si toutefois un généralat proprement
dit devait être une condition nécessaire pour obtenir l'approbation,
nous ne pourrions que l'accepter avec une soumission entière,
mais ce serait en priant Votre Êminence de vouloir bien tenir
compte, autant qu'il se pourrait, de nos humbles désirs et récla-
mations. Destinées comme nous le sommes à l'adoration et à la
glorification du sang de Jésus versé pour le salut du monde, nous
OB VA BÉÉLBCTION DB 1887 A L* APPBOBATION 307
désirons ardemment, Éminence, l'inappréciable bienfait de
l'approbation apostolique, étant persuadées que cette sanction
de l'Église nous mettra en mesure de remplir plus efficacement
le but de notre institution. Aussi sommes-nous pénétrées dès ce
jour d'un sentiment de vive gratitude envers Votre Éminence
qui a bien voulu se charger de promouvoir nos plus chers inté-
rêts..."
Dans sa lettre à Mgr Savelli, elle insiste pareillement sur
*' l'union sans la centralisation ", qu'elle demande pour les
maisons de son institut. " D'après une lettre à nous adressée
par Mgr l'archevêque d'Ottawa, écrit-elle au consulteur de la
Propagande, il nous serait permis d'espérer que nos constitutions
pourraient être approuvées sans qu'il y soit fait, pour ce qui
regarde l'administration de la communauté, des changements
trop notables, c'est-à-dire sans qu'un généralat proprement
dit nous soit imposé comme condition essentielle d'approbation.
Par respect pour les vues et les intentions de notre vénéré fonda-
teur, feu Mgr Joseph LaRocque, et aussi, bien particulièrement,
pour celles de l'éminent prélat qui est actuellement à la tête du
diocèse de Saint-Hyacinthe, nous nous permettons d'exprimer
à Votre Excellence le désir que des garanties et liens d'unité
suffisants soient établis entre nos diverses maisons, mais sans
cette centralisation du gouvernement et des finances qui, dans une
communauté du genre de la nôtre, amènerait, ce nous semble, de
nombreux inconvénients. Le chapitre ajouté aux contitutions,
concernant les fondations dans d'autres diocèses et les moyens
d'union entre les diverses maisons, vous fera connaître. Monsei-
gneur, les désirs de notre fondateur et de notre évêque actuel,
qui sont aussi les nôtres. Votre Excellence me permettra cependant
d'ajouter que ces vénérés Seigneurs et Pères ont pensé que le
droit de visiter les autres monastères de l'institut pourrait et
devrait être accordé à la supérieure du monastère de Saint-
308 MÈRE CATHERINE- ATJRÉLIB
Hyacinthe, lequel a été le berceau de cette congrégation des
Sœurs Adoratrices du Précieux-Sang. . ."
Vers le temps où la fondatrice écrivait à Rome ces lettres si
importantes, Rome accordait à l'institut, exactement le 24 mars,
par un rescrit de Sa Sainteté Léon XIII, de précieuses faveurs
spirituelles, sous forme d'indulgences, que Mgr l'évêque de
Saint-Hyacinthe eut la joie de communiquer à ses filles en Dieu
le 16 avril suivant : 1° Une indulgence plénière, le jour delaprise
d'habit, celui de la profession et à la fin de la retraite annuelle,
pour chacune des religieuses, aux conditions ordinaires de la
confession, de la communion, de la visite de l'oratoire du couvent
et de la prière pour la propagation de la foi et aux intentions du
Souverain Pontife ; 2° Une indulgence plénière, une fois l'année,
pour le pèlerinage le plus solennel au Précieux-Sang, à être gagnée
par les religieuses et les pèlerins, aux conditions ordinaires ... ;
3° Une indulgence plénière, aux deux fêtes du Précieux Sang, aux
conditions ordinaires ... ; 4° Une indulgence plénière pour chaque
religieuse, à l'article de la mort, aux conditions de la confession et
de la communion, ou si la confession et la communion sont impos-
sibles, à l'invocation sinon de bouche au moins de cœur du saint
nom de Jésus ; 5° Une indulgence partielle de 60 jours pour
quelque bonne œuvre que ce soit que feront les religieuses de cet
institut ; 6° Une indulgence partielle de sept ans et sept quaran-
taines, les jours de l'Exaltation de la Sainte Croix, de la Sainte-
Catherine de Sienne et de la Sainte-Thérèse, aux conditions de la
visite à l'oratoire et de la prière pour la propagation de la foi
et aux intentions du Souverain Pontife. Toutes ces indulgences
étaient accordées à perpétuité et applicables par voie de suffrage
aux âmes du purgatoire.
C'était déjà, on le comprend, de bon augure. L'espoir était dans
tous les cœurs. On ne fut pas déçu. Le 25 août, la fondatrice
recevait de M. Leclair, l'un des directeurs du collège canadien de
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 309
Rome, la bonne nouvelle, qu'il tenait de la bouche même de Mgr
Savelli, que son institut était approuvé et ses constitutions égale-
ment pour cinq ans. Mgr ]Moreau s'empressa de s'unir à ses pieuses
enfants pour rendre grâces au ciel et l'heureuse nouvelle fut com-
muniquée aux maisons-filles et aux amis de la communauté. Enfin,
le 16 décembre 1889, l'évêque de Saint-Hyacinthe recevait de
Rome, avec une belle lettre du cardinal Simeoni, préfet de la
Propagande, contresignée par Mgr Persico, archevêque de ïyr
et secrétaire de la même congrégation, le décret tant désiré, dont
voici la teneur : " En l'année 1861 a pris naissance, dans la ville
de Saint-Hyacinthe, Canada, un institut de vierges adoratrices
du Très Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sous le
patronage de Marie Immaculée, qui, sous des règles ou consti-
tutions particulières, menant la vie commune et pratiquant les
conseils évangéliques, travaillent à leur sanctification propre.
Vouées spécialement à l'adoration continuelle du Très Précieux
Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sous le patronage de la
Vierge Immaculée, elles prient pour la conversion des pécheurs.
Cet institut est fortement recommandé par plusieurs évêques du
Canada et s'est beaucoup propagé depuis sa naissance dans
plusieurs diocèses du même paj^s. C'est pourquoi, désirant pro-
mouvoir l'affermissement et le plus grand bien de l'institut, les
religieuses du Précieux-Sang ont exhibé à la Sacrée Congrégation
de la Propagande leurs règles ou constitutions, en demandant
instamment que leur institut et leurs règles soient approuvés par
l'autorité apostolique. En conséquence, ces mêmes règles ou cons-
titutions furent remises à l'Éminentissime et Révérendissime
cardinal Camille Mazella et à la commission à laquelle il préside
pour la revision des constitutions et des instituts religieux, les-
quels, ayant trouvé que l'institut dont il s'agit est digne de
louange et recommandable, l'ont api>rouvé pour cinq ans et à
titre d'essai, moyennant que certaines modifications opportunes
310 UÈBE CATHERINE- AUBÉUE
soient faites à ces règles ou constitutions. Ce jugement a été soumis
au Très Saint Père Léon XIII, dans l'audience du 1er septembre
1889, et Sa Sainteté l'a approuvé et confirmé. — Donné à Rome,
des appartements de la Sacrée Congrégation de la Propagande,
en ce jour, 24 novembre 1889. (Signé : Jean, cardinal Simeoni,
préfet, et D. arch. de Tyr, secrétaire.)
En communiquant l'heureuse nouvelle, le bon M. Leclair,
dans cette lettre à la fondatrice dont nous avons parlé, lui disait :
" Je ne sais par quelle heureuse providence votre institut a reçu une
approbation presque immédiate, tandis que d'autres plus anciens
ont dû attendre si longtemps. Recevez-en mes félicitations les
plus sincères." Et Mgr Moreau, en adressant le précieux décret
à la communauté, quatre mois plus tard (16 décembre 1889),
exprimait, lui aussi, un autre étonnement. " Je suis émerveillé,
mes chères filles, disait-il, du peu de changements faits à vos
constitutions. Cela prouve que votre vénérable fondateur était
rempli de l'esprit de l'Église et que c'est vraiment l'Esprit-Saint
qui les lui a inspirées. Rome a donc trouvé qu'elles ne pouvaient
être plus parfaites, puisqu'on y a si peu ajouté . . . Maintenant,
mes chères filles, que vos constitutions sont approuvées par
l'Église, renouvelez-vous dans le désir d'y être bien fidèles. Ne
demandez pas de dispense générale, à moins d'une nécessité
absolue..." Cette approbation temporaire devait devenir défi-
nitive en 1896 (20 octobre). Nous en reparlerons en son lieu. La
moins étonnée peut-être de la rapidité avec laquelle l'approbation
avait été donnée et du peu de changements proposés, ce fut la
fondatrice elle-même. Sa confiance avait toujours été entière
en la mission de Mgr Joseph, et elle ne doutait pas que, du haut
du ciel, avec Mgr Raymond et M. Lecours, il protégeait puis-
samment l'institut. Mais elle ne s'en réjouit pas moins de toute
son âme. Elle reçut aussi avec une égale gratitude les félici-
tations que lui adressèrent plusieurs prélats et supérieurs ou
DB LA BÉ^LECTION DB 1887 A l'aPPBOBATION 311
supérieures d'instituts, parmi lesquels les Annales mentionnent le
cardinal Taschereau, Mgr Duhamel, Mgr Gravel et plusieurs
autres.
D'autres préoccupations cependant, vers cette même époque,
sollicitaient son zèle et c'était surtout au sujet des fondations
nouvelles. Celle des Trois-Rivières se fit en 1889. Le siège épis-
copal de la cité de Laviolette était alors occupé par un prélat à
Pâme ardente et au grand cœur, qui a été sûrement l'un de nos
grands évêques canadiens, issu, pourrait-on dire, de la pure
lignée des Laval et des Plessis, vrai frère des Bourget et des
Taché. C'était Mgr Laflèche. Né à Sainte-Anne (de la Pérade)
le 4 septembre 1818, ordonné prêtre le 7 janvier 1844, après quel-
ques années d'apostolat dans l'Ouest et de professorat à Nicolet,
il avait été éluévêqued'Anthédonetcoadjuteur de Mgr Cooke, le
23 novembre 1866, et sacré le 25 février 1867. Évêque des Trois-
Rivières le 30 avril 1870, il devait mourir le 14 juillet 1898 après
vingt-huit ans d'un laborieux et fécond épiscopat. En 1888, au
moment où s'engagèrent les pourparlers au sujet d'une fondation
de l'œuvre du Précieux-Sang dans sa ville épiscopale, le territoire
d'abord soumis à sa juridiction venait d'être divisé, il y avait
à peine trois ans, en 1885. Le diocèse de Nicolet en avait été détaché
et celui des Trois-Rivières avait vu, de ce fait, s'amoindrir ses
ressources naturelles. D'autre part, le couvent des Ursulines, qui
date de 1697, la maison des Sœurs de la Providence, établie en
1864, et d'autres institutions encore, comme celle, par exemple,
du commissariat de Terre-Sainte, qui venait de naître en 1888
et était sous la direction du célèbre Père Frédéric, réclamaient
aussi sa sollicitude. Le digne prélat, en conséquence, n'accepta pas
sans quelques hésitations au début de charger sa ville d'une œuvre
nouvelle. Mais son grand esprit de foi et l'assurance qu'il acquit
bientôt que les filles de Mère Catherine-Aurélie étaient de vraies
amantes de la pauvreté l'amenèrent à donner sa complète adhésion
312 MÈRE CATHERINE-AUBÉLIE
au pieux projet. Il s'affirma heureux de céder aux pressantes
instances d'une veuve chrétienne de sa ville, madame Georges
Gouin, mère d'une Sœur du Précieux-Sang, qui avait arrêté le
religieux dessein de se départir de tous ses biens en faveur de
l'œuvre et s'était fait un avocat zélé dans la personne d'un prêtre
du séminaire diocésain, M. l'abbé Chapdeleine, qui fut, avec elle,
l'âme du mouvement. Le 31 novembre 1888, sur l'invitation de Mgr
Laflèche, la fondatrice se rendit aux Trois-Rivières. Elle y passa
huit jours, pour s'entendre avec Monseigneur, madame Gouin et
M. l'abbé Chapdeleine. Les choses allèrent si bien que, de retour
à Saint-Hyacinthe, Mère Catherine-Aurélie pouvait, dès le 8 dé-
cembre, en la fête de l'Immaculée-Conception, convier celles de
ses filles qui le voudraient à s'offrir pour la fondation nouvelle,
et que, le 15, jour de l'octave, le choix des futures " missionnaires "
était fait. Mais ce choix resta le secret du conseil jusqu'au 1er
janvier 1889, alors qu'il fut communiqué à la communauté, en
présence de M. le grand-vicaire Gravel, dans une touchante
cérémonie. Les élues étaient : Mère Agnès-de-Jésus, supérieure
(c'était la propre fille de la bienfaitrice, madame Gouin) ; Sœur
Sainte-Anne, assistante ; Sœur Marie-de-la-Croix, maîtresse des
novices ; Sœur Séraphine-de-Jésus, dépositaire ; Sœur Michel-
Archange, secrétaire, et les Sœurs Madeleine-de-Pazzi, Marie-
Saint-Bernard et Marie-de-la-Nativité. Mère Agnès-de-Jésus et
Sœur Séraphine-de-Jésus étaient prises de la maison de Toronto,
et Sœur Marie-Saint-Bernard, de la maison de Montréal. Toutes
les autres appartenaient au monastère de Saint-Hyacinthe.
En ce même premier de l'an 1889, la fondatrice, parlant à ses
filles et évoquant le souvenir du vénéré Mgr Joseph, dont le portrait
avait été placé à l'endroit d'où pendant tant d'années il les avait
bénies, leur dit ces paroles remarquables, que les partantes pour
Trois-Rivières surtout n'ont jamais oubliées : " Il nous reste de
notre regretté Père, comme d'un vase brisé, un riche parfum d«
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 313
douces et aimables vertus, qui, je l'espère, embaumera toujours
nos maisons. Que la tunique des règles et constitutions qu'il nous
a laissée demeure à jamais sans couture, ô mes chères filles ! Ne la
séparons pas, ne la décliirons pas, gardons-la intacte toujours, afin
que toujours nous soldons dignes d'être ses enfants ! "
Pendant que les " missionnaires " se préparaient pour l'œuvre
qui les attendait aux Trois-Rivières, leur supérieure nommée,
Mère Agnès-de-Jésus, tomba gravement malade, à Toronto, d'un
cancer à la gorge. " C'était, dit la chronique, l'ombre de la croix
qui se projetait sur la fondation future ! " Elle se remit heureu-
sement, au moins pour un temps, et l'on considéra sa guérison
comme presque miraculeuse. Madame Gouin, si contente de voir
lui revenir son enfant, n'en persista pas moins à tout préparer,
durant la maladie de sa fille, et elle assura la fondatrice que,
quand même la chère Agnès-de-Jésus serait empêchée, elle voulait
toujours fonder l'œuvre dans sa ville. M. l'abbé Chapdeleine et
d'autres fervents travaillaient aussi avec ardeur. Le 30 avril, l'un
de ceux-là, M. le grand-vicaire Caron, disait la messe au Précieux-
Sang de Saint-Hyacinthe. C'était le jour de la fête patronale de
la fondatrice, la Sainte-Catherine de Sienne. On choisit, vers ce
temps, de placer le futur monastère sous le vocable de " Gethsé-
mani ". " Ce nom me plaît, écrivait Mgr Laflèche, puisqu'il
rappelle le combat que Notre-Seigneur soutint, au jardin de
l'agonie, contre les faiblesses et les terreurs de notre pauvre
nature et contre les puissances infernales . . . J'ai la confiance
que les Sœurs du Précieux-Sang me seront d'un grand secours dans
cette même lutte, pour fortifier les âmes qui sont placées sous ma
garde et pour les défendre contre les ruses de satan . . ." Il fut
décidé que la réception à l'arrivée des Sœurs, fixée pour le 23
mai, se ferait très simplement, et cela, sur les instances surtout
de Mère Agnès-de-Jésus, qui redoutait les sympathiques effusions
de ses anciennes connaissances de sa ville natale. Mère Catherine-
314 MiBB CATHEBINE-AUBÉLIK
Aurélie, avec deux autres religieuses, accompagna ses filles fonda-
trices jusqu'aux Trois-Rivières, où elle séjourna cinq ou six
semaines pour voir, comme elle l'avait fait, à Ottawa, Tannée
d'auparavant, aux détails de Tinstallation. Mgr Moreau donna
aux partantes, comme naguère à celles d'Ottawa, une belle lettre
d'obédience pour Mgr l'évêque des Trois-Rivières. Le départ de
Saint- Hyacinthe fut attristé par les funérailles d'une religieuse.
Sœur Sainte-Claire, morte à Toronto, dont les restes avaient
été transportés à la maison-mère pour l'inhumation. ** Nous voici
à la veille d'adieux que nous allons faire auprès d'une tombe,
prononça la fondatrice dans son allocution accoutumée. Que de
choses nous disent ces restes de Tune de nos Sœurs exposés sous
nos yeux ! . . . Le ciel, oui le ciel, sera le prix de nos immolations,
si nous sommes généreuses jusqu'à la fin. . ." C'est ainsi qu'elle
savait toujours profiter des circonstances pour émouvoir et con-
vaincre, afin de mieux consolider la persévérance de ses enfants
dans la voie du bien.
Le 23 mai 1889, la mission de " Gethsémani " partait de
Saint-Hyacinthe et elle arrivait aux Trois-Rivières le soir même.
Outre la Mère fondatrice et ses deux compagnes, Sœur Saint-
François-Xavier et Sœur Marie-du-Calvaire, M. l'aumônier
Laflamme était venu avec le pieux contingent d'adoratrices. Aux
Trois-Rivières, on fit quelques visites, chez les Sœurs de la Provi-
dence à l'hôpital Saint-Joseph, à l'évêché et chee les Ursulines.
Il nous est impossible de reproduire dans nos pages toutes celles,
bi éloquentes en leur simplicité, du cahier de la fondation de la
maison des Trois-Rivières. Retenons seulement ce joli détail.
Dans son allocution à l'hôpital Saint-Joseph, M. le chanoine
Caron disait, au nom des Sœurs de la Providence, aux Sœurs du
Précieux-Sang : " Nos Sœurs d'ici vous souhaitent aujourd'hui
la bienvenue avec une grande effusion du cœur. Ainsi que Marthe
dans la maison de Lazare, elles sont occupées de beaucoup de
DB LA BÉÉLBCTION DE 1887 A l' APPROBATION 315
soins. Mais ce sont bien vos sœurs, puisque Marthe était la sœur
de Marie. Elles sont prêtes à admettre que vous avez choisi la
meilleure part. Toutefois, à la différence de Marthe de Béthanie,
elles ne demandent pas au divin maître de vous ordonner de leur
venir en aide. Elles vont continuer leur sainte besogne sans
murmurer et en se réjouissant de vous savoir, tout près d'elles,
aux pieds de Jésus, écoutant sa parole et glorifiant son Précieux
Sang !..." Le lendemain matin, 24 mai, deuxième anniversaire
de la fondation de " Béthanie " à Ottawa, Mgr Laflèche disait
la sainte messe au nouveau monastère des Trois-Rivières. La
mission de ** Gethsémani " était fondée.
Celle de **Bethléem'*, à Brooklyn, près New York, ne tarda pas.
Et précisément, c'est ce qui empêcha ia fondatrice de prolonger
son séjour à " Gethsémani ". Elle dut revenir à Saint-Hyacinthe
pour s'occuper activement de cette première fondation aux
États-Unis. Ce jour même du 24 mai où se faisait l'installation
de la mission des Trois-Rivières, l'évêque de Brooklyn écrivait
à Mgr Moreau qu'il verrait avec bonheur les Sœurs du Précieux-
Sang s'établir dans sa ville épiscopale. C'était là l'aboutissement
de divers pourparlers qui étaient en cours depuis assez longtemps.
Mgr Laughlin, irlandais d'origine, né à Down, en 1816, était
venu jeune aux États-Unis, à Albany. Ordonné prêtre le 18 octobre
1840, il avait été consacré évêque, le 30 octobre 1853, à New York,
en même temps que Mgr Bailey, d'abord évêque de Newark, puis
archevêque de Baltimore, et que Mgr de Goesbriand, évêque de
Burlington, par Mgr Bedini. Il y avait trente-six ans qu'il admi-
nistrait son diocèse. Il devait mourir à Brooklyn, le 29 décembre
1891. C'était un ami personnel de Mgr Lynch. Dès 1882, deux
Sœurs du monastère de Toronto étaient allées recueillir des aumô-
nes à New York et à Brooklyn. Leur passage avait laissé d'excel-
lents souvenirs. D'autre part, nous l'avons déjà vu, l'œuvre du
Précieux-Sang se faisait connaître et apprécier depuis plusieurs
316 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
années aux Etats-Unis. Des vocations, et d'excellentes, avaient
jailli de cette terre de l'indépendance. Une nièce de Mgr Laughlin,
madame Merrick-Collins, devenue veuve, et sa propre fille, made-
moiselle Collins, avaient fait profession au Précieux-Sang de
Saint-Hyacintlie, le 9 mai 1888, et c'était Mgr de Brooklyn lui-
même qui avait reçu leurs vœux. Une amie de l'œuvre, Mlle
Harper, qui avait visité Saint-Hyacinthe en 1887, s'intéressait
pieusement à un projet de fondation. On avait pensé d'abord à
Brooklyn même dès 1882, mais Mgr Laughlin voulait voir les
régies et constitutions approuvées avant de ne rien faire. Il avait
été question aussi de Xewark, dont l'évêque, Mgr Wigger, se
montra sympathique, mais ne jugea pas prudent de donner tout
de suite son consentement. Comment l'œuvre vivrait-elle aux
États-Unis ?
La Providence, une fois de plus, y pourvut. Au mois de sep-
tembre 1888, un M. McGarry de Brooklyn et sa jeune femme,
passant à Saint-Hyacinthe, firent la connaissance de Mère
Catherine-Aurélie dans une circonstance assez curieuse. Ils visi-
taient la belle chapelle, quand madame McGarry se sentit très
malade. On vint à son secours du monastère, et la connaissance
se trouva faite de telle sorte que M. McGarry, qui pourtant,
quoique catholique, ne "pratiquait pas", et sa femme, protestante,
devinrent du coup des amis très dévoués de l'œuvre du Précieux-
Sang. Nous ne pouvons entrer ici dans tous les détails des pour-
parlers qui furent longs. Qu'il nous suffise de dire que c'est ce M.
McGarry, aidé de plusieurs autres bienfaiteurs, qui assura maté-
riellement la fondation de Brooklyn. Les offres avantageuses que
sa situation de fortune lui permit de faire à Mgr Laughlin furent
acceptées.
Le 26 juillet 1889, les " missionnaires " pour Brooklyn —
mission qu'on mit sous le vocable de " Bethléem " — étaient
choisies. C'étaient Mère Marie-Sainte-Gertrude, supérieure ;
DE LA rMlECTION DE 1887 A l' APPROBATION 317
Sœur Marie-du-Carmel (nièce de la fondatrice), assistante ;
Sœur Marie-Berchmans, maîtresse des novices; Sœur Marie-
Joseph (madame Collins, nièce de Mgr Laughlin), dépositaire ;
Sœur Marguerite-Marie (une américaine), secrétaire ; et les
Sœurs Catherine-de-Ricci (mademoiselle Collins, petite-nièce de
Mgr Laughlin), Marie-de-l' Ange-Gardien, Marie-Saint-Jean-Bap-
tiste et Marie-de-Jésus. Mais elles ne devaient partir pour la
nouvelle mission qu'en avril 1890. Dès juillet, M. l'aumônier
Laflamme s'était rendu à Brooklyn pour préparer les voies. Les
constructions du futur monastère, auxquelles pourvoyait M.
McGarry, furent beaucoup retardées. En novembre, il proposa
à la fondatrice de louer, en attendant, " une petite maison en
pierres brutes — stone house — ", dans le voisinage du monastère
qu'on était à bâtir.
Entre temps, ainsi que nous l'avons raconté, de bonnes nou-
velles étaient venues de Rome au sujet de l'approbation des règles
et constitutions, ce qui devait mettre parfaitement à l'aise le bon
Mgr Laughlin. Mère Catherine-Aurélie, qui se trouvait en no
vembre à Ottawa, décida de se rendre à Brooklyn, pour voir à
cette nouvelle installation. Outre la supérieure nommée, Mère
Marie-Sainte-Gertrude, elle amenait avec elle les Sœurs Véroni-
que-de-la-Passion, Marie-de-l'Ange-Gardien, Marie-Saint-Jean-
Baptiste, Marie-du-Calvaire (sa compagne de voyage toujours)
et bientôt Marie-de-Jésus. M. l'aumônier Laflamme accompagnait
le groupe. Mgr Laughlin leur fit un accueil des plus bienveillants,
M. McGarry et les autres amis de l'œuvre aussi. En particulier,
les Sœurs de l'Asile des Enfants-Trouvés se multiplièrent pour
leur être utiles. Mais la fameuse " maison de pierre " parut bien
froide et dénuée de tout. C'était vraiment Bethléem !
On s'y installa. Le 2 décembre, on eut la joie d'avoir la première
messe. Au jour de l'an, on eut l'exposition du saint Sacrement pour
la nuit. En janvier, le Père Frédéyric, des Trois-Rivières, de passage
318 MÊBB CATHEBIMB- AURÉUK
à New York, prêcha une petite retraite aux pauvres recluses de
ce Bethléem si ressemblant qu'était la stone kouse. Enfin, après de
nouveaux retards, qui parurent bien longs, on annonça l'inaugu-
ration du nouveau monastère. Les " missionnaires ", qui languis-
saient à Saint-Hyacinthe, suivant l'expression de Mgr Moreau
dans l'une de ses lettres (2 mars) à la fondatrice (demeurée tout
ce temps à Brooklyn), purent partir, tristes et joyeuses tout
ensemble, pour leur cher " Bethléem ", qui se trouva ne l'être
plus que très peu, car le monastère construit par M. McGarry
était spacieux et fort bien aménagé. Le 30 avril, jour delà Sainte-
Catherine de Sienne, fête patronale de la fondatrice, une dernière
messe se disait à la " crèche " de la stone house, et le vénérable
Mgr Laughiin célébrait le premier sacrifice saint à l'autel du
nouveau sanctuaire. Le vieil et si digne évêque parla en termes
touchants, dans son allocution, de la dévotion au Précieux Sang
et de son admirable apôtre, sainte Catherine de Sienne. Le sixième
sanctuaire du Précieux-Sang, Brooklyn, était désormais fondé.
Mère Catherine-Au relie, pendant qu'elle peinait avec ses filles
de " Bethléem ", dans la pauvre maison de pierre de Brooklyn,
avait eu la joie d'apprendre que le décret d'approbation était
arrivé de Rome. '* La télégramme annonçant cette grandiose
nouvelle, écrivait le 16 décembre Mère Sainte-Gertrude à Saint-
Hyacinthe, nous a fait chanter ici un Magnificat du cœur. Notre
vénérée ISIère l'a fait suivre d'une pieuse exhortation pressant
toutes ses filles de se montrer dignes des bienfaits surabondants
de Dieu ..." Qu'importaient les ennuis et les sacrifices pourvu que
le bon Dieu fût content et sa sainte Église avec lui !
Peu de temps après l'inauguration du monastère de Brooklyn,
en mai, la fondatrice quittait la ville américaine, mais elle ne
rentra pas tout de suite à Saint-Hyacinthe. Elle profita de son
voyage pour visiter, à son retour, les maisons de Toronto et
d'Ottawa. Le 15 juillet 1890 seulement, les Annales delà maison-
I
I
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 319
mère jubilent ainsi : " Jour vraiment heureux pour nous, puisque,
après huit mois d'absence, notre chère Mère nous est rendue ! "
Ce n'était cependant pas pour longtemps, car, sans parler des
visites aux monastères déjà existants, dès l'année suivante, en
novembre 1891, l'infatigable fondatrice et voyageuse partait pour
le lointain Portland d'Orégon, où allait se faire la septième fonda-
tion. Elle n'en devait revenir qu'au bout d'un an, en novembre
1892.
Le 30 mai 1887, l'année même de sa mort, le vénéré Mgr Joseph
LaRocque, écrivant aux fondatrices de la maison d'Ottawa, leur
avait dit, nous l'avons noté en son temps : " Aux membres de la
nouvelle maison d'Ottawa est dévolu le grand rôle de répandre
l'honneur du nom et de l'œuvre de l'institut dans les vastes pays
qui s'étendent depuis cette capitale jusqu'au Mississipi et jus-
qu'aux Montagnes-Rocheuses ! " Le saint vieillard ne pensait pas
sans doute être aussi bon prophète ! Voici que, moins de cinq
ans plus tard, un essaim de sa ruche de vierges adoratrices-
expiatrices allait s'envoler jusque sur les côtes du Pacifique, où
les avaient déjà devancées, sous le grand souffle de Mgr Bourget,
les Sœurs de Sainte-Anne, les Sœurs des Saints Noms de Jésus
et de Marie et les Sœurs de la Providence.
Un curé du diocèse de Portland, en Orégon, M. l'abbé Brosseau,
qui desservait là-bas la très modeste paroisse de Gervais, à trente
milles de Portland, avait une sœur religieuse au Précieux-Sang
de Saint-Hyacinthe. Dans une visite qu'il fit au monastère, il fut,
comme tant d'autres, conquis à la cause du Précieux-Sang, par
l'attrait surtout que lui inspira la fondatrice. Son archevêque,
Mgr Gross, né à Baltimore, le 12 juin 1837, était entré chez les
Rédemptoristes à Annapolis, le 25 mars 1857. Prêtre le 21 mars
1863, il avait été sacré évêque de Savannah le 27 avril 1873. En
1884, il avait succédé à Mgr Sighers sur le siège archiépiscopal
de Portland. M. l'abbé Brosseau lui ayant exposé ses vues au
320 MÈRE CATHERINE-AURÉLIE
sujet de l'œuvre du Précieux-Sang, le pieux Mgr Gross les approuva
pleinement, et, le 20 septembre 1891, il écrivait de Gervais à
Mère Catherine- Aurélie une lettre confiante, l'invitant à aller
fonder un monastère dans son diocèse, à Gervais même, ou,
préférablement, à Portland. Cette lettre trouva la fondatrice à
Brooklyn, où elle était retournée, en cet automne de 1891. Les
pourparlers se firent naturellement par échange de lettres. L'ofifre
du zélé curé de Gervais et de son archevêque fut acceptée par le
chapitre des Sœurs de Saint-Hyacinthe et par Mgr Moreau. Des
" missionnaires " furent nommées qui se trouvèrent, après
quelques changements, être, au moment de la fondation : Mère
du Saint-Cœur-de-Marie, supérieure ; Sœur Marie-du-Crucifix,
assistante ; Sœur Marie-Saint-Louis (la sœur de M. l'abbé
Brosseau), maîtresse des novices ; Sœur Saint-Paul-de-la-Croix,
dépositaire ; Sœur Marie-Saint-Pierre, secrétaire, et les Sœurs
Marie-du-Saint-Nom-de-Jésus et Marie-de-Lorette. Enfin, le 5
novembre 1891, la fondatrice partait pour le lointain pays d'Oré-
gon. Elle emmenait avec elle Mère du Saint-Cœur-de-Marie,
supérieure de la maison d'Ottawa, qui n'était que " prêtée " à
ce moment par sa maison et par son archevêque (Mgr Duhamel),
et Sœur Jane, de la maison de Toronto.
Le voyage était long. On ne devait arriver à Portland que le 14
novembre. La recommandation de Mgr Duhamel valut aux
voyageuses un traitement de faveur de la part des officiers du
chemin de fer Pacifique-Canadien. Les grands spectacles de la
riche nature, qui se déroulaient sous ses yeux, furent pour la
fondatrice de beaux sujets de méditation : " Nous essayons, écrit
Mère du Saint-Cœur-de-Marie, de suivre notre Mère dans les hau-
tes contemplations que lui donnent l'occasion de faire, les mon-
tagnes qui pleurent, les rochers escarpés et les eaux calmes et si-
lencieuses des lacs . . " M. l'abbé Brosseau attendait la Mère fonda-
trice et ses compagnes à la gare de Portland. Il les conduisit chez les
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 321
Sœurs du Bon-Pasteur, où elles reçurent le plus cordial accueil.
Mgr l'archevêque Gross se montra aussi très sympathique. Mais
les charges de la construction de sa cathédrale ne lui permettaient
pas de faire quoi que ce soit pour assister matériellement la
fondation. Dans ces circonstances, Mère Catherine-Aurélie, ainsi
rendue en Orégon, pensa à établir plutôt deux " missions ", l'une
à Gervais et l'autre à Portland. Finalement, elle décida de s'instal-
ler à Gervais, dans la maison même de M. le curé Brosseau, qui
était un ancien couvent de Bénédictins. Le 23 décembre, Mgr
Moreau, suivant son habitude, donnait aux " missionnaires '*
désignées une belle lettre d'obédience, et le 28, répondant à
l'appel de leur vénérée Mère, sept Sœurs du Précieux-Sang
partaient de Saint-Hyacinthe pour la côte du Pacifique. A Winni-
peg, on vint les chercher à la gare, et elles eurent le bonheur d'être
reçues par Mgr Taché à l'archevêché de Saint-Boniface. M.
l'abbé Brosseau vint au-devant des voyageuses à Seattle. En
passant à Portland, elles furent cordialement reçues chez les
Sœurs de Jésus-Marie. Le 5 janvier 1892, elles étaient accueillies
à la porte de l'église de Gervais par la Mère fondatrice et par Mère
du Saint-Cœur-de-Marie, qui allait être leur supérieure mais ne le
savait pas encore.
Tant que la fondatrice restait avec ses filles, elle pouvait elle-
même, on le comprend aisément, remplir les fonctions de supé-
rieure. Il en fut ainsi, pendant un an, à Gervais d'abord, puis à
Portland, ou plutôt près de Portland, au Mont Thabor, où l'on se
transporta l'été suivant. On donna à la mission de Gervais le
beau nom de " Nazareth ", et elle fut inaugurée le 6 janvier. Mais
ce n'est que le 2 février qu'il fut possible de s'astreindre complè-
tement aux observances de la règle. Le 18, Mgr Gross, ayant
terminé la visite pastorale de son diocèse, put se rendre à Gervais,
auprès de ses nouvelles filles. Membre de la congrégation des
Rédemptoristes, le digne prélat, en vrai fils de saint Alphonse de
322 MÈHE CATHERINE- ATTRÉLIE
Liguori, était profondément pieux. Il se montra des plus heureux
de posséder une communauté de contemplatives. " Nous avons
tant besoin de prières ", disait-il ! Et, à ses collègues, les évêques
de la province d'Orégon, il avait répété : " Quelle bénédiction
c'est pour nous tous que cette fondation ! " Tout en permettant
l'installation à Gervais, Mgr Gross exprimait nettement le désir
d'avoir une mission plus rapprochée de sa ville épiscopale. Il pro-
posa bientôt à M. Brosseau, " qu'il avait nommé son grand-vicaire,
disait-il aimablement, pour les Sœurs du Précieux-Sang ", de
lui donner une situation près de Portland même, où il amènerait
les Sœurs avec lui. On choisit alors de s'établir, à cinq milles de
Portland, à Montavilla, sur une colline appelée "Mont-Thabor."
Démarches, quêtes, travaux de construction s'enchevêtrèrent.
Il fallut, en conséquence, quitter Gervais. Le 20 juin, M. le curé
Brosseau annonçait son départ et celui des Sœurs. Le 28 août,
on s'installait au " Mont Thabor ", un nom vraiment trop beau
pour qu'il ne fût pas conservé. L'on comprend quels labeurs et
quelles fatigues toutes ces démarches et tous ces changements
occasionnaient à la fondatrice. Le lendemain de son arrivée à
Montavilla, elle eut une crise cardiaque qui la priva de connais-
sance pendant deux heures et fit croire qu'elle était à l'agonie.
Par bonheur, ce ne fut qu'une alerte, mais combien douloureuse !
La fondatrice avait aussi, à voir prospérer son œuvre, de bien
douces consolations. Mgr Gross présida lui-même à l'inauguration
de *' Mont Thabor " et fit un éloquent sermon sur la passion du
Christ.
Tout près d'un an s'était écoulé depuis le départ de Mère
Catherine-Aurélie de Saint-Hyacinthe. On la pressait de revenir,
car les élections générales devaient avoir lieu en décembre 1892.
La première supérieure nommée pour la mission d'Orégon ne
pouvant s'y rendre, la fondatrice décida d'y laisser sa compagne
de voyage, Mère du Saint-Cœur-de-Marie. Mais celle-ci était
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 323
déjà supérieure d'Ottawa. Mgr Duhamel et la maison de " Bé-
thanie " firens généreusement leur sacrifice : " Comment refuser
à une Mère bien-aimée, télégraphièrent les Sœurs d'Ottawa ?
Vous nous demandez notre supérieure pour la gloire du Précieux
Sang ? Que ce sang divin nous donne la grâce et bénisse notre
sacrifice ! " Le 14 septembre, un jour de la sainte croix, Mère
Catherine- Aurélie donnait à ses filles du " Mont Thabor " de
Montavilla, comme première supérieure, Mère du Saint-Cœur-
de-Marie. Et, le 27 octobre, elle quittait les côtes du Pacifique.
M. le curé Brosseau, Sœur de l'Immaculée-Conception et Sœur
Bernadette, qu'elle avait fait venir là-bas au mois de mai précé-
dent, l'accompagnaient pour ce voyage de retour. Le 2 novembre
1892, les Annales de Saint-Hyacinthe disent : " Notre Mère chérie
est au milieu de nous. Béni soit l'instant qui la ramène à ses
filles ! "
Pendant que Mère Catherine-Aurélie se trouvait ainsi en voyage
(huit mois en 1889-1890 et un an 1891-1892), c'est son assistante.
Sœur Marie-de-l'Assomption, qui gouvernait, avec l'assistance du
conseil, la maison de Saint-Hyacinthe. Le zélé et prudent évêque
qu'était Mgr Moreau les suivait toujours d'un œil attentif et
bienveillant. En mars 1891, il demandait et obtenait du Saint-
Père la faveur de gagner une indulgence plénière, quatre fois par
année, aux mois et jours fixés par l'Ordinaire, " par les religieuses
qui, toutes les nuits de chacun de ces mois, réciteraient l'office
divin devant le saint Sacrement et feraient de pieuses prières ",
avec, en plus, une indulgence de cent jours pour chacun de ces
exercices. L'induit, accordé à perpétuité, est daté du 15 mars et
fut communiqué de l'évêché de Saint-Hyacinthe le 2 avril.
Un an plus tard, en mars 1892, pendant que la fondatrice était
en Orégon, Mgr l'évêque adressait au Saint-Siège une autre
demande, par l'entremise du cardinal Ledochowski, successeur du
cardinal Simeoni à la préfecture de la Propagande. Comme il est
324 MÈRE CATHERINE- AUBÉLIE
dans les usages du Siège Apostolique de conférer des titres hono-
rifiques à ceux qui servent bien l'Église, expliquait Monseigneur à
Son Êminence (21 mars 1892), il désirait demander au pape de
décerner par bref le titre de supérieure générale à la fondatrice et
première supérieure du Précieux-Sang. Mgr Moreau rappelait
ensuite que l'institut existait depuis trente ans, qu'il avait obtenu,
deux ans plus tôt, un décret laudatif, qu'il opérait beaucoup de
bien, par la maison-mère et par ses six maisons-filles déjà fondées.
Il faisait remarquer en plus que toutes ces fondations étaient l'œu-
vre de la Mère Catherine-Aurélie, que constamment on lui de-
mandait de les visiter et que les évêques des divers diocèses étaient
les plus empressés à réclamer ces visites. "Par conséquent, ajoutait-
il, la fondatrice et supérieure n'est presque jamais à Saint-Hyacin-
the et il conviendrait de nommer une supérieure locale, tout en
conservant la supériorité à celle que toutes vénèrent comme une
mère." Mais ce titre de supérieure générale comportant le droit de
visiter les autres monastères, l'évêque demandait qu'il ne fut
accordé, exceptionnellement, qu'à la fondatrice elle-même, et non
aux futures supérieures de la maison-mère. La supplique au pape
Léon XIII, plus courte, disait substantiellement la même chose.
La réponse du Saint-Père fut consolante autant qu'explicite. Il
convient de la reproduire ici intégralement. La voici.
" De l'audience de Sa Sainteté, le 10 avril 1892. — Sur relation
faite par moi, soussigné, secrétaire de la Sacrée Congrégation de
la Propagande de la foi, vu ce qui a été exposé et le témoignage
très honorable, donné à la révérende Mère Catherine-Aurélie-du-
Précieux-Sang, par le révérendissime Père et Seigneur Louis-
Zéphirin, évêque de Saint-Hyacinthe, notre Très Saint-Père
Léon XIII, par la divine Providence pape, a bienveillamment
accordé au dit Seigneur évêque toutes les facultés opportunes et
nécessaires pour décorer la dite révérende Mère Catherine-Aurélie-
du-Précieux-Sang avec tous les honneurs, droits et privilèges
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 325
attachés à la charge des supérieures générales des communautés
religieuses. — Donné à Rome . . . Ignace, arch. de Damiette,
secrétaire de la Congrégation de la Propagande."
Nous n'avons pas besoin d'insister sur l'importance de ce docu-
ment. C'était la reconnaissance, par la plus haute autorité qui soit
au monde, sur demande expresse de l'autorité dont elle dépendait,
des mérites de la fondatrice et aussi comme une invitation, à elle
faite par la sainte Église, de continuer ses bienfaisants labeurs.
Elle ignorait d'ailleurs la faveur exceptionnelle dont elle devenait
ainsi l'objet, et, naturellement, Mgr de Saint-Hyacinthe attendit
son retour d'Orégon pour la lui communiquer officiellement.
Elle rentrait, nous l'avons vu, à son monastère, après un an d'ab-
sence, le 2 novembre 1892. Le 23, Mgr Moreau proclama cette
heureuse nouvelle, devant toute la communauté, en annonçant
aussi les élections régulières pour le 9 décembre suivant.
Ces élections du 9 décembre 1892, faites sous la présidence de
Mgr Moreau, assisté par M. le grand-vicaire Gravel et M. l'aumô-
nier Laflamme, donnèrent le résultat suivant : Mère Catherine-
Aurélie, supérieure ; Sœur Marie-du-Saint-Esprit, assistante ;
Sœur Marie- Jeanne-de-Chantal, maîtresse des novices ; Sœur Ma-
rie-Sainte-Ursule, dépositaire; et les Sœurs Aimée-de-Marie, Loui-
se-de-la-Sainte-Croix et Marie-de-l'Assomption, conseillères.
Décorée du titre de supérieure générale par le Saint-Père,
réélue supérieure de la maison-mère par ses propres filles, plus
que jamais entourée et honorée de la confiance de ses supérieurs
et de ses enfants, et, pareillement, de la considération publique,
la zélée fondatrice continuait sa tâche. L'année 1893 s'ouvrait,
par conséquent, pour l'institut sous d'heureux auspices. Le 9
janvier eut lieu ce qu'on appela le ** festival " en l'honneur de la
très aimée Mère fondatrice. " Mgr de Saint-Hyacinthe, racontent
les Annales, voulut bien, ce matin, nous dire la sainte messe et
consacrer ainsi par sa présence notre joie filiale. La salle de
326 UÊBE CATHERINE-AUBÉLIE
communauté avait été artistement parée et ornée. Monseigneur se
fit donner une couronne et la posa sur la tête de notre Mère en
lui disant qu'elle devait la garder tout le jour. Plusieurs morceaux
de chants de circonstance, où il était question des origines de
l'institut et des diverses fondations qui en sont issues, furent
joyeusement exécutés par nos choristes. Pour cette occasion,
unique dans notre histoire, Mgr l'évêque avait levé la clôture en
faveur de la chère madame Benoît, la propre sœur de notre
bien-aimée Mère générale." On se rappelle que madame Benoît
avait déjà donné deux de ses filles à l'institut : la petite Marie»
Sœur Aurélie-de- Jésus, qui avait fait profession à Notre-Dame-
de-Grâce en 1874, et la petite Aurélie, qui venait de faire profession,
à Toronto, le 8 septembre 1892, sous le nom de Sœur Marie-
Immaculée. Une troisième, Gabrielle, devait entrer plus tard et
s'appeler Sœur Catherine-d'Alexandrie. Si quelqu'un méritait une
faveur à pareil jour, c'était bien. Monseigneur en avait jugé ainsi,
celle que la fondatrice appela toujours sa chère Victorine ! Le
11 juillet suivant, au soixantième anniversaire de la supérieure
générale et fondatrice, née le 11 juillet 1833, on eut comme une
réplique de l'heureux "festival" du 9 janvier. Mais nous ne saurions
insister sur toutes ces belles démonstrations de filial respect.
C'étaient d'heureux moments sans doute. Ils passaient vite,
selon l'ordinaire des choses humçaines, et le labeur et les sollicitudes
continuaient à prendre surtout la grande part de la vie de la
vénérée Mère.
Cette année 1893, où l'on fêta ainsi le soixantième anniversaire
de la supérieure générale du Précieux-Sang, fut marquée pour le
diocèse par l'important événement de la nomination d'un évêque-
coadjuteur de Mgr Moreau. Le 14 janvier, en effet, le pape
Léon XIII nommait le curé de Sorel, M. le chanoine Maxime
Decelles, évêque de Druzipara et coadjuteur de Saint-Hyacinthe
avec droit à la succession. De 1875 à 1880, il avait été curé de la
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 327
cathédrale, et nous avons eu l'occasion de voir déjà que l'institut
comptait dans la personne de ce prêtre distingué un ami dévoué.
Mgr Decelles fut sacré le 9 mars. Il devait devenir évêque de
Saint-Hj^acinthe, à la mort de Mgr Moreau, en 1901.
A la fin d'avril 1894, M. l'abbé Laflamme fut nommé curé à
Saint-Hilaire et il fut remplacé dans ses fonctions au Précieux-
Sang par M. l'abbé Dion, qui devait être aumônier jusqu'en 1904.
C'est en 1894 aussi que se fonda La Voix du Précieux-Sang.
L'annaliste note ainsi l'événement, à la date du 2 avril : " La
présence au milieu de nous, depuis quelques semaines, de made-
moiselle Félicité Angers, si avantageusement connue dans le
monde des lettres sous le pseudonyme de Laure Conan, a fait
surgir une pensée hardie, celle de travailler à l'extension du
culte du Précieux Sang par la publication d'une revue pieuse . . .
dont Laure Conan serait la directrice en chef. Notre Mère, qui
tenterait l'impossible pour la glorification du sang divin, a approuvé
l'idée. Monseigneur, après avoir examiné la question et imposé
certaines conditions, a accordé son consentement et béni l'œuvre...
C'est le jour de l'Annonciation — qui tombe cette année le 2 avril —
le grand et beau jour où le sang de Marie devint le sang de Jésus, que
nous avons choisi pour l'inauguration de cette œuvre à l'intérieur
du cloître, et ce sera le jour de la Sainte-Catherine de Sienne
(30 avril), première patronne de notre institut, que La Voix du
Précieux-Sang se manifestera au public." Cette revue mensuelle,
disons-le tout de suite, parut pendant quatre ans, d'avril 1894 à
mars 1898. Que de bonnes et pieuses pages elle a mises sous les
yeux de ses lecteurs ! Nous avons pu en compulser à loisir la
collection, réunie en deux jolis volumes d'environ 450 pages
chacun. C'est un vrai trésor de hautes pensées et de pieux souve-
nirs d'histoire. Nul doute que cette publication contribua puis-
samment à faire connaître encore davantage l'institut et la dévo-
828
MEEE CATHEHINE-AURELIE
tion qui en est la raison d'être. " Mais, lisons-nous dans la dernière
livraison parue, l'expérience a démontré que, à la longue, les
travaux que les Sœurs devaient s'imposer pour la rédaction et
l'administration étaient peu compatibles avec leur genre de vie
et d'activité." La Voix cessa donc de se faire entendre. Elle avait
cependant, croyons-nous, produit sa somme de bien. On l'enten-
dait, ou on la lisait, avec édification. Nous ne pouvons nous empê-
cher de dire, en écrivant ces lignes, que, pour notre part, nous
avons regretté sa disparition. A Rome et à Paris, elle nous appor-
tait, en ce temps-là, un souffle pieux, et si canadien, qui faisait
du bien à l'âme !
Plus chères encore, sans doute, au cœur de ses filles, étaient les
pages que l'aimante Mère leur adressait elle-même à diverses
époques. Aux grandes fêtes de l'institut, en décembre de chaque
année, pour ne pas parler ici des lettres particulières, si nom-
breuses, écrites à l'une ou l'autre, elle leur écrivait des lettres
collectives, qui rappellent, révérence gardée, les plus belles circu-
laires d'évêque. Nous avons sous les yeux celles de l'époque où
nous sommes arrivé, soit de décembre 1894, de décembre 1895
et de décembre 1896. Nous ne résistons pas au plaisir d'en citer
quelques extraits. Ils projetteront, nous semble-t-il, sur la suite
des événements que nous racontons, comme une lumière spéciale.
" La vierge épouse du Christ, écrit-elle en décembre 1894, doit
s'élever au plus haut degré de pureté, puisqu'elle a avec Jésus des
rapports si étroits, si intimes, puisqu'elle vit sous son toit sacré,
s'asseoit à sa table, mange sa chair et boit son sang. . . Ah ! la
ravissante existence ! Seule l'union des bienheureux avec Dieu
dans l'éternelle patrie peut surpasser celle-là. . . Mais pour être
pures comme des anges, il faut que vous soyiez détachées de tout,
humbles, mortifiées et crucifiées, que vous vous laviez jusqu'à
sept fois dans la piscine du Précieux Sang, que vous vous purifiiez
constamment dans les eaux amères de la pénitence . . . Cette tâche
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 329
est difficile à la nature, mais elle est facile quand on vit avec
Jésus, quand on contemple sa crèche, sa vie pauvre, sa passion
douloureuse, sa mort, son triomphe, son règne glorieux au ciel et
sa vie cachée dans l'Eucharistie . . . Oui, la tâche est facile, si l'on
recueille avec soin les grâces qui découlent par torrents de son
calice sacré et de son tabernacle saint. Comme des cerfs altérés,
buvons-les . . . Puis, remplies de l'énergie du sang divin, allons
à la conquête des âmes, que satan veut ravir à ce Jésus qui, de
l'autel comme de la croix, fait encore entendre son mystérieux
Sitio ..." — " Oh ! qu'il est beau, qu'il est délectable, le Verbe
enfant, écrit-elle à la Noël de 1895. Ne partagez-vous pas, mes
chères filles, ma sainte envie de lui préparer, cette année, une
crèche vraiment royale ? N'avez-vous pas en mains de l'or, de
l'encens et de la myrrhe ? Creusez au fond de votre âme ... Si vous
n'y trouvez pas tout d'abord de l'or, vous y trouverez certaine-
ment de l'encens bien parfumé ainsi que de la myrrhe la plus
exquise. Votre vie n'est-elle pas une louange perpétuelle, un encens
d'agréable odeur, à la gloire du sang que le Verbe enfant nous
apporte dans ses veines ? Votre corps, fatigué par un travail
laborieux, affligé, épuisé même, par les amertumes de la pénitence,
ne fournit-il pas une myrrhe choisie ? . . . Plus encore, pouvez-vous
désirer un or plus pur et plus brillant que celui de la charité qui
vous presse de donner votre vie goutte à goutte pour sauver des
âmes ?" — " Que pouvons-nous faire, demande-t-elle un an plus
tard (décembre 1896) — au moment où le décret d'approbation
finale des règles et constitutions, dont nous parlerons bientôt,
vient d'arriver de Rome — pour notre auguste mère l'Église ? "
Et elle répond : " Nous pouvons expier, nous pouvons prier ! "
Êcoutons-la encore : " Il est bien vrai que Jésus-Christ a promis
la permanence à son Église . . . Mais il lui a prédit aussi des
épreuves . . . Depuis quelques années, elle est couronnée d'épines
et revêtue du manteau dérisoire, son sceptre ne semble plus
330 MÈRE CATHERINE- ATJRÉLIE
qu'un roseau . . . Mes chères filles, comme l'auguste Marie, comme
les saintes femmes, nous devons compatir aux maux de l'Église,
pleurer avec elle, nous revêtir de ses douleurs, les imprimer dans
nos âmes comme aux jours de la passion l'image de Jésus sur
le voile de Véronique. A l'instar du Cyrénéen, nous devons aider
l'Église à porter la longue et pesante croix dont l'a chargée un
usurpateur sacrilège ... Et puis, il faut prier. Celles d'entre vous
qui ont connu notre béni fondateur savent quelle dévotion il
avait pour l'Église. . . Réfléchissez sur le dogme de la communion
des saints. Vous verrez que chaque bonne action accomplie en
état de grâce entre dans le trésor de l'Église pour l'enrichir, ainsi
que tous ses membres, de la vie du Christ. C'est comme un
courant électrique qui, sans quitter son centre, atteint en même
temps les points les plus reculés (de l'espace). Prions donc et
agissons, mes chères filles, pendant toute cette année 1897 ..."
En rappelant ces pieuses exhortations, écrites d'une plume si
sûre et si facile, on n'a vraiment qu'un regret, c'est de ne pouvoir
pas tout citer.
En 1895 eut lieu la fondation de Sherbrooke et, en 1896, celle
de Nicolet. Comme les six maisons-filles précédentes de Toronto»
de Notre-Dame-de-Grâce, d'Ottawa, des Trois-Rivières, de
Brooklyn et d'Orégon, celles-ci furent surtout l'œuvre de Mère
Catherine-Aurélie, manifestement aidée, pour chacune, par
d'admirables circonstances providentielles. Racontons-les, au
moins brièvement, toutes les deux.
A Sherbrooke, depuis l'automne de 1893, c'était Mgr Paul
LaRocque, un cousin par son père des évêques LaRocque de
Saint-Hyacinthe, qui occupait le siège épiscopal, établi en 1874,
et dont Mgr Antoine Racine avait été le premier titulaire. Né à
Marieville le 27 octobre 1846, ordonné prêtre, après ses études à
Sainte-Thérèse et à Saint-Hyacinthe, le 9 mai 1869, à Montréal,
par Mgr Charles, Mgr Paul LaRocque, après une dizaine d'années
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 331
de mission à Key West en Floride et un séjour d'étude à Rome,
avait été curé de Saint-Hyacinthe de 1884 à 1893. Au moment
de son élection au siège de Sherbrooke, il était aussi le confesseur
extraordinaire des Sœurs du Précieux-Sang. En prenant congé
d'elles, évêque-élu, en octobre 1893, il leur avait dit aimablement,
avec les mots de nos saints livres : " Je m'en vais vous préparer
une place ! " Le 30 novembre, il était sacré, dans sa cathédrale,
par Mgr l'archevêque Fabre. Il n'oublia pas les filles priviligiées
de son vénéré et regretté cousin Mgr Joseph. Les circonstances
lui vinrent bientôt en aide. Pendant qu'il se trouvait à Rome,
dans l'hiver de 1895, l'un des citoyens les plus en vue des Cantons
de l'Est, M. l'avocat et député Chicoyne, premier maire canadien-
français de Sherbrooke, écrivain et journaliste d'un beau talent,
qui a laissé le souvenir d'un homme public parfaitement droit
et intègre, vint un jour offrir à la fondatrice du Précieux-Sang
une riche propriété, qu'il possédait à Sherbrooke, pour y établir
un monastère. M. Chicoyne était un ancien élève de Saint-
Hyacinthe et il avait épousé une demoiselle Perrault, de cette vil-
le, la cousine issue de germain de la secrétaire de Mère Catherine-
Aurélie, Sœur Aimée-de-Marie(13). Son offre généreuse fit naître
de beaux espoirs. Quand Mgr de Sherbrooke fut de retour de
Rome, M. Chicoyne renouvela sa proposition par écrit (23 juin
1895). Le jour même, Mgr LaRocque communiquait la bonne
nouvelle à Mgr Moreau. Le 25, le chapitre de la communauté
acceptait. Le 28, Mgr de Saint-Hyacinthe faisait part de cette
décision à son collègue de Sherbrooke. Notons au passage que
cette propriété de M. Chicoyne, sise à proximité de l'évêché
et du séminaire, et qui est aujourd'hui englobée dans les vastes
(13) L'auteur de ce livre demande la permission de noter ici que ces MM.
Perrault, l'un le père de Sœur Aimée-de- Marie, et l'autre le père de madame
Chiroyne, étaient les frères de sa grand'mère, Aglaée Perreault, femme de Jean-
Olivier Leulerc, mère et père de sa propre mère, Caroline Leclerc, dame Elie
Auclair. — Note de l'auteur.
332 MÈRE CATHEKINE-ATIHÉLIE
constructions de la maison-mère des Petites-Sœurs de la Sainte-
Famille, était alors évaluée à dix mille piastres. Mais le don de
M. Chicoyne n'était pas fait sans conditions, et ce fut la source
plus tard de sérieuses difficultés.
Quoi qu'il en soit, le 3 juillet, les " missionnaires " pour Sher-
brooke étaient nommées. C'étaient : Mère Marie-Sainte-Ursule,
supérieure ; Sœur Aimée-de-Marie (cousine de madame Chicoyne),
assistante ; Sœur Marie-Saint-David, maîtresse des novices ;
et les Sœurs Marie-du-Crucifix, Marie-de-la-Miséricorde, Hélène-
de-la-Croix, Saint-Antoine-de-Padoue, Sainte-Justine et Sainte-
Rose-de-Viterbe. Le 9 juillet, la fondatrice partait pour Sher-
brooke, avec les Sœurs Aimée-de-Marie et Marie-des-Cinq-Plaies,
Les arrangements faits, elle revint à Saint-Hyacinthe le 19 juillet.
Le 14 septembre, trente-quatrième anniversaire de la fondation
du Précieux-Sang, fut choisi pour l'inauguration du monastère
qui naissait au cœur de la ville-reine des Cantons de l'Est. Quel-
ques jours auparavant, la fondatrice repartit pour Sherbrooke
afin de voir aux derniers préparatifs. Elle amenait avec elle Mère
Euphrasie-de-Saint-Joseph, l'une de ses trois compagnes de
fondation, revenue depuis peu de Toronto pour raison de santé,
"Ct les Sœurs Marie-des-Cinq-Plaies et Marie-Immaculée (sa
nièce la petite Aurélie). On avait décidé, avec l'approbation de
Mgr LaRocque, de reprendre le beau nom donné naguère à la
première maison d'Orégon, à Gervais, devenue le " Thabor " de
Montavilla, et le nouveau monastère fut placé sous le vocable
de " Nazareth ". Le 14 septembre, eut lieu, sous la présidence de
Mgr de Sherbrooke, l'inauguration de ce monastère de " Naza-
reth " dans la maison Chicoyne.
En recevant les Sœurs du Précieux-Sang qui lui arrivaient de
Saint-Hyacinthe, le 13 septembre au soir, Mgr Paul LaRocque,
au cours d'une impressionnante cérémonie à la cathédrale, leur
parla avec une particulière affection. Nos cloches et nos orgues,
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 333
comme nos figures, leur disait-il à peu près, sont toutes à la joie î
Nous vous accueillons avec bonheur ! C'est que, mes chères Sœurs,
en ce moment où nous vous voyons venir parmi nous, nos cœurs
sont remplis des plus douces espérances, parce que vous venez
nous aider à prier et à nous sanctifier. Reconnaissance en soit à
jamais rendue à votre fondateur, Mgr Joseph LaRocque, à votre
père, Mgr Moreau, à votre fondatrice, " qui a sacrifié sa vie au
développement de l'œuvre. . ." Le lendemain de l'inauguration,
au matin du 15, la messe fut dite à ** Nazareth " par le frère de la
supérieure. Mère Marie-Sainte-Ursule, M. l'abbé Jourdain, curé
de Manville, et, le soir, l'aumônier du monastère de Saint-Hyacin-
the, qui avait accompagné ses filles fondatrices de " Nazareth ",
M. l'abbé Dion, chantait le premier salut du saint Sacrement.
Mgr LaRocque désigna comme aumônier du nouveau monastère
M. l'abbé Lefebvre, directeur de son séminaire, devenu plus tard
supérieur, aujourd'hui Mgr Lefebvre, toujours supérieur et en
plus vicaire général du diocèse. Dans sa première allocution à ses
filles de "Nazareth", le nouvel aumônier, qui leur devait être si dé-
voué pendant tant d'années, montra qu'il comprenait admirable-
ment l'esprit de la communauté. " Je croirais vous faire injure,
leur dit-il, en vous souhaitant des biens matériels ... Je vous
souhaite plutôt d'être fidèles à Jésus, de désirer la croix et les
souffrances ..." Rien, on le devine aisément, ne pouvait davan-
tage donner satisfaction à l'âme ardente de Mère Catherine-Aurélie,
qui venait d'assister à la huitième fondation de l'œuvre de sa vie. Le
17 octobre, l'infatigable fondatrice retournait à Saint-Hyacinthe.
Les sacrifices ne devaient pas manquer à Sherbrooke comme
ailleurs. Les secrets desseins de Dieu voulurent que les premiers
vinssent du premier bienfaiteur lui-même. Nous n'avons pas à
insister ici, puisque ce n'est pas l'histoire de " Nazareth " que nous
racontons. Qu'il nous suffise de dire que, pour remplir les condi-
tions de la donation Chicoyne, telles que le donateur les entendit.
334 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
les Sœurs durent contracter des dettes trop lourdes pour leur
modeste budget. Deux ans plus tard, le 14 octobre 1897, elles
allaient prendre logis dans une maison appartenant au séminaire,
et, enfin, le 24 mai 1898, elles s'installaient, en un fort bel endroit
de la ville, dans l'ancienne maison du juge Hall. En souvenir de
tous ces déplacements, Mgr LaRocque mit la chapelle de " Naza-
reth " sous le vocable de Notre-Dame de Lorette, qui rappelle,
comme l'on sait, les voyages de la sainte maison de Nazareth.
La fondatrice était à peine de retour à la maison-mère qu'elle
devait eu repartir pour Brooklyn, avec Mère Euphrasie-de-Saint-
Joseph et Sœur Marie-des-Cinq-Plaies. Il y avait là encore des
affaires à régler. Elle revint le 22 novembre. Nous avons rappelé
déjà, en évoquant ses belles exhortations de chaque fin d'année,
dans quels nobles et pieux sentiments elle continuait à entretenir
ses filles du *' berceau " et d'ailleurs. Venons-en tout de suite à la
neuvième fondation, celle de Nicolet.
Mgr Elphège Gravel, premier évêque de Nicolet depuis l'été de
1885 (élu le 10 juillet, sacré à Rome le 2 août), avait été, lui aussi,
comme Mgr Paul LaRocque, mais avant lui, de 1880 à 1885, curé
de Saint-Hyacinthe. Né à Saint- Antoine-sur-Richelieu, le 12
octobre 1858, il avait fait également une partie de ses études à
Saint-Hyacinthe, connaissait et estimait de longue date l'institut
du Précieux-Sang. Il en désirait, depuis qu'il était évêque, c'est-à-
dire depuis 1885, une fondation dans sa ville épiscopale. A l'occa-
sion de la fondation d'Ottawa en 1887, il s'en était ouvert dans
une lettre à Mère Catherine- Aurélie. Mais jusqu'en 1896, d'autres
préoccupations sollicitèrent son zèle, la reconstruction de sa
cathédrale, par exemple, dont les assises menaçaient ruine. Cette
année-là, l'activité d'un prêtre de son séminaire, M. l'abbé
Manseau, qui avait plusieurs parentes dans l'institut, remit la
question à l'ordre du jour. Le 27 février 1896, l'évêque de Nicolet
demandait oflSciellement l'établissement d'un monastère dans sa
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 335
ville. La fondatrice pensa tout de suite à choisir la supérieure de
Toronto, Mère Saint-Stanislas, dont la famille était, croyons-nous,
nicolétaine, pour la mettre à la tête de la nouvelle fondation. Elle
partit donc pour Toronto avec l'ancienne supérieure de cette
maison, Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph, afin de voir à arranger
les choses. Mgr Walsh, qui avait succédé à Mgr Lynch en 1889, lui
accorda toute liberté, et ses filles torontoniennes de " Mount
Olivet " firent généreusement le sacrifice de leur Mère supérieure.
Le 6 mars, le chapitre de Saint-Hyacinthe acceptait, en consé-
quence, la fondation de Nicolet. Un moment elle parut cependant
compromise, par suite d'un malentendu, entre Mgr Gravel et
l'institut, au sujet des responsabilités financières. Mais le nuage
se dissipa. Le 11 avril, l'évêque de Nicolet acceptait par lettre les
conditions qu'on lui avait soumises.
Le 30 avril, les " missionnaires " pour Nicolet étaient nommées.
C'étaient : Mère Saint-Stanislas, supérieure ; Sœur Marie-des-
Cinq-Plaies, assistante ; Sœur Marie-de-la-Croix (de la maison
des Trois-Rivières), maîtresse des novices ; et les Sœurs Marie-de-
la-Rédemption, Marie-de-l'Eucharistie, Agnès-de-Jésus, Marie-
Angela et Marie-Louise. Le 11 mai, la fondatrice se rendait à
Nicolet avec Mère Saint-Stanislas et Sœur Marie-des-Cinq-Plaies.
Elle furent reçues chez les Sœurs Grises, dont la supérieure. Mère
Youville, avait déjà vécu au couvent des Sœurs Grises de Saint-
Hyacinthe. Le 18 mai. Mère Catherine-Aurélie revenait à la
maison-mère, en passant par Trois-Rivières, d'où elle emmena
Sœur Marie-de-la-Croix. Elle avait laissé à Nicolet Mère Saint-
Stanislas, qui devait y surveiller les travaux à effectuer pour
transformer l'ancienne maison des Sœurs Grises en monastère du
Précieux-Sang. Le 26 août, la fondatrice repartait pour Nicolet.
Cette fois, toutes les " missionnaires " de la fondation nouvelle
se rendaient avec elle dans la ville de Mgr Gravel. Le 27, elles
assistèrent à une messe solennelle à la cathédrale, que chanta
336 MÈBE CATHEBINE-AiméLIB
M. l'abbé Proulx, du séminaire (plus tard Mgr Proulx), nommé
aumônier du monastère, et au cours de laquelle Mgr l'évêque, du
haut de son trône, leur souhaita la bienvenue. Selon son habitude,
Mgr Moreau avait donné aux partantes une belle lettre d'obé-
dience. En les accueillant comme ses filles, Mgr Gravel, dans
cette cérémonie de la cathédrale, après avoir rappelé que Nicolet
devait sa prospérité à son beau collège classique (fondé en 1803)
et à l'établissement du diocèse (en 1885), assura que sa ville
" recevait un nouvel éclat par la fondation de cet institut voué à la
prière et à la pénitence ". Le 28 août, en la fête de saint Augustin,
Mgr l'évêque, qui avait béni la veille le nouveau monastère,
célébrait la messe pour son inauguration. Il avait été décidé que
la maison serait placée sous la protection spéciale de saint Joseph.
La petite chapelle, à la décoration de laquelle Sœur Véronique-de-
la-Passion, assistée de Sœur Marie-de-la-Croix, avait longuement
travaillé avec son pinceau d'artiste, fut trouvée fort jolie. M.
l'abbé Dion, aumônier de la maison-mère, suivant la tradition
maintenant établie, avait accompagné les " missionnaires "
jusqu'à Nicolet, et, le 28, il dit la messe, après Monseigneur, à
l'autel du nouveau sanctuaire. Mère Catherine-Aurélie, après bien
des soucis et des fatigues, voyait ainsi le neuvième calvaire de son
œuvre élevé à la gloire de Jésus. " Saint-Joseph " du Précieux-
Sang de Nicolet était fondé.
La fondatrice passa six semaines avec ses filles de Nicolet et
ne rentra à Saint-Hyacinthe que le 9 octobre. Sa présence, on le
comprend aisément, là comme dans les fondations précédentes,
fut des plus utiles et des plus précieuses aux Sœurs qui s'instal-
laient. Outre qu'elle voyait à tout pour les arrangements maté-
riels, elle continuait sa chère mission d'apôtre en adressant à ses
enfants les plus solides et les plus ardentes exhortations. Le bon
et si pieux aumônier que Mgr Gravel avait donné au nouveau
monastère, M. l'abbé Proulx, se prodiguait pour son avancement
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 337
temporel et spirituel. L'inauguration du noviciat avait été fixée
au 29 septembre et Mgr Moreau devait venir la présider. Mais
il en fut empêché, et c'est M. l'abbé Proulx qui le remplaça.
Cinq postulantes se présentaient, ce jour-là, pour l'oblation sainte.
** C'est votre bouquet de fête ", dit aimablement la fondatrice à
M. l'aumônier, dont c'était en effet l'anniversaire. Le digne prêtre
fit une touchante allocution. *' Que votre vocation est belle,
disait-il, de consacrer vos vies au culte de ce sang qui nous a
valu à tous la rédemption ! La sainte Eucharistie, voilà votre vie, à
vous, religieuses du Précieux-Sang . . . Oh ! il n'y a que l'amour
qui pouvait inventer ce remède à toutes les douleurs . . . Venez
vous reposer tour à tour auprès du Dieu du calvaire et de l'eucha-
ristie . . . Petites vierges, qui quittez vos pères et vos mères, vos
frères et vos sœurs, consolez-vous ! Vous retrouvez sous ce toit des
mères au cœur d'or, des sœurs qui vous aimeront ... et aussi un
père aimant qui n'a rien tant à cœur que de vous conduire là où
il n'y aura plus de séparation ..." Tout le monde à Nicolet
d'ailleurs, celui des fidèles comme celui du clergé et des commu-
nautés, voulut se montrer accueillant aux vierges adoratrices-
cxpiatrices. Le cahier de fondation de ce monastère raconte à ce
sujet les traits les plus touchants. Tant qu'elle fut là, Mère
Catherine-Aurélie, en particulier, fut l'objet, comme partout,
des attentions et de la vénération de tous. Nous avons dit qu'elle
rentra à Saint-Hyacinthe, après que tout fut bien établi dans la
régularité au monastère et au noviciat de " Saint-Joseph ", le 9
octobre. Parmi les dernières paroles qu'elle adressa à ses filles, en
s'éloignant d'elles, et que nous lisons aux archives nicolétaines,
nous trouvons celles-ci : " Mes chères enfants, — En quittant
l'asile béni du berceau de votre vie religieuse, vous n'aviez pas
d'autre but que de continuer ici à vous immoler ! Donc, à l'œuvre !
C'est là le secret de votre bonheur ! "
En cette fin de l'année 1896, un autre bonheur, bien grand
celui-là aussi, attendait Mère Catherine-Aurélie et son institut.
338 MÊBE CATHEKINE-AURÉLIE
Depuis l'obtention du décret laudatif de l'institut et de ses consti-
tutions le 24 novembre 1889, Mgr Moreau et d'autres puissants
amis du Précieux-Sang, parmi lesquels il convient de mentionner
Mgr Duhamel, Mgr Gravel et Mgr Decelles (qui fit le voyage de
Rome dans l'hiver de 1895-1896), n'étaient pas demeurés inactifs.
Le décret de 1889 était pour cinq ans. On avait lieu d'espérer
maintenant l'approbation définitive et on renouvela auprès des
autorités romaines de respectueuses sollicitations. La réjîonse,
tant désirée, arriva à Saint-Hyacinthe le 3 novembre 1896. Ce
jour-là, précisément, le coadjuteur de Mgr Moreau, Mgr Decelles,
commençait la visite pastorale au monastère. Parlant aux Sœurs,
il leur dit : " Pendant cette visite, comme il est de mon devoir de
le faire, je vous interrogerai sur votre fidélité à observer et à
aimer vos règles et constitutions, auxquelles vous devez être
d'autant plus attachées qu'elles portent maintenant le sceau de
saint Pierre ..." Surprise des religieuses, qui se manifesta par
autant de regards interrogateurs ! " Mais, oui, continua souriant
Mgr de Druzipara, ce matin nous arrivait à l'évêché le décret
approbatif." Quelle joie ce fut pour toutes les filles et surtout
pour la généreuse et si dévouée Mère ! Le décret romain, daté
du 20 octobre, fut, dès le lendemain, officiellement communiqué
à la communauté, qui en écouta la lecture, toutes se tenant
debout, comme pour celle du saint Évangile, avec une émotion
qu'on devine. Il se lisait ainsi :
" Les religieuses adoratrices du Très Précieux-Sang de Notre-
Seigneur Jésus-Christ sous la protection de Marie Immaculée —
dont la maison principale se trouve à Saint-Hyacinthe en Canada
— ont obtenu, en 1889, que, pour une période de cinq ans et par
mode d'essai, le Saint-Siège revêtit leurs constitutions d'une
première approbation. Ces cinq années heureusement écoulées,
elles sollicitèrent avec les plus vives instances, de la Sacrée
Congrégation de la Propagande, l'approbation définitive de ces
DE LA RÉÉLECTION DE 1887 A l' APPROBATION 339
mêmes constitutions. — La commission spéciale instituée par
cette Congrégation, sous la présidence de l'Éminentissime et
Révérendissime Père et Seigneur cardinal Camille Mazella, pour
l'approbation des constitutions des nouveaux instituts a donc
soumis à un nouvel et mûr examen les constitutions susdites, et —
vu particulièrement les lettres de recommandation des Ordinaires
des diocèses où les dites religieuses sont établies — les a jugées
dignes d'être définitivement approuvées, en y insérant quelques
changements signalés dans la copie ci-jointe. — Puis, en audience
du 20 octobre 1896, l'archevêque soussigné de Larisse, secrétaire
de cette Sacrée Congrégation, a soumis le jugement de la dite
commission à Notre Très Saint Père Léon XIII, pape par la
divine Providence, et, Sa Sainteté, ratifiant de tous les points ce
jugement, a daigné approuver d'une manière définitive les consti-
tutions susdites et a commandé d'en publier le présent décret. —
Donné à Rome, du palais de la Sacrée Congrégation de la Propa-
gande de la foi, le 20e jour d'octobre 1896 (L. f S.) — (signé) M.
card. Ledochowski, préfet, (contresigné) A. arch. de Larisse»
secret."
En communiquant ce béni décret à la fondatrice, Mgr de Saint-
Hyacinthe lui écrivit cette belle lettre, qui en constitue le plus
juste comme le plus autorisé des commentaires : " Ma chère fille, —
En procurant à votre cher institut l'inestimable bienfait de
l'approbation apostolique de ses constitutions, je n'ai fait que
remplir un devoir imposé à tout évêque qui veut sincèrement le
bien des âmes et la solidité de ses institutions diocésaines. Avec
la Mère fondatrice et ses bien-aimées filles des neuf sanctuaires
élevés à l'honneur du Sang divin, je me réjouis de tout cœur du
sceau sacré qui vient d'être conféré à votre communauté, et je
suis tout reconnaissant au ciel du succès qu'il a bien voulu donner
aux mesures prises en vue d'amener ce providentiel événement.
Vos vénérés fondateurs, qui vous aiment au ciel bien plus qu'ils
340 UÈBE CATHEBINE-AITBâLia
ne vous ont aimées sur la terre, ont, il n'y a pas à en douter, mis
la main à l'œuvre et obtenu de la divine bonté que la fondation
de leur cœur fut assise sur des bases inébranlables. Qu'ils soient
bénis et remerciés à jamais d'avoir appuyé leur belle et sainte
œuvre sur le roc immuable de Pierre ! . . . Vous êtes maintenant
les filles du Saint-Siège ! Reposez-vous avec calme et confiance
dans les bras de notre divine mère la sainte Église. Appliquez-
vous à devenir un de ses joyaux les plus brillants et les plus
purs ..."
Nous ne saurions mieux terminer ce chapitre que par ces belles
paroles. Ajoutons seulement d'un mot que, de partout, les lettres
de félicitations affluèrent, et que, dans les neuf sanctuaires du
Précieux-Sang, où il y avait maintenant pas loin de 280 religieuses,
on chanta le plus sincère et le plus vibrant des Te Deum.
CHAPITRE XII
De l'approbation définitive à la mort de la fondatrice (1896-1905)
SouMAiRE. — Lettres de félicitations. — Noces d'or de Mgr Moreau. — Mort de Mgr
Fabre. — Mgr Bruchési lui succède. — Élections du 9 décembre 1897. — Mère
Véronique-de-la-Passion succède à la fondatrice qui ne peut plus être réélue. —
Mère Catherine-Aurélit s'occupe des fondations. — Fondation, à Manches-
ter, du monastère du " Cénacle ". — La supérieure générale se rend à Man-
chester.— Elle s'arrête à Ottawa au retour. — Voyage à Brooklyn. — Vœux
pour le siècle nouveau. — Voyage aux Trois-Rivières et à Nicolet. — Projet
de fondation à Rome. — Construction d'un calvaire. — Vœux de Noël 1900. —
Voyage à Toronto. — Mort de Mgr Moreau. — Mgr Decelles. — Mgr Fal-
conio. — La fondatrice termine la rédaction du " coutumier ". — Elle rentre
à Saint-Hyacinthe pour le 14 septembre (1901). — Belle fête, jolis vers. —
Le 30 avril 1902. — Fondation, à la Havane, du monastère de " Santa-Cruz".
— Élections du 9 décembre 1902. — Une hésitation de Mgr Decelles amène
l'intervention de Rome. — Mère Catherine-Aurélie est élue supérieure de
Saint-Hyacinthe. — Mort de Léon XIII et avènement de Pie X. — Le 42e
de l'institut. — Souhaits du premier de l'an 1904. — Télégramme de la
Havane, état de l'institut. — Anniversaire (17e) de la mort de Mgr Raymond.
— M. l'abbé Roy remplace M. Dion comme aumônier. — Le 14 septembre
1904. — Au soir de la dernière année.
^'institut du Précieux-Sang était donc maintenant
définitivement approuvé par le Saint-Siège. Pour un
an encore, de novembre 1896 à décembre 1897, Mère
Catherine-Aurélie resterait supérieure locale de Saint-
Hyacinthe, et ce serait une année grosse d'événements.
A la lettre de Mgr Moreau, que nous avons lue au chapitre
précédent, s'en joindrait plus d'une autre, bénissant Dieu
également de la faveur obtenue, et ce serait là une bien douce
consolation pour le cœur de la fondatrice. Les noces d'or sacerdo-
tales du pieux évêque de Saint-Hyacinthe auraient leur écho au
monastère. Le deuil de la mort de Mgr Fabre ne laisserait pas
342
MERE CATHEKINE-AURELIE
insensible le personnel du Précieux-Sang. Un projet de fondation
en Californie ajouterait aux préoccupations déjà existantes. Puis,
on saluerait, avec une émotion joyeuse, l'avènement de Mgr
Bruchési au siège de Montréal. Enfin, viendraient les élections de
décembre 1897, auxquelles, d'après les règlements canoniques,
Mère Catherine- Aurélie, étant donnés ses deux termes consécutifs
de supériorité, ne pourrait plus être réélue supérieure locale, devrait
passer la gouverne du monastère-berceau à Mère Véronique-de-
la-Passion, mais ne cesserait pas, exceptionnellement, ainsi que
nous avons vu, d'être supérieure générale.
Mgr Duhamel, dès le 6 novembre, adressa d'Ottawa le télé-
gramme expressif que voici : " Avec vous toutes, je remercie le
Précieux Sang et vous félicite de votre approbation définitive."
De Sherbrooke, le même jour, Mgr Paul LaRocque écrivait une
longue et belle lettre. " Ce décret, disait-il, est la sanction de
l'œuvre de vos vénérés fondateurs . . . Quel sujet de légitime
satisfaction pour vous en particulier. Révérende Mère fonda-
trice. . . Quel sujet aussi de douces consolations et de saintes
espérances pour les âmes privilégiées qui viennent chercher dans
la retraite de votre institut la perfection dont elles ont soif . . .
Plus la faveur est grande, plus impérieux devient le besoin de
manifester sa gratitude et plus nombreuses sont les voix invitées
à prêter leurs accents pour la redire et la chanter. Votre télégramme
est dans cette note : " Décret d'approbation arrivé ! Aidez-nous
à remercier le Précieux Sang ! " Eh ! bien, oui, je me ferai un
devoir et un bonheur de joindre ma voix aux vôtres..." De
Rome, où il se trouvait en ce moment, Mgr Gravel, de Nicolet,
écrivait : " Quand j'ai annoncé au Vicaire de Jésus-Christ l'érec-
tion d'un monastère de votre institut dans ma ville épiscopale,
il n'a pu contenir sa joie et a demandé sa part, une large part,
dans vos prières de chaque jour. Je lui ai dit que vous ne l'oublieriez
jamais, maintenant surtout qu'il a daigné approuver votre institut.
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONDATRICE 343
Vous pouvez donc vous sentir heureuses et chanter votre bonheur
d'avoir été choisies entre tant d'autres pour une vocation si
excellente, et vous devez travailler avec une attention soutenue
à mériter de plus en plus les faveurs que le Seigneur tient en
réserve pour ses hosties vivantes. . ." De son côté, M. le grand-
vicaire Gravel écrivait de Belœil, où il était curé depuis 1893,
ces bonnes paroles : " J'entonne mon plus beau Te Deum, en
insistant sur le quos pretioso sanguine redemisti ... Je suis bien
sûr que Mgr LaRocque et Mgr Raymond, de si illustre et sainte
mémoire, redisent avec nous cette hymne de la joie et de la
reconnaissance, qu'ils ont dû chanter les premiers au ciel le 20
octobre ..." Enfin, et nous bornons là ces citations que nous
pourrions aisément multiplier, M. le chanoine Ouellette, supérieur
du séminaire de Saint-Hyacinthe et successeur de Mgr Raymond,
disait dans sa lettre de félicitations : " Vos bienheureux et saints
fondateurs doivent bien se réjouir au ciel et remercier le bon
Dieu d'avoir inspiré à son Vicaire sur la terre de donner à vos
règles et constitutions l'approbation définitive. Beaucoup d'autres,
ici-bas, sans être fondateurs, se réjouissent sincèrement de votre
joie et se permettent de vous féliciter ..."
Les noces d'or de Mgr Moreau furent, tout de suite après, une
autre occasion de pieuses et saintes réjouissances pour l'institut
et pour sa fondatrice. La fermeté même avec laquelle le pieux
évêque était naguère intervenu dans le gouvernement de la
communauté en 1882 n'avait eu qu'un sens aux yeux de l'humble
fondatrice, celui de montrer sa profonde sollicitude pour le bien
de l'œuvre. Et que de fois depuis, nous l'avons vu, Mgr Moreau
avait prouvé qu'il tenait en haute estime la fondatrice et son
institut. Le 19 décembre, jour même du cinquantenaire,^ on
avait fait de jolies fêtes à Monseigneur à l'Hôtel-Dieu. Les
grandes célébrations du diocèse avaient dû être renvoyées, pour
l'accommodation du clergé, au 21 janvier, où elles coïncideraient
I
344 MÈRE CATHEBINB-AUBÉLIB
à peu près avec le vingt-et-unième de sa consécration épiscopale.
Mais, dans la semaine de Noël, le 27 décembre 1896, on eut " la
fête des noces d'or " au Précieux-Sang. Laure Conan l'a racontée
dans la Voix. Ce nous est une joie de la citer : " En face du trône
de Monseigneur, à l'extrémité de la salle, des flocons de tulle de
différentes nuances figuraient des nuages, au milieu desquels
apparaissait une copie charmante de la Vierge de Murillo
grandeur naturelle. La sainte Vierge tenait dans ses mains un
riche diadème inachevé et semblait présider à la fête avec les
fondateurs de l'institut dont les portraits se voyaient sur les
murs . . Dans la maison de la prière, il n'y eut pas d'adresse, mais
on récita Vofice des noces d'or ! C'était la grande originalité de la
séance. De cet office, voici quelques versets : " L'institut du
Précieux-Sang n'existait pas encore — Et aux ouvriers et à l'ou-
vrière de cette œuvre, il disait — Dieu le veut, la Providence
viendra à votre secours — Elle vous nourrira comme les oiseaux
du ciel et vous vêtira comme le lis des champs — La prédiction
du digne prêtre s'est réalisée : nous ne semons point et nous som-
mes rassasiées — Nous ne filons point et nous sommes vêtues de
blanc — Que Jésus, le souverain prêtre, nous garde notre Seigneur
et Père ! — Aujourd'hui, demain et vingt-cinq ans encore ! —
Que l'or se change en diamant ! — . . . " Dans un chœur symboli-
que, les neuf maisons de l'institut offrent ensuite leurs homma-
ges ... A neuf reprises, deux Sœurs se détachent du groupe et
viennent déposer aux pieds de Monseigneur un cadeau de circons-
tance. Puis, toutes les portes se ferment. Dans un lointain mysté-
rieux, on entend des chants suaves. Ces chants se rapprochent . . .
Ce sont les Sœurs du ciel qui se joignent à celles de la terre . . .
Une pluie de fleurs se répand. C'est leur présent ! . . . On les
dépose aux pieds de Monseigneur. Sa Grandeur remercie en
quelques paroles émues ..."
Les beaux jours, sur notre pauvre terre, ont toujours leurs
lendemains. Le 30 décembre 1896, Mgr l'archevêque Fabre
DE l'aPPKOBATION A LA MORT DE LA FONDATRICE 345
mourait à Montréal à la suite d'une maladie de plusieurs mois.
On s'associa au Précieux-Sang au deuil du diocèse métropolitain
et la Voix y sous la plume de Laure Conan encore, rendit un délicat
hommage au prélat défunt, en appuyant sur la beauté singulière
de sa vocation sacerdotale. Fils d'une famille riche et considérée,
il avait dû, se soumettant à l'autorité paternelle, fréquenter
le grand monde avant de suivre l'attrait qui le portait vers les
autels du Seigneur, mais cette épreuve, souvent redoutable,
n'avait fait qu'affermir sa résolution de devenir prêtre. Promu au
sacerdoce, puis à l'épiscopat, il s'était fait remarquer toujours
par son esprit ecclésiastique, son tact et sa modération. Au
Précieux-Sang, on avait éprouvé sans doute qu'il tenait à une
exacte discipline et on savait qu'il ne partageait pas toutes les
TUes des vénérés fondateurs. Mais, devant sa tombe, onsesouvenait
surtout de sa bonté, de sa dignité et de ses autres belles qualités
du cœur.
Au mois de juin suivant, on salua, avec une joie très vive, l'élec-
tion, puis la consécration (8 août 1897), de son successeur, Mgr
Paul Bruchési. La Voix reproduisit la belle lettre que Mgr Moreau
avait adressée à son jeune métropolitain, dans laquelle il disait :
** Je vous affirme de tout mon cœur et en toute sincérité que vous
êtes l'homme de la situation, l'élu de Dieu. Vous êtes dans la
force de l'âge, vous possédez la science. . Vous êtes doué du don
de la parole et de celui de bien écrire, vous avez l'expérience de
l'administration . . . Vous êtes rempli de l'esprit ecclésiastique
et du zèle des âmes, et, ce qui est par-dessus tout important, vous
êtes en union intime d'idées et de sentiments avec l'épiscopat du
pays pour tout ce qui concerne les^questions religieuses ..." A ce
moment, Mgr Merry Del Val, délégué extraordinaire du pape
Léon XIII, était en mission au Canada. Son Excellence fît une
visite au monastère de Saint-Hyacinthe, et, précisément, le nouvel
archevêque de Montréal s'y^trouva en sa compagnie. Comme
346 MÈBE CATHERINE-AURÉLIE
Mgr Bruchési remarquait que, la nouvelle officielle de son élection
lui étant parvenue le jour de la fête du Sacré-Cœur, il se devait
d'être l'évêque du Sacré Cœur, la fondatrice lui suggéra aima-
blement " et du Précieux Sang aussi, n'est-ce pas, Monseigneur ?"
" Très certainement, répartit le nouveau prélat, car le Sacré Cœur
et le Précieux Sang ne sauraient être séparés, l'un ne vit pas
sans l'autre ! "
En cette année 1897, dès le mois de janvier, puis et surtout en
juin et juillet, il fut question d'une fondation en Californie, dans
le diocèse de Sacramento, à la demande du Père Hennebury,
religieux des Pères du Précieux-Sang. Le dévoué procureur de
la communauté, M. le chanoine Beaudry, qui avait succédé,
pour cette fonction, à M. le grand-vicaire Gravel, fit le voyage
en ce pays. Mais le projet n'aboutit pas.
La grande affaire au cours de 1897 ce fut, en décembre,
la tenue des élections générales, où, d'après les nouvelles règles
canoniques. Mère Catherine- Aurélie ayant terminé son deuxième
terme de supériorité, on devait nécessairement lui choisir une
remplaçante. Nous lisons dans les Annales^ à la date du 8 décem-
bre : " Notre grande fête de l'Immaculée-Conception a été tout à
la fois joyeuse et triste. C'est la fête de Marie, notre première
Mère supérieure . . . Mais celle qui nous représente sa maternelle
autorité sera remplacée demain. Ce changement est dans les
desseins de Dieu, puisqu'il est voulu par nos constitutions. Il n'en
est pas moins douloureux à nos cœurs . . . Heureusement que no-
tre fondatrice nous reste comme supérieure générale ! . . . "
Ces élections du 9 décembre 1897 donnèrent le résultat suivant :
Mère Véronique-de-la-Passion, supérieure ; Sœur Saint-Louis-de-
Gonzague, assistante ; Sœur Marie-Jeanne-de-Chantal, maîtresse
des novices ; Sœur Marie-de-la-Providence, dépositaire ; et les
Sœurs Marie-Anne-de-Jésus, conseillère, Marie-de-Gethsémanij
conseillère et secrétaire, et Thérèse-de-Jésus conseillère. En novem-
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONDATKICE 347
bre 1898, Sœur Thérèse-de-Jésus fut remplacée par Sœur Marie-
du-Saint-Esprit, puis. Sœur Saint-Louis-de-Gonzague ayant dû
démissionner pour cause de maladie, la même Sœur Marie-du-
Saint-Esprit fut choisie comme assistante et Sœur Marie-de-
l'Assomption devint conseillère.
La nouvelle supérieure, Mère Véronique-de-la-Passion (Virginie
Dion), née d'une famille très chrétienne et pieusement élevée
par une mère attentive, était entrée jeune au noviciat de Saint-
Hyacinthe. A plusieurs reprises, nous avons vu qu'elle avait
accompagné la fondatrice dans ses nombreuses courses pour les
installations des nouveaux monastères. Son beau talent d'artiste
en peinture lui permettait de rendre partout de précieux services*
Dans la chapelle de la maison-mère, on a de son pinceau plusieurs
tableaux de mérite. Durant sou administration, de 1897 à 1902,
tout en remplissant avec une scrupuleuse exactitude ses devoirs
de supérieure, elle s'occupa de décorer le chœur des religieuses.
Plus tard, elle devait être encore conseillère à Saint-Hyacinthe,
puis assistante, et enfin fondatrice, en 1906, du monastère de Lévis.
Plus que jamais, ce fut la tâche de la fondatrice, qui n'avait
plus la charge de l'administration de la maison-mère, de voir aux
fondations du dehors et de visiter, pour les aider de ses conseils,
les diverses maisons-filles. La première dont elle eut à s'occuper,
fut celle de Manchester, qui s'ouvrit le 8 décembre 1898. C'est la
maison de Brooklyn qui fit cette fondation, mais la supérieure
générale fut bientôt demandée d'aller prêter le concours de son
expérience à l'installation nouvelle. Toutes les négociations pre-
mières furent cependant conduites, en cette affaire, par Mère
Marie-Sainte-Gertrude, la supérieure du " Bethléem " de Brook-
lyn, avec surtout Mgr Bradley, l'évêque de Manchester. Ce nou-
veau monastère, le troisième aux États-Unis — duquel naîtrait
bientôt celui de la Havane — fut placé sous le joli vocable du
* Cénacle ". Il convient d'enregistrer ici, comme nous l'avons fait
348 MÈBE CATHEBINE-AUBéLiIE
pour les fondations précédentes, un bref historique de cette fonda-
tion du " Cénacle ", à laquelle la vénérée fondatrice du Précieux-
Sang fut invitée à aller présider en décembre 1898.
L'évêque-fondateur, c'était, cette fois, Mgr Bradley, évêque
de Manchester depuis la création du diocèse en 1884. Né en Irlande
le 23 février 1846, Mgr Bradley était venu très jeune avec sa
famille — sa mère veuve et quatre enfants — en Amérique, et il
avait été élevé à Manchester même. Après ses études à Holy
Cross de Worcester et au séminaire de Troy, il avait été ordonné
prêtre, le 3 juin 1871, par l'évêque de Rochester, Mgr McQuaid.
D'abord chancelier des évêques Bacon et Healy de Portland, il
était devenu, en 1880, curé de l'église Saint-Joseph à Manchester.
A l'érection du diocèse en 1884, il avait été consacré, le 11 juin,
premier évêque de Manchester. C'était un prélat instruit et pieux,
dont l'âme ardente rappelait beaucoup celle de Mgr Lynch, qui
avait fait, à Toronto, la deuxième fondation du Précieux-Sang
en 1869. 11 se montra tout de suite très affectionné à l'œuvre de
Mgr LaRocque et de Mère Catherine- Aurélie. Et il en fut de même
du Père Delaney, qu'il désigna comme aumônier du " Cénacle ",
et qui devint dans la suite son successeur sur le siège épiscopal.
Les desseins de Dieu sont toujours impénétrables et ses voies
souvent bien mystérieuses. Sans reprendre un à un tous les détails
des pourparlers qui amenèrent la fondation de Manchester ;
comment une dame Boivin, autrefois de Saint-Hyacinthe, intéressa
à l'œuvre une religieuse des Sœurs de la Merci de Manchester,
Mère Gonzagua ; comment les Pères Murphy et Lessard, de la
même ville, en entretinrent l'évêque du diocèse, Mgr Bradley ;
comment, en 1894, les premières lettres s'échangèrent à ce sujet ;
comment surtout, en 1898, deux personnes protestantes, dont une
dame Coït, furent providentiellement conduites, après plusieurs
visites au " Bethléem " de Brooklyn, à vouloir un établissement
semblable à Manchester, qu'il nous suffise de retenir que Mgr
DE l'approbation A LA MOBT DE LA FONDATRICE 349
de Manchester, en ayant conféré avec Mgr de Brooklyn (Mgr
McDonnell qui avait succédé à Mgr Laughlin), décida, au mois
d'août 1898, d'accepter les Sœurs du Précieux-Sang dans son
diocèse. Notons encore en peu de mots que, de ces deux personnes
protestantes dont nous avons fait mention, l'une, devenue catho-
lique et entrée au Précieux-Sang, fut dépositaire à la mission de
Manchester, tandis que l'autre, madame Coït, devenue également
catholique, mais empêchée de se faire religieuse, voulut être la
bienfaitrice du monastère nouveau. C'est sur l'offre qu'elle fit
d'une donation de six mille piastres qu'on décida l'établissement
projeté. A la vérité, elle ne put tenir plus tard ce qu'elle avait
promis, mais la Providence y pourvut autrement.
A la fin d'août 1898, la supérieure de Brooklyn, Mère Marie-
Sainte-Gertrude, écrivait à Mère Catherine-Aurélie, la supérieure
générale, pour la mettre au courant des derniers événements.
** Ce matin, lui mandait-elle, Mgr McDonnell est venu nous dire
qu'il accepte que nous fassions la fondation (de Manchester) et
que nous pourrons nous tenir prêtes à partir pour aller ouvrir le
nouveau petit " cénacle " le 8 décembre. Les Sœurs sont toutes
en feu ! C'est à qui s'offrirait pour la mission nouvelle . . . Deux
d'entre nous devront partir avant les autres pour voir aux derniers
arrangements à Manchester . . . Quelle part allez-vous prendre,
chère Mère, à ce bonheur ? Nous avons hâte d'avoir votre pensée
sur tout ceci. . ." Ce que pensait la fondatrice, la supérieure de
Brooklyn le savait d'avance, et sa demande était surtout une
formule d'invitation. Une fondation nouvelle, quand elle était
agréée par les évêques et se pouvait faire avec prudence, c'était
toujours pour Mère Catherine-Aurélie une occasion de grande
joie, puisque c'était un moyen de répandre davantage sa chère
dévotion en ajoutant un foyer de son culte à ceux qui existaient
déjà.
Le 28 août 1898, on fit à Brooklyn l'élection des " mission-
naires " du " Cénacle " de Manchester. Le personnel fut ainsi
350
MERE CATHERINE- AURËLIE
constitué : Mère Marie-Sainte-Gertrude, supérieure ; Sœur Marie-
Réparatrice, assistante ; Sœur Thérèse-de-Jésus, maîtresse des
novices ; les Sœurs Saint-Paul-de-la-Croix, Imelda-de-l'Eucha-
ristie, Marie-de-Gethsémani, Marie-de-Jésus, Aloysius et Adèle.
Pendant qu'elles se préparaient à leur future mission, les arran-
gements s'effectuèrent pour les recevoir à Manchester. Le 9
octobre. Mère Sainte-Gertrude se rendait dans cette ville avec les
Sœurs Catherine-de-Ricci et Saint-Bernard. Elles furent reçues
chez les Sœurs de la Merci, qui se montrèrent très sympathiques,
en particulier leur supérieure, la Mère Béatrice. Le 27 novembre,
le groupe des fondatrices du " Cénacle " quittait Brooklyn, et,
le lendemain 28, elles prenaient possession du nouveau monastère.
Tel que prévu, l'installation officielle se fit le 8 décembre. Elle fut
comme auréolée par la mort, la veille, si peu de temps après
l'arrivée, de Sœur Marie-de-Jésus, la " chère petite victime ",
comme on l'appela, dont le sacrifice fut une bénédiction pour le
nouveau monastère. " Ce matin du 8 décembre, racontent les
Annales locales, à la première messe dite pour le public, l'autel
avait été paré de ce qu'on avait de plus beau. Après cette messe, le
corps de la petite défunte fut apporté dans la chapelle et le service
eut lieu." Il y a là un contraste touchant. Les deuils dans les
communautés attristent comme ailleurs. Il semble que, moins que
partout ailleurs, ils n'arrêtent la vie. La vie du nouveau mo-
nastère s'affirma tout de suite, en effet, très prospère. Mgr Brad-
ley et le Père Delaney, d'autres prêtres encore et nombre de
citoyens, irlandais ou canadiens, furent des plus dévoués et des
plus généreux pour l'œuvre naissante.
Le 18 décembre. Mère Catherine-Aurélie arrivait à Manchester,
avec Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph (redevenue supérieure de
Toronto) et Sœur du Saint-Rédempteur, de la maison d'Ottawa.
Elle y passa dix jours pour aider et diriger ses chères filles dans
leur installation. La clôture régulière fut établie l'avant-veille de
DU h APPROBATION A LA MORT DB LA FONDATBICE
351
Noël, 23 décembre. La fondatrice revint à Ottawa le 29 décembre.
Une lettre, datée d'Ottawa, le 30, adressée à la supérieure locale
de Saint-Hyacinthe, nous donne les détails les plus intéressants
sur ce voyage à l'installation du " Cénacle " de Manchester. La
voici, presque en entier : " Les voyageuses de Manchester nous
sont arrivées à " Béthanie " hier matin. Notre vénérée Mère est
très contente de sa visite à la nouvelle fondation, où elle a trouvé
tant de sujets de consolation . . . Durant son court séjour au
" Cénacle ", elle a vu, je crois, des milliers de personnes . . . Une
foule toujours croissante envahissait le petit monastère pour la
voir et lui raconter des misères et des épreuves de toutes sortes.
Chacun partait consolé et encouragé ... Il est étonnant qu'elle
ait pu résister à d'aussi grandes fatigues . . . L'accueil de la bonne
Mère Marie-Sainte- Gertrude et de ses aimantes enfants n'aurait
pas pu être plus filial et plus cordial . . . Mgr Bradley est venu la
saluer au premier moment libre. Monseigneur se montre très bon
pour les Sœurs, et le Père Delaney, leur chapelain, aussi. Le
monastère est situé vis-à-vis l'évêché, ce qui est très commode
pour la desserte . . . C'est une assez bonne maison en bois. Elle n'est
pas bien grande pour une communauté, ni en tout adaptée aux
divers besoins. Nos Sœurs font le mieux qu'elles peuvent dans les
circonstances."
La fondatrice ne rentra à Saint-Hyacinthe qu'à la fin d'avril
1899, sa présence étant jugée indispensable au monastère d'Ottawa,
On était là en frais de poursuivre d'importants travaux à la
chapelle et on réclamait ses précieux conseils. Il fut aussi question,
vers ce temps, d'un nouveau voyage en Orégon. Toutes ces courses
et toutes ces préoccupations lui occasionnaient bien des fatigues
et sa santé laissait à désirer. Les lettres de l'époque en témoignent.
Enfin les Sœurs du " berceau ", ainsi qu'on disait de la maison-
mère, eurent la joie de la posséder le 27 avril. Un nuage de tristesse
vint assombrir sa fête patronale, le 30, jour de la Sainte-Catherine
352 MÈBE CATHEBINB-AUBÉLIE
de Sienne. " Notre vénérée Mère fondatrice, écrit l'annaliste, est
extraordinairement fatiguée. Toutefois, son état d'épuisement ne
l'a pas empêchée de se prêter, autant qu'elle l'a pu, à tout ce que
notre tendresse filiale lui avait préparé. De sa chambre, elle a
entendu nos chants de gratitude, et, en même temps, l'expression
des vœux que nous formons pour son bonheur. Le souvenir de nos
bénis Pères fondateurs fut évoqué comme toujours en semblable
circonstance." Le 29 mai, un peu remise, la fondatrice repartait
pour Ottawa. En septembre, elle fit le voyage de Brooklyn, où ses
filles de " Bethléem " la réclamaient à leur tour. Elle y passa un
mois et fut de retour à Ottawa vers la mi-octobre. Le 27, elle
revenait à Saint-Hyacinthe. Mais elle en repartait bientôt pour
Manchester, où il était rumeur d'une nouvelle fondation, sur la
demande d'une dame Carpenter, à Danbury, dans le diocèse de
Hartford, dont Mgr Tierney était alors évêque. Disons d'un mot
que, après des pourparlers et des échanges de lettres qui durèrent
jusqu'en février 1900, ce projet d'une fondation que les Sœurs
de Toronto devaient faire fut abandonné.
On arrivait au siècle nouveau. L'année 1900 allait naître. La fon-
datrice, revenue à Saint-Hyacinthe le 7 décembre, adressa ses
vœux à ses filles des divers monastères le 20 du même mois. Elle
dépassait la soixantaine depuis déjà quelques années et il y avait
tout près de quarante ans que l'institut existait. Les avis et les
exhortations tombés de ses lèvres ou de sa plume n'en avaient,
on le comprend, que plus de gravité et d'importance. Il nous
convient de rappeler ceux qu'elle rédigea à l'aurore du XXe siècle.
*' Je trempe mes lèvres, écrit-elle, dans le sang de mon Rédempteur
et je déclare que je veux mourir fille de l'Église ma tendre mère,
épouse de Jésus crucifié, adoratrice du Précieux Sang, victime
réparatrice, enfant de Marie Immaculée, ma mère, ma patronne,
ma reine. Je désire que mon dernier soupir soit un hommage au
sang divin, un chant à Marie ! J'offre à mon Dieu les angoisses
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONFAÏRICE 353
de mon agonie comme une expiation pour tout ce qui pourrait
encore, à ce moment, ternir la pureté de mon âme et l'empêcher
de voir face à face la beauté suprême en passant du temps à
l'éternité. Je connais mes misères. J'en suis confuse et humiliée.
Mais j'ai confiance au sang régénérateur. . . J'ai confiance aussi
en la charité de mes enfants et de tous ceux avec qui j'ai été en
relation. Je compte que tous me pardonneront, si j'ai eu le malheur
de scandaliser, de mortifier, de désobliger qui que ce soit...
si j'ai blessé la sainte charité par mes paroles ou par mes actions,
si j'ai manqué de quelque façon à mes devoirs de religieuse, à
mes obligations de supérieure, si je n'ai pas travaillé avec assez
d'ardeur à la diffusion du sang rédempteur . . . Mes forces natu-
relles, mes chères filles, s'éteignent, mais non pas celles de la
tendresse que je vous porte . . . Mes forces s'éteignent sous l'étreinte
de la douleur. Je sens qu'avant longtemps il me faudra m'en aller
au cimetière, où je prendrai place, parmi mes bien-aimées qui y
reposent, à l'ombre de celui (Mgr Joseph) qui pendant tant
d'années m'a protégée et a soutenu mes pas ... Je vous en conjure
au nom du sang de Jésus, mes chères filles, obtenez-moi, lorsque
16 paraîtrai devant le souverain juge que j'ai si souvent supplié
de faire miséricorde aux pauvres pécheurs par les mérites du sang
rédempteur, qu'il ait pitié de moi et qu'il me pardonne si je n'ai
pas été fidèle à remplir mes devoirs envers vous ... Je proteste
hautement que, durant toute ma carrière de religieuse, j'ai dépensé
avec joie et avec énergie toutes mes forces, selon mes humbles
connaissances et les lumières qu'il a daigné m'envoyer, pour vous
faire marcher dans la voie de ses divins commandements et vous
faire remplir généreusement, en vue de lui plaire, tous les devoirs
prescrits par nos saintes règles. . ." De telles paroles, c'est bien
évident, se passent de tout commentaire. Et pourtant, la tâche
de cette humble et admirable fondatrice n'était pas finie. L'année
1900 devait lui fournir, à elle seule, plus d'une occasion de
354 MÈRE CATHERINE- AURÉLIE
mérite, et il en serait ainsi jusqu'à l'été de 1905, où, en effet, elle
irait dormir au cimetière, au milieu de ses chers défunts, à l'ombre
bénie des tombeaux de Mgr Joseph et de Mgr Raymond.
C'était heureux en un sens, pour les maisons-filles, qu'une supé-
rieure locale remplaçât, au " berceau ", Mère Catherine-Aurélie.
Comme avait dit Mgr Moreau, en demandant pour elle au
Saint-Père le titre de supérieure générale et le droit de visite
dans les autres monastères, on ne cessait pas, dans l'un ou l'autre,
de réclamer sa présence et ses lumières. En avril 1900, les Sœurs
de " Gethsémani " des Trois-Rivières, qui avaient d'importantes
constructions en perspective, insistèrent pour qu'elle s'y rendît.
On anticipa, à Saint-Hyacinthe, la célébration de la fête patronale
de la vénérée Mère du 30 avril au 24 et elle partit pour " Gethsé-
mani " le 25. Elle devait y séjourner plusieurs semaines. En juin,
la visite à Sherbrooke du délégué apostolique, Mgr Falconio,
l'amena au "Nazareth " de ses filles. En août, ce fut au tour des
Sœurs du " Saint-Joseph " de Nicolet, de la posséder quelque
temps. Puis, elle retourna encore aux Trois-Rivières. Elle ne
devait revenir à Saint-Hyacinthe qu'en mars 1901, pour repartir
au bout de quelques jours et se rendre encore à Ottawa et à
Toronto.
C'est pendant qu'elle surveillait les travaux du monastère aux
Trois-Rivières qu'elle eut à s'occuper d'un projet de fondation à
Rome, au cours de l'automne de 1900. A son retour de Sherbrooke,
le 16 juillet, elle s'était arrêtée, pour une quinzaine, à Saint-
Hyacinthe, et en était repartie le 1er août pour Nicolet et Trois-
Rivières. De cette dernière ville, elle écrivit au conseil de la
maison-mère au sujet de cette importante proposition d'une
fondation à Rome, qui lui venait du " Bethléem " de Brooklyn.
Une lettre de Sœur du Saint-Rédempteur du 17 octobre exposait
l'idée, qu'un prêtre italien, le Père Parcile, qui revenait de Rome
et en avait parlé au pape Léon XIII, avait mise au jour. Le Saint-
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONDATRICE 355
Père, expliquait-il, se plaît à voir s'établir dans la ville éternelle
une maison de chacun des ordres religieux qui existent dans le
monde catholique. Ce projet, si grave, demandait d'être mûri.
La fondatrice l'examina prudemment et demanda l'avis de
son conseil, insistant pour qu'on le soumît surtout à Mgr Moreau.
" En poussant si loin leurs aspirations, mandait-elle, mes chères
filles de Brooklyn me semblent animées d'un zèle qui me surpasse.
Je veux certainement la gloire du Précieux Sang et le développe-
ment de notre œuvre, mais toujours en gardant les lois de la
prudence et en suivant les avis de ceux qui ont reçu de Dieu la
mission de nous diriger dans nos voies et nos entreprises . . .
Mère Véronique-de-la-Passion demanda en conséquence l'avis
de Mgr de Saint-Hyacinthe. " Je n'hésite pas à vous dire, lisons-
nous dans la réponse de Monseigneur, que je n'ai aucune confiance
dans la réalisation de ce projet. Il y a à Rome tant de commu-
nautés vouées à la contemplation ... Et puis, il faudrait de si
copieuses ressources en argent ..." Mgr Moreau précisait ensuite,
au cas où l'on tenterait l'entreprise, les conditions et les garanties
qu'il estimait nécessaires, notant en particulier que c'était à la
maison-mère qu'il appartenait de^faire cette fondation. Le projet
d'ailleurs n'aboutit point.
Des Trois-Rivières encore, dans une lettre datée des premiers
jours de décembre, la fondatrice demanda aux Sœurs du " ber-
ceau " d'ériger un " calvaire " à proximité de leur jardin. " Ici,
à " Gethsémani ", disait-elle, j'ai marqué la place où nos Sœurs
auront leur " calvaire ". A^cette pensée, tous les cœurs tressaillent
de bonheur . . . Chaque monastère pourrait ainsi avoir le sien.
N'est-ce pas là que nous avons établi nos tentes, pour nous y
nourrir de la contemplation des ineffables douleurs de Jésus, pour
l'adorer et pour nous abreuver du sang très précieux qui s'échappe
par torrents de ses plaies divines ?" — " Oh ! oui, ajoute l'anna-
liste de Saint-Hyacinthe, espérons-le, le projet de notre vénérée
356
MERE CATHERINE-AUBELIB
Mère fondatrice sera réalisé ! Notre supérieure ne désire rien
tant que de se rendre à ses moindres désirs."
Bientôt, ce fut l'époque des vœux de Noël et du jour de l'an.
Des Trois-Rivières toujours, disant sans cesse la même chose,
sans pourtant se répéter, la fondatrice écrivait à ses filles de
Saint-Hyacinthe (23 décembre 1900) : " Au Gloria des anges,
j'ajoute : " Gloire à ton sang, Agneau naissant ! " A ce cri, ne
reconnaissez-vous pas votre pauvre Mère fondatrice ? . . . Ne les
entendez-vous pas, mes filles bien-aimées, ces anges adorateurs du
Verbe incarné, vous pressant d'écouter les enseignements du divin
modèle, de pratiquer les vertus dont il nous donne l'exemple
dès son berceau, de répandre autour de vous le parfum de l'inno-
cence et de l'immolation . . . d'être, en un mot, de vraies enfants
de l'Église qui essuient sa face ignominieusement outragée, de
courageuses et austères victimes en faveur de ceux qui ont besoin
de réparation..." La supérieure de Saint-Hyacinthe, après la
lecture de cette lettre, distribua à chacune un petit feuillet, qui,
sous la rubrique Ma fille, souviens-toi, rappelait à toutes leurs
principaux devoirs d'adoratrices-expiatrices.
Au milieu de mars 1901, ainsi que nous l'avons dit déjà, la
fondatrice passa quelques jours à Saint-Hyacinthe, puis elle
repartit pour Toronto, mais s'arrêta au passage, Au "Béthanie"
d'Ottawa pour un repos de deux semaines. Le 3 avril, elle est
rendue à Toronto, au monastère du " Mount Olivet ". " Les chères
torontines, racontent les Annales de Saint-Hyacinthe, reprodui-
sant une lettre reçue de la ville anglo-canadienne, sont heureuses
de posséder " notre trésor ", de l'entourer de leur dévouement et
de se retremper, sous l'action de sa parole ardente, dans l'amour
du Précieux Sang." Elle devait revenir à la mi-juin à Ottawa et y
séjourner jusqu'aux premiers jours de septembre, alors qu'elle
rentrerait à peu près définitivement à la maison-mère.
C'est au cours du mois de mai 1901, pendant que la Mère
fondatrice s'occupait à Toronto de reviser le " coutumier " de son
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONDATRICE
367
institut, en tenant compte, note sa secrétaire, des remarques
qu'on avait pu lui faire sur sa demande, que mourut, à Saint-
Hyacinthe, le père en Dieu de la communauté depuis 1875, Mgr
Moreau, le deuxième successeur du fondateur, Mgr Joseph
LaRocque. Le soir même, répondant à la dépêche qui lui avait
été naturellement envoyée. Mère Catherine-Aurélie télégraphiait
que " son cœur, uni à celui de ses filles, était plein de douleur et
qu'elle pleurait avec tout le diocèse ". Le lendemain elle écrivait
la lettre suivante : " La triste nouvelle, mes bien-aimées filles,
que m'a apportée votre dépêche d'hier, m'a été une douloureuse
surprise, car vos dernières lettres m'avaient mise en espoir au
sujet de notre vénéré Père. Dieu l'a appelé à sa récompense !
Que son saint nom soit béni ! Celui que nous avons révéré et
vénéré aura sûrement abordé au port éternel sur les flots du sang
de Jésus . . . Voyons-le dans la gloire et espérons. Je n'ai pas à vous
faire l'éloge de ce digne prélat, universellement appelé le saint
évéque. Je n'ai pas à vous dire le respect et l'amour dont nous devons
faire hommage à sa mémoire . . . Nous savons ce qu'il a fait pour
notre communauté et nous en garderons toutes un impérissable
souvenir . . . Mgr Moreau a voulu les développements de notre
œuvre, il y a travaillé pendant des années. Il a procuré à notre
institut la sanction romaine, qui le fixe et le greffe à jamais .sur
le tronc béni de la sainte Église de Dieu. Pourrions-nous oublier
cela ?.. Il continuera du haut du ciel à s'intéresser à nous et se
joindra à nos vénérés fondateurs pour nous faire dispenser les
flots vivifiants du Précieux Sang. Que ce soit aussi par ce sang
divin, invoqué en sa faveur, que nous acquittions le devoir de
gratitude qui nous reste sacré ... Il est également sacré le devoir
d'affectueux respect et de filiale soumission que nous avons à
remplir auprès de son successeur. . . Pour ma part, j'aime à me
figurer Mgr Decelles se présentant à nous comme revêtu du man-
teau d'Elie. . . Je lui ai écrit que nous voulions nous y abriter
358 MÈHE CATHEBINE-ATJBÉLIE
avec confiance et repos du cœur ... Je suis triste avec vous, mes
chères filles, mais aussi j'espère que vous êtes confiantes avec moi.
Oh ! ne faisons toutes ensemble qu'un cœur et qu'une âme !
Voyons dans tous les événements des moyens de travailler à la
glorification du Précieux Sang ! Redisons le^iat de Jésus ! . . . Tout
pour la gloire du sang divin ! "
Le nouveau pasteur de l'Église de Saint -Hyacinthe, qui remplis-
sait les fonctions d'évêque-coadjuteur depuis 1893, et qui devenait,
par la mort de Mgr Moreau, le premier supérieur et père en Dieu
de l'institut, Mgr Maxime Decelles, lui était depuis longtemps
dévoué. On se rappelle que, plusieurs années auparavant, alors
qu'il était curé de la cathédrale, il avait spontanément signé
l'un de ces petits contrats qui faisaient des amis de l'œuvre ses
bienfaiteurs. Né à Saint-Damase le 30 avril 1849, il avait été
ordonné prêtre, après ses études à Saint-Hyacinthe, le 21 juillet
1872. D'abord vicaire à Saint-Denis et à Belœil, puis curé à
Saint-Roch et à Sorel, il avait été sacré évêque de Druzipara et
coadjuteur de Mgr Moreau, le 9 mars 1893. Le 24 mai 1901, il
prenait la succession du siège de Saint-Hyacinthe. " Homme de
cœur et de talent, a-t-on écrit de lui, après sa mort, en 1905, il
connaissait à merveille, étant fils du peuple, l'âme populaire et
aimait à se trouver en contact avec elle. Actif organisateur, habile
dans la gestion des affaires, affable et bon, il était éminemment
doué pour le ministère pastoral." Au Précieux-Sang, on devait
retrouver en lui un véritable père, un digne successeur de Mgr
Joseph et de Mgr Moreau. Le manteau d'Élie, comme parlait
Mère Catherine- Aurélie, irait bien au nouvel Elisée. C'est une
grâce, en effet, que le ciel accordait constamment à la communauté,
de lui donner des amis bienveillants dans la personne de ses supé-
rieurs majeurs.
Mgr Falconio, le délégué apostolique, était de ceux-là. En toute
occasion, Son Excellence se montrait sympathique. En voici, par
DE l'approbation A LA MOBT DE LA FONDATBICB 369
exemple, un témoignage. La fondatrice se trouvant à Ottawa, sa
secrétaire écrit, de " Béthanie ", à la maison-mère (18 juin 1901):
" Nous avons eu l'honneur, hier, de faire une visite bien extra-
ordinaire pour des religieuses cloîtrées. Ayant appris la présence
à " Béthanie " de notre Mère fondatrice, Mgr Falconio l'avait
invitée à l'aller voir à la délégation, en amenant avec elle les
Sœurs qu'elle voudrait. Son Excellence Mgr le délégué a été pour
nous très paternel. Il nous a conduites partout dans sa maison et
il a eu la gracieuseté de nous donner à chacune une image signée de
sa main . . . Cette heure trop courte, passée chez le représentant du
Saint-Père en notre pays, ne s'effacera jamais de notre mémoire."
Le 6 septembre, Mère Catherine-Aurélie annonçait par lettre
son retour à Saint-Hyacinthe pour le 10 et la fête du 14. " Je
termine aujourd'hui, disait-elle, mon laborieux travail du " cou-
tumier ", et je me sens pressée d'aller me reposer auprès de mes
enfants du " berceau ", pour retremper mon âme avec vous dans
l'adoration et l'amour, en cette fête (celle du 14 septembre) pleine
de souvenirs qui remuent toutes les fibres de mon être et me font
pleurer de reconnaissance ... A pareil jour, il y a quarante ans,
l'institut du Précieux-Sang naissait dans l'Église. La croix le
recevait dans ses bras, l'inondait de ses grâces . . . Nos Pères
fondateurs bénissaient ce petit arbre, qu'ils venaient d'implanter
sur le sol fécond du calvaire . . . Aujourd'hui, bien mieux qu'il y a
quarante ans, notre bienheureux Père (Mgr Joseph) peut nous
faire saisir ce que Dieu veut de nous, ce que la vierge adoratrice
doit être, ce qu'il faut à l'épouse du crucifié verser de larmes et
porter de croix pour sauver des âmes . . . mais aussi ce que ce
Dieu bon réserve de chastes délices, de suave repos dans l'amour
infini, d'ineffables ravissements et d'immortelles ivresses de
bonheur. Oui, mes enfants, écoutons cette voix qui nous redit ces
heureuses promesses. Nos espérances en seront ravivées et nos
fatigues comptées pour rien.*'
360
HÈBE CATHEBINE-AURÉLIE
" Nulle part ailleurs, ajoutait-elle, une fois rendue au " ber-
ceau ", à la veille du 14 septembre, cette fête n'aurait pour moi,
cette année, autant de charmes qu'ici ! " Ce jour même du quaran-
tième anniversaire, on fit une belle célébration. Mgr de Saint-
Hyacinthe — c'était maintenant Mgr Decelles — vint dire la
messe et exposer la relique de la vraie croix. L'autel étincelait de
lumière et la chapelle était ornée des plus belles fleurs . . . Au dehors
le soleil était radieux comme aux plus beaux jours. Mgr l'évêque
parut heureux du bonheur de ses filles. La veille, on avait chanté
des vers à la fondatrice. Ils étaient de la plume de l'une de ses
enfants, qui en a produit beaucoup, qu'on peut lire dans la Voix
et dans les Annales du temps. Citons-en quelques-uns :
Vers le beau ciel, je vois, ô Mère,
Se fixer ton œil bleu d'azxir.
Tu cherches là-haut le bon Père,
Dont le conseil était si sûr.
Dans la patrie il veille encore
Sur l'œuvre si chère à ton cœur ;
A tout instant, sa voix implore.
Pour l'institut, paix et bonheur.
Et ce doux guide de ton âme.
Le zélé Monseigneur Raymond,
Père au cœur pur et tout de flamme,
A ton amour toujours répond.
Sur ta famille virginale.
Vois-tu son regard s'abaisser ?
Sa lèvre s'ouvre. . . Un mot s'exhale :
" Le bonheur, enfants, c'est d'aimer ! "
Tous deux, unis dans la prière,
Demandent pour toi de longs jours ;
Et les vierges du monastère
A leurs vœux s'unissent toujours.
Daigne le sang du Dieu- Victime
Féconder l'œuvre de ton cœur.
Réaliser ton vœu sublime :
Exalter le sang du Sauveur. . .
y
DE l'approbation A LA MORT DE LA FONDATRIC» 361
Dans son allocution à la communauté, la vénérée Mère générale,
s'inspirant de la fête du jour, rappela que c'était à l'ombre du
crucifix que chacune était venue s'abriter et devait se développer
et grandir moralement. " Regardez, disait-elle, les sacrifices et les
immolations de chaque jour comme des clous que Notre-Seigneur
vous présente pour vous attacher avec lui à la croix . . . Aimons
à accepter la croix, à aller au devant d'elle. C'est le moyen le plus
sûr de la trouver moins pesante . . . Puisque nous l'avons choisie
pour notre partage, pourquoi vis-à-vis d'elle n'aurions-nous pas
le courage d'agir comme les saints ?.. C'est aux pieds de cette
croix bénie que nous puiserons en abondance des grâces pour nous,
pour notre institut, pour nos maisons, pour nos bienfaiteurs, et
aussi pour les pauvres pécheurs et pour les âmes du purgatoire.
Ayons de la charité pour tous, si nous voulons que le ciel en ait
pour nous ..."
On le voit, son langage comme sa vie ne se démentait pas.
Sans se lasser, elle répétait, avec des mots nouveaux, les mêmes
avis et les mêmes conseils. Ainsi en fut-il au jour de l'an 1902
et au 30 avril suivant, jour de la Sainte-Catherine de Sienne, sa
fête patronale. " Oh ! avec quelle ardeur, disait-elle, en cette
dernière circonstance, je demande à Dieu, mes chères filles, que
vous soyiez de vraies adoratrices et de vraies expiatrices. Notre
œuvre est commencée, mais elle n'a pas encore atteint le degré de
perfection qu'elle doit avoir. Elle demande d'autres sacrifices et
d'autres dévouements ... Il nous faut voler à la conquête des âmes
avec les ailes de la foi et de la prière. Or, elles se forment et se déve-
loppent, ces ailes, à chaque instant, par la fidélité, la constance
et la générosité dans l'obéissance aux règles et coutumes qui
sont comme le ciment de notre petit institut. Sainte Catherine nous
fait une loi d'être de vraies filles de l'Église. C'est lui rendre le meil-
leur hommage que de chercher à l'imiter. A son exemple, essuyons
les larmes de notre sainte mère l'Église, Acceptons, pour cela,
362 MÈBE CATHEBINE-AURÉUE
avec patience, les épreuves et les contrariétés. Tous les jours, nous
avons un chemin de la croix à parcourir . . . Sachons tout supporter
dans des vues de foi. Ayons pour but principal de nous enrichir
de mérites et de contribuer ainsi au salut des âmes. C'est par là
que nous ressemblerons à notre glorieuse patronne. Aimer la croix
avec foi et persévérance, même jusqu'à l'excès, voilà le rôle d'une
vierge réparatrice. Que sainte Catherine nous obtienne à toutes
cette ferveur et ce courage ! . . . Tel est mon vœu en ce jour. Soyons
ce que nos Pères fondateurs ont désiré que nous soyions, et Dieu
sera glorifié en nous et par nous."
Vraiment la tâche est facile d'édifier nos lecteurs en écrivant
une telle vie ! On n'a qu'à puiser dans ces notes et souvenirs, si
riches, que conservent les Annales de l'institut. On n'a qu'à citer
copieusement. Et comme il est remarquable, nous l'avons souligné
plus d'une fois, qu'en tous ces élans de ferveur si ardents et si
vibrants, la plume ou la langue de la fondatrice reste pourtant,
du point de vue doctrinal, si mesurée et si exacte !
Au cours de l'été 1902, se négocia l'importante affaire de la
fondation de la Havane, dans l'île de Cuba. Elle fut l'œuvre de la
maison de Manchester, comme Manchester avait été celle de la
maison de Brooklyn, et, pour la première fois, la vénérée fondatri-
ce, dont les forces, hélas ! diminuaient, n'alla pas en personne
présider à l'installation de cette maison-fille, qui était la dixième,
et qu'on plaça sous le vocable de la sainte croix, en espagnol
" Santa-Cruz ". Mais, plus que toute autre peut-être, cette fonda-
tion fut, pour Mère Catherine-Aurélie, jne cause d'inquiétudes
et de soucis. C'est Mère Marie-Sainte-Gertrude, déjà fondatrice
de Brooklyn et de Manchester, où elle était encore supérieure en
1902, qui s'occupa immédiatement des démarches à faire pour cet-
te fondation de la Havane, dont elle fut aussi nommée la première
supérieure, et où elle arriva, avec ses sœurs missionnaires, le
1er octobre 1902. Fille du baron de Vallerot, qui avait figuré à la.
DE l'approbation A LA MORT DE LA rONOATBICB 363
cour de Louis-Philippe, et de dame Aimée Humbert, Marie-Louise
de Vallerot, née au Cap Vincent en 1854, était entrée au Précieux-
Sang de Saint-Hyacinthe en 1884, et elle avait fait profession le
14 septembre 1886 sous le nom de Sœur Marie-Sainte-Gertrude.
En 1889, elle avait fondé Brooklyn, et, en 1898, Manchester.
C'était une femme pieuse et mortifiée, extraordinairement active
et très entreprenante. Les événements devaient établir plus tard
que ce n'était pas sans motif que la prudence de Mère Catherine-
Aurélie s'était parfois alarmée à son sujet. Chaque maison, nous
le savons, était indépendante au Précieux-Sang. Son titre de
supérieure générale donnait pourtant à la fondatrice de Saint-
Hyacinthe, nous ne l'ignorons pas non plus, un certain droit de
surveillance. Si pieuse et si mortifiée que fut la supérieure de
Brooklyn, puis de Manchester, il nous semble bien que, dès ce
temps-là, Mère Catherine-Aurélie la suivait de loin avec quelque
anxiété. Nous ne pouvons entrer ici dans plus de détails. Ce qu'il
importe de retenir pour l'histoire que nous écrivons, c'est que, une
fois la fondation faite à la Havane, la supérieure générale s'y atta-
cha avec prédilection, à ce point qu'elle dénommait aimablement,
dans la suite, ses chères Cubaines " les benjamines de son cœur ".
Les origines de cette fondation aux Antilles sont trop intéres-
santes pour que nous n'y insistions pas un peu. Nous en avons sous
les yeux la captivante et si édifiante histoire, que nous sommes
malheureusement contraint de condenser, vu le cadre dont nous
disposons. Trois Cubaines de naissance, toutes les trois de langue
espagnole, Angela Cidad, Adela de Castro et Emiliana Bellini —
nous pourrions même écrire quatre au lieu de trois et ajouter
aux autres Anna-Maria de Castro (sœur d'Adela) entrée elle aussi
au Précieux-Sang — furent " les premières pierres vivantes ",
selon la jolie expression de Mère Catherine-Aurélie, de ce monas-
tère de " Santa-Cruz ". Or, toutes les vocations de ces jeunes
filles furent extraordinaires et manifestement providentielles. Le
364 HÈBE CATHERINE-AUBÉLIE
jour de l'inauguration de Brooklyn (30 avril 1889), Angela Cidad,
attirée surtout par la réputation de sainteté de la fondatrice,
assista à la cérémonie et eut une entrevue avec la vénérée Mère.
La jeune fille, venue de Cuba faire son éducation chez les Dames
du Sacré-Cœur de Manliattanville à New York, pensait à entrer
dans un Carmel d'Espagne. " Ne demandez pas à Notre-Seigneur
d'être carmélite, lui dit tout de suite Mère Catherine-Aurélie, mais
priez pour connaître et accomplir sa volonté." Le 14 septembre
■suivant, à l'ouverture du noviciat de Brooklyn, Angela Cidad
«tait la première entrée des quatre postulantes admises. A sa
prise d'habit, l'année suivante. Mère Catherine-Aurélie, se
souvenant de son amour pour le Carmel, eut la délicate attention
de lui donner le beau nom de Sœur Thérèse-de- Jésus. A la fondation
de Manchester, en 1898, Sœur Thérèse-de-Jésus y fut envoyée
comme maîtresse des novices. En 1902, elle devait faire partie
du personnel de la mission de Cuba, comme maîtresse des novices
encore, puis devenir, en juillet 1904, au départ de Mère Sainte-
Gertrude, la première " Madré " de " Santa-Cruz ". Une autre
Cubaine, Adela de Castro, qui n'était alors que postulante, suivait,
en novembre 1898, Sœur Thérèse-de-Jésus à Manchester. Elle
était venue, celle-là, de la grande île, directement, après bien des
péripéties, frapper à la porte du monastère de Brooklyn, en sep-
tembre précédent. Elle prit le saint habit, l'année suivante, au
" Cénacle " de Manchester, et reçut le nom de Sœur Hyacinthe-
du-Mont-Carmel. Trois ans plus tard, sa jeune sœur, Anna-
Maria de Castro, qui devait s'appeler Sœur Marie-du-Précieux-
Sang, entrait aussi au " Cénacle ". Enfin le 25 décembre 1901,
Emiliana Bellini, que son directeur, le Père Henri (el Padre
Enrique, carmelita), avait dirigée de Cuba vers le Précieux-Sang
de Manchester, et qui serait bientôt Sœur Marie-du-Carmel,
prenait à son tour, au prix de grands sacrifices, la livrée rouge
et blanche. Toutes ces Cubaines devaient être choisies pour la
DB l'approbation A LA MORT DE LA FONDATRICE 365
fondation en leur pays. Seule, Sœur Marie-du-Précieux-Sang se
trouva, étant malade, incapable de s'y rendre la première année,^
et ne s'y rendit que l'année suivante. Les trois autres firent pa^tle^
en septembre 1902, du pieux contingent qui s'en allait fonder,
sous le gai soleil de l'île — la perle des Antilles — la maison de
" Santa-Cruz ".
Cette fondation ne s'était pas décidée sans quelques diflScultés,
Les jeunes filles venues de la Havane au Précieux-Sang de Man-
chester avaient là-bas leurs familles et leurs relations. Par les
échanges de lettres, de solides sympathies pour l'œuvre se for-
mèrent naturellement à Cuba même. Les demoiselles Isabelle
Adan et Amélia Perez, entre autres, devinrent d'ardentes zéla-
trices de l'idée d'établir un monastère dans leur beau pays. On
était alors au sortir de la guerre hispano-américaine, dont Cuba
avait été l'un des enjeux. Mgr Barnaba, archevêque de Santiago,
était en même temps administrateur apostolique du vaste diocèse
de la Havane. Sur l'ordre de Rome, il était très occupé par l'affaire
de la division de ce diocèse, dont trois, en effet, furent bientôt for-
més, et par le choix des " épiscopables " à présenter au Saint-Père.
Quand les deux amies Isabelle et Amélia allèrent, pour la première
fois, lui parler d'une fondation du Précieux-Sang, il les reçut
plutôt froidement. Il avait évidemment des choses plus impor-
tantes à régler. Et puis, il y avait déjà, dans l'île, des Clarisses,
des Carmélites, des Dominicaines et nombre de communautés.
Le besoin d'une œuvre nouvelle ne paraissait pas pressant au
digne prélat. Mgr Sbarretti, qui fut plus tard délégué apostolique
au Canada et est aujourd'hui cardinal, avait ordonné, alors qu'il
était évêque de la Havane pendant la première occupation amé-
ricaine, pour des raisons d'ordre supérieur, que toutes les commu-
nautés du diocèse eussent à enseigner ou, tout au moins, à soutenir
une maison d'enseignement. Mgr Barnaba voyait là, et c'était
assez plausible, un empêchement à accepter à la Havane des
366 MÈBE CATHEBINB-AUBÉLIE
Sœurs contemplatives qui, écrivait de Manchester à ses amies
Sœur Thérèse-de-Jésus, ne pouvaient pas, d'après leurs consti-
tutions, s'occuper d'enseignement. Si encore on eût pu compter
sur de riches protecteurs pour assurer la subsistance matérielle
d'une communauté ! Mais on était plutôt riche de bonne volonté
et de zèle que d'or et d'argent. Le Père Henri (l'ancien directeur de
Sœur Marie-du-Carmel) et le Père Gonzalès Y Estrada encoura-
gèrent nos zélatrices à persévérer quand même. Le Père Gonzalès
Y Estrada, qui était vicaire général, se fit surtout l'avocat de la
cause. Sur son conseil, le 3 mai 1902, les demoiselles Adan et Perez
et leurs amis se présentèrent à l'évêché en délégation officielle.
Mgr Barnaba les écouta, leur dit qu'il ne pouvait leur garantir
aucune aide matérielle, mais leur accorda cependant la permission
sollicitée, en réservant toutefois ce qui touchait à l'enseignement
à la décision du nouveau délégué du Saint-Siège, Mgr Chapelle.
Ce même jour du 3 mai, la coïncidence vaut d'être notée, à Man-
chester, Sœur Thérèse-de-Jésus se sentait inspirée à sa commu-
nion (c'était le jour de l'Invention de la sainte croix) de demander,
s'il se fondait, que le futur monastère s'appelât, dans sa belle
et douce langue, " Santa-Cruz ", ce qui, nous l'avons vu, devait
lui être accordé. Comme par enchantement, une à une, toutes les
difficultés cessèrent bientôt. Mgr Chapelle, passant dans l'île,
se montra on ne peut plus bienveillant. Mgr Barnaba, heureux
de voir que la question de l'enseignement ne constituait pas, au
dire du délégué apostolique, le grave empêchement qu'il croyait,
se fit plus conciliant. Il accepta l'offre que lui avait faite le Père
Gonzalès Y. Estrada d'être le confesseur des Sœurs et de veiller
à leurs intérêts matériels. Quelques bienfaiteurs promirent d'aider
à l'œuvre. D'autre part, Mgr Bradley, de Manchester, mis au fur
et à mesure au courant de toutes ces démarches, se déclarait
favorable à l'entreprise. Enfin le 26 mai, l'archevêque de Santiago
écrivait à " chère Sœur Teresa " qu'on pouvait venir.
DE l'âFPBOBATION A LA UOBT DE LA FONDATBICB 367
La fondation de la Havane se faisait par la maison de Manches-
ter. Mais il convenait évidemment à Mère Marie-Sainte-Gertrude
de se munir de l'autorisation de celle que le Saint-Siège avait
nommée supérieure générale. De plus, Manchester avait besoin
de trouver, dans les maisons-sœurs, quelques sujets, soit pour la
fondation nouvelle, soit pour remplacer au " Cénacle " celles qui
partiraient. Le 5 juin 1902, la supérieure de Manchester et Sœur
Hyacinthe-du-Mont-Carmel arrivaient donc à Saint-Hyacinthe
pour demander cette autorisation et solliciter ce secours. Du
moment que les évêques intéressés, celui de Manchester et celui
de la Havane, jugeaient que la chose se pouvait faire prudem»
ment. Mère Catherine-Aurélie ne demandait pas mieux et elle
approuva le projet. Comme il fallait surtout à Mère Marie-Sainte-
Gertrude des Sœurs parlant bien l'anglais, la fondatrice lui conseil-
la de s'adresser à Toronto, où sa cousine et compagne de fondation
de 1861, Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph était, nous l'avons dit,
redevenue supérieure. Les deux Sœurs de Manchester firent donc
le voyage de Toronto. Elles obtinrent les sujets qu'elles deman-
daient et retournèrent tout de suite à leur propre monastère.
Le 24 juin. Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph passait à Saint-
Hyacinthe, en route pour Manchester, où elle conduisait cinq
de ses religieuses qui se dévouaient à l'œuvre en formation. Les
pourparlers et les arrangements se poursuivirent, et, le 2 septem-
bre, la supérieure du " Cénacle " écrivait à la Mère fondatrice
que tout était réglé et qu'une dizaine de Sœurs, dont elle-même
comme supérieure, avaient été choisies pour la fondation de
" Santa-Cruz ", choix que Mgr Bradley avait approuvé. Elle
invitait naturellement Mère Catherine-Aurélie à aller bénir ces
" missionnaires " avant leur départ. La vénérée fondatrice, que
l'âge et les souffrances affaiblissaient trop, ne put pas, nous
l'avons dit, se rendre à ce désir. Mais nous tenons à bien noter
que Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph demeura à Manchester
368 MÊBE CATHERINE- AUBÉLIE
jusqu'après le départ des missionnaires pour Cuba (27 septembre).
Elle ne revint à Saint-Hyacinthe que le 16 octobre. C'est elle qui
bénit les partantes au nom de la fondatrice. De Saint-Hyacinthe,
elle repartit pour son monastère de " Mount Olivet " le 20 octobre.
Les " missionnaires " désignées pour la Havane étaient les
suivantes : Mère Marie-Sainte-Gertrude, supérieure ; Sœur Saint-
Paul-de-la-Croix, assistante ; Sœur Thérèse-de-Jésus, maîtresse
des novices ; Sœur Hyacinthe-du-Mont-Carmel ; Sœur Marie-du-
Précieux-Sang, Sœur Catherine-de-Jésus ; Sœur Marie-du-Carmel,
bientôt dépositaire ; et les Sœurs Séraphine-de-Jésus, Marie-de-
Jésus, Saint-Bernard, Evangéline et Stanislas. Leur chapelain
de Manchester, le Père Delaney, qui succéderait deux ans plus
tard à Mgr Bradley, les accompagnait dans le voyage, au cours
duquel elle s'arrêtèrent à Brooklyn. On prit la mer le 27 septembre.
" Tout dans la nature, écrit l'annaliste, avait, ce matin-là, un
air de fête et d'allégresse. Brillant soleil, douce chaleur, jusqu'à
la mer qui,, transparente et calme, promettait d'être douce et
bonne à celles qui se confiaient à ses vagues ... " Disons en
quelques mots que, là-bas, les vierges du Précieux-Sang furent
reçues comme des anges de paix, et, en ce lendemain de guerre,
comme un arc-en-ciel après l'orage. En juillet 1904, Mère Marie-
Sainte-Gertrude ayant été obligée de retourner aux États-Unis,
elle fut remplacée par Sœur Thérèse-de-Jésus. D'octobre à mars,
en 1902-1903, la communauté de " Santa-Cruz " vécut dans un
monastère bien petit. Au mois de mars, on s'installa mieux. Le Père
Gonzalès Y Estrada fut l'ami par excellence des filles du Précieux-
Sang. Le 28 octobre 1903, anniversaire du sacre de Mgr Joseph
LaRocque en 1852, ce digne prêtre était sacré évêque de la
Havane. En apprenant tout ce que le dévoué et vénéré prélat
continuait de faire pour les " benjamines de son cœur ", Mère
Catherine-Aurélie le rapprochait volontiers de Mgr Joseph. Que
pouvait-elle faire de plus pour marquer son estime ? De son côté^
DE L APPROBATION A LA MORT DB LA FONDATRICE
369
nous assure-t-oii; Mgr Gonzalès Y Estrada, le premier fils de
Cuba élevé à la dignité épiscopale, garde un vrai culte à la mémoire
de la fondatrice du Précieux-Sang. Les grandes âmes se compren-
nent toujours mieux que d'autres. En mai 1905, alors que la véné-
rée fondatrice était aux prises avec les approches de la mort, Sœur
Thérèse-de-Jésus et Sœur Marie-du-Carmel (Angela Cidad et
Emiliana Bellini) vinrent jusqu'à Saint-Hyacinthe pour lui
rendre hommage au nom de " Santa-Cruz " et de Mgr Gonzalès
Y Estrada. Elles demandèrent à la supérieure mourante de leur
accorder une religieuse de la maison-mère, et Sœur Thérèse-de-
Marie fut donnée à Mère Thérèse-de-Jésus. A la page du 13 mai
1905, il y a, dans les Annales de Saint-Hyacinthe, des lignes bien
touchantes sur le départ de ces deux Thérèses ! Mais, déjà, nous
débordons le cadre de notre histoire générale . . . Revenons à 1902.
Le 9 décembre de cette année, les cinq ans étant expirés depuis
l'élection de 1897 qui avait mis Mère Véronique-de-la-Passion
à la place de Mère Catherine-Aurélie comme supérieure locale de
Saint-Hyacinthe, on devait, pour se conformer aux règles du droit
et de l'institut, procéder à un scrutin général. Les élections eurent
lieu sous la présidence de l'évêque diocésain, Mgr Decelles. Le
résultat, pour ce qui était de la supérieure, en fut incertain. Les
trois scrutins réglementaires ne donnèrent la majorité voulue à
aucune des Sœurs électives et éligibles par le fait même. Les voix
se partageaient, semble-t-il, entre la supérieure sortant de charge,
Mère Véronique-de-la-Passion, et la fondatrice et supérieure
générale, Mère Catherine-Aurélie. D'aucuns s'étonneront peut-
être que toutes les voix ne se soient pas portées tout de suite sur
le nom de celle que toutes vénéraient comme une sainte autant
que comme une mère. C'est pourtant bien humain. D'ailleurs,
la fondatrice restait toujours supérieure générale. On la voyait
s'affaiblir. Beaucoup sans doute voulaient lui épargner les soucis
souvent lourds de l'administration du monastère. Toujours est-il
370 HÈBE CATHEBINB-AUBÉLIB
que les votes se partageaient. A une supérieure sortant de charge,
il faut, pour être réélue, les deux-tiers des suffrages donnés. La
loi ou la discipline, fixée par les saints canons, le veut ainsi. Le
cas était clair pour Mère Véronique-de-la-Passion. Il Tétait moins
pour Mère Catherine-Aurélie, qui n'était pas supérieure sortant
de charge mais qui était toujours, exceptionnellement, supérieure
générale. Mgr Decelles, constatant que le scrutin ne donnait les
deux-tiers ni à l'une ni à l'autre, régla que l'assistante élue, Mère
Marie-du-Saint-Esprit, gouvernerait la communauté en attendant
que Rome se fut prononcé sur le cas de l'élection de la supérieure.
Le 26 janvier 1903, la réponse de Rome, datée du 10, arriva, qui
disait : " Ayant pesé toutes les circonstances dans lesquelles se
trouvent actuellement les dites Sœurs, cette Sacrée Congrégation
croit devoir nommer à la charge de supérieure du dit institut, et, en
effet, nomme par les présentes, la Sœur fondatrice du dit institut.
Sœur Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang. — (signé) Fr. Jérôme-
Marie, card. Gotti, préfet — Louis Veccia, secrétaire." Les autres
dignitaires désignées au scrutin du 9 décembre 1902 étaient :
Mère Marie-du-Saint-Esprit, assistante ; Sœur Marie-Jeanne-de-
Chantal, maîtresse des novices ; Sœur Thérèse-de-Jésus, déposi-
taire, et les Sœurs Marie-de-l'Assomption, Véronique-de-la-Pas-
sion et Marie-Saint-David, conseillères.
Mère Catherine-Aurélie reprit donc sur ses épaules affaiblies
par l'âge et les souffrances le poids de l'administration du monas-
tère-berceau. Des félicitations lui vinrent de toutes parts, ses
filles plus que jamais se pressèrent autour d'elle, Dieu surtout la
soutint. Les fêtes de la Saint-Joseph, le 19 mars, de la Sainte-
Catherine, le 30 avril, du Précieux-Sang, le 5 juillet, de son anni-
versaire, le 11 juillet, furent autant d'occasions, l'annaliste en
témoigne, pour ses vierges du cloître de lui manifester leurs bons
sentiments. En leur parlant du chapelet du Précieux-Sang, dans
une lettre qui fut adressée vers ce temps à tous les monastères.
I
DE l'aPPBOBÂTION à LA MOBT DE LA FONDATBICB 371
elle disait : " Vierges du Précieux-Sang, vous dont les vêtements
portent les symboles de la passion du Christ, vous dont la blanche
robe est recouverte d'un scapulaire couleur de sang, vous qui êtes
ceintes de la pourpre du sang divin, oh ! veillez et priez ! Tant
d'âmes sont plongées dans le sommeil du péché et ne songent pas
aux sources de miséricorde qui leur sont toujours ouvertes ! A
vous, vierges du cloître, de les éveiller par vos prières et vos morti-
fications ... de les exciter et de les presser de se jeter dans les
flots du Précieux Sang qui blanchissent et purifient ..."
Le 20 juillet, les Annales enregistrent la mort du pape Léon XIII
et, le 3 août, l'élection de son successeur Pie X. L'institut de
Saint-Hyacinthe devait au pontife du rosaire de Marie et des
questions sociales sa propre vie canonique. On s'inclina avec un
respect profond devant sa tombe. Un grand service funèbre fut
célébré dans la chapelle pour le repos de son âme. Au nouveau
pape, qui reprenait le nom du doux Pie IX, le pape de l'Immaculée-
Conception et de l'infaillibilité, l'annaliste de la communauté
offre l'hommage de la soumission et de l'amour filial de toutes ses
sœurs.
On était, ce 14 septembre 1903, au quarante-deuxième anniver-
saire de la fondation de l'institut. Née en 1833, la fondatrice était
maintenant septuagénaire. Aux vœux que lui présentaient ses
chères filles. Mère Catherine-Aurélie répondit en reprenant le
refrain si familier à ses lèvres sur l'abnégation et l'esprit de
sacrifice : *' Exalter la croix, leur disait-elle, est pour nous un
devoir sacré . . . Nous l'accomplirons ce devoir en portant joyeu-
sement les petites croix qui se présentent chaque jour. . . tantôt
dans les obédiences qui nous sont imposées, tantôt dans le»
obligations de la vie commune . . . Notre-Seigneur est toujours
à nos côtés nous demandant de l'aider à porter sa croix en accep-
tant joyeusement les nôtres. Refuserons-nous ce service à l'époux
de nos âmes, ô mes filles ? . . . En ce jour béni, qui a vu naître notre
372 MÈBE CATHEBINB-AUBÉLIB
institut il y a quarante-deux ans, renouvelons nos serments de
fidélité, de constance et de générosité ..." — "Et notre vénérée
Mère, continue l'annaliste, appelant sur nos âmes les brûlantes
effusions du sang divin, nous bénit par la main de nos bienheureux
Pères fondateurs et nous invita à passer la journée dans l'allégresse
et l'exaltation ! "
L'amour ne connait qu'un mot, selon la pensée profonde de
Lacordaire, et, en le redisant sans cesse, il ne se répète pas. En
1904 comme en 1903, Mère Catherine-Aurélie, laissant s'épancher
son cœur dans celui de ses filles, redisait ainsi les mêmes choses
sans pourtant se répéter. " Mes filles, disait-elle au 1er de l'an
1904 — l'avant-dernière année ! — , je vous souhaite une année
d'amour. A maintes reprises, aujourd'hui, mon esprit s'est élevé
vers nos bienheureux Pères fondateurs et je les priais de m'inspirer
ce que je devrais vous dire en ce moment. Toujours ce mot se
présentait à mes lèvres : " Année d'amour, année d'amour ! "
Laissez-vous guider par ce principe régénérateur de toute œuvre,
et tous les jours de cette année seront des jours pleins, des jours
précieux devant Dieu, des jours qui vous mériteront là-haut une
gloire infinie."
Le 6 janvier, un télégramme, venu de la Havane, apportait à
la vénérée Mère une bien douce consolation. C'était l'annonce
de l'inauguration dans la chapelle de la dernière-née de ses maisons-
filles, " Santa-Cruz ", de la garde d'honneur du Précieux-Sang,
et le télégramme était signé "Pierre, év. de la Havane." Comme
on était loin de la modeste chambrette de la maison Caouette
de 1861! Dix monastères étaient sortis, en somme, de ce bien!
pauvre petit cénacle, dont trois aux États-L^nis et un aux Antilles
Bientôt, toutes les constitutions et règles, approuvées par Rome,
puis les règles secondaires et les directoires des officières, le manuel
du Précieux-Sang et les livres pieux des Pères fondateurs seraient
traduites ou traduits en espagnol comme en anglais. L'esprit de
DE l'approbation A LA MOKT DE LA FONDATBICE 373
Mgr Raymond, de Mgr LaRocque et de Mère Catherine-Aurélie
était déjà, et serait toujours, en honneur, dans toutes ces maisons,
comme à Saint-Hyacinthe. Le sang de Jésus avait donc admira-
blement fait fructifier le modeste grain de sénevé jeté en terre en
1861. Quelle plus belle réponse le ciel pouvait-il donner à la soif
de souffrances et d'expiations de la vénérée fondatrice! Non plus
seulement au Canada français, mais dans les provinces anglaises
du pays, mais aux États-Unis jusqu'au lointain Orégon, et même
jusqu'aux plages ensoleillées de la grande île à la douce langue,
le sang de Jésus était glorifié pour le salut des âmes pécheresses !
Mère Catherine-Aurélie pouvait maintenant penser à mourir.
Son œuvre était bien solidement établie.
La fête du Précieux Sang tombait, cette année-là, le 3 juillet
(elle se célébrait toujours alors le premier dimanche de ce mois).
C'était en pareille occurence, dix-sept ans auparavant, que le
pieux Mgr Raymond, l'apôtre de la dévotion au sang divin au
Canada, avait pris son essor vers le ciel. " Nos Pères bien-aimés
sont disparus, remarque l'annaliste, mais notre Mère mille fois
chère est là encore pour nous guider . . . Voici quelques-unes des
pensées, venues de son cœur, tout embrasé d'amour du sang divin,
qui sont tombées de ses lèvres aujourd'hui à notre adresse : " Peti-
tes vierges du Seigneur, mes filles bien-aimées, venez avec moi à la
source la plus pure et la plus suave, à la source du sang de Jésus.
Venez vous jeter sur le cœur de l'époux crucifié . . . Venez y baigner
vos âmes et toutes vos facultés ... Je m'y plonge moi-même, dans
cette mer empourprée . . . Oh ! puisse la vertu divine de ce sang
étendre nos âmes, les élargir, les enflammer de charité et les faire
s'élever toujours dans les voies crucifiantes que nous ont tracées
nos bénis Pères en nous enrôlant sous le drapeau rouge et blanc
des vierges réparatrices ..."
En septembre 1904, M. l'abbé Roy succéda à M. l'abbé Dion dans
les fonctions d'aumônier du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe.
374 KiiBB CATHERINB-ÂUBÉLIE
C'est lui qui devait avoir le triste privilège d'assister la vénérée
fondatrice à ses derniers moments au mois de juillet 1905.
Le 14 de ce même mois de septembre, quarante-troisième anni-
versaire de la fondation, ce fut sans doute jour de fête, comme le
voulait la tradition. Mais les Annales enregistrent que, de plus en
plus, la vénérée fondatrice ploie sous le poids des douleurs physi-
ques et morales. " Elle n'a pu, écrit l'annaliste, adresser, selon
son habitude, la parole à la communauté réunie. Cependant, à
celles qui tour à tour ont eu la faveur de s'approcher d'elle, elle a
fait entendre de bien belles exhortations ! Le sang de Jésus, sa
croix, n'est-ce pas là tout pour notre vénérée Mère ! " Et l'anna-
liste reproduit quelques lignes de la lettre circulaire adressée ce
14 septembre 1904 — le dernier de sa vie — par Mère Catherine-
Aurélie, aux différentes maisons de l'institut. Nous les citons,
nous aussi, et nous terminons par cette citation ce chapitre de sa
vie qui nous conduit jusqu'à sa dernière maladie et jusqu'à sa
mort, que nous raconterons en détail au chapitre suivant : " Au
pied de la croix, sous la rosée vivifiante du sang divin, écrivait
donc la fondatrice à toutes ses filles en ce dernier 14 septembre
qu'elle vécut, que de jouissances intimes nous pouvons goûter !
Combien je sens l'efficacité de la croix de Jésus, quand je vois
toutes les vocations religieuses qu'elle a fait germer et dont elle a
embelli ma solitude, en faisant de toutes mes filles autant d'apôtres
qui ont aidé ou qui aident à la réalisation de mon rêve : " Glorifier
le sang de Jésus et sauver les âmes ! "
A ce moment, l'institut du Précieux-Sang comptait environ
320 religieuses, dont 60 à la maison-berceau et 260 dans les dix
maisons-filles.
CHAPITRE XIII
Dernière maladie et mort de la fondatrice, divers éloges
(janvier- juillet 1905)
Sommaire. — Longue agonie. — La fondation de Joliette est décidée. — Crise du
15 mars, arrivée des Sœurs des maisons-filles. — Derniers sacrements. —
Sympathies. — Les Sœurs de la Havane. — Le vendredi-saint 1905. — Mgr
Bégin annonce la fondation de Lévis. — Crise du 13 mai. — Nouvelles crises
à la fin de juin. — Maladie de l'évêque. — Mort de Mère Catherine-
Aurélie. — Mort de Mgr Maxime Deceiles. — Exposition des restes mortels. —
Condoléances. — Mgr l'archevêque Bruchési. — Lettre posthume de Mgr
Décolles communiquée par Mgr Bernard. — Mise en cercueil. — Funérailles. —
L'acte de sépulture. — Les Sœurs venues rendre les derniers hommages
retournent à leurs monastères respectifs. — Visite de Mgr Bernard. — Note
au sujet du nouvel évêque de Saint-Hyacinthe. — Allusion de Mgr Brunault
à la fondatrice au cours de l'éloge funèbre de Mgr Deceiles. — Articles de
journaux. — La Semaine religieuse de Montréal. — L'Ave Maria de Notre-
Dame (Indianapolis). — Le Rosaire des Dominicains. — Discours de Mgr
Brunaidt aux noces d'or de l'institut (1911).
.A mort de Mère Catherine-Aurélie-du-Précieux-Sang,
qui arriva le 6 juillet 1905, fut comme précédée d'une
longue et douloureuse agonie. Depuis cette date du
14 septembre 1904, où nous l'avons une fois de plus
entendue, en terminant le chapitre qui précède, parler
des jouissances intimes qu'on goûte aux pieds de la croix
et proclamer que le rêve de sa vie, qui avait été de glorifier
le sang de Jésus et de sauver les âmes, était réalisé par l'esprit
d'apostolat dont elle voyait ses filles animées, jusqu'aux premiers
jours de janvier de cette année 1905, au cours de laquelle elle
devait mourir, les Annales du monastère de Saint-Hyacinthe
n'enregistrent à peu près aucun fait saillant. La vie de la commu-
nauté se continuait, semble-t-il, régulière et semblable à elle-
376 MÈBE CATHERINE- AT7RÉLIE
même. C'était, phénomène souvent sensible dans la nature pour
la vie des hommes aussi bien que pour la vie des choses, comme un
grand calme qui annonçait la venue de graves événements.
Dès les premiers jours de janvier 1905, la vénérée fondatrice
parut extraordinairement frappée de l'idée de sa mort prochaine.
Elle n'était cependant pas beaucoup plus faible que d'habitude,
mais elle disait souvent à la religieuse qui l'assistait de ses soins
personnels depuis longtemps. Sœur Marie-du-Calvaire : " Je
vais mourir bientôt." — " Mais êtes-vous plus malade qu'à
l'ordinaire ? " demandait la Sœur. " Non, mais je sais que je vais
mourir cette année." Et la dévouée Marie-du-Calvaire avait beau
insister pour rassurer la vénérée Mère ou pour en savoir davantage,
elle n'obtenait que ces mots, dits tout doucement, sans affecta-
tion, mais avec assurance : " Je vais mourir."
La retraite de février fut prêchée, cette année-là, par l'éloquent
Père Hage, alors prieur et plus tard provincial des Dominicains.
Sa belle parole, où l'onction le disputait à l'ardeur entraînante,
fit sur toutes les Sœurs une profonde impression. La fondatrice,
en particulier, la goûta avec suavité.
Le 11 mars, un samedi, une lettre du premier évêque de Joliette,
Mgr Archambeault, vint apporter une grande joie au cœur de la
vénérée malade. A la suite de pourparlers qui duraient depuis
quelque temps, une fondation du Précieux-Sang allait se faire
dans la jolie petite ville, née par l'initiative de Barthélémy
Joliette en 1823, et dont les Clercs de Saint-Viateur, appelés là
en 1847 par Mgr Bourget, ont assuré la prospérité. Mgr Archam-
beault l'annonçait officiellement. " Notre vénérée Mère fonda-
trice, écrit l'annaliste, qui est plus souffrante en ces derniers jours,
s'offrait sans doute de toute l'ardeur de son âme à Jésus crucifié
pour la réussite de ce projet ... La lecture de la lettre de Mgr de
Joliette s'est faite à la salle de communauté, et c'est à genoux,
sur la demande de notre Mère, que nous l'avons écoutée ..."
DERNIÈRE MALADIE ET MORT DE LA FONDATRICE 377
Le 15 mars, l'annaliste écrit : " La santé de notre Mère nous
inquiète ... La bronchite dont elle souffre périodiquement s'était
accentuée au dernier jour de notre retraite. . . La fièvre persiste,
la toux devient plus forte, une sorte de prostration s'est emparé
d'elle . . . Une consultation de ses médecins s'est terminée par ce
verdict alarmant : " Bronchite asthmatique aiguë . . . Affection
au cœur." Nous commençons une neuvaine au Précieux Sang, les
bras en croix. Notre aimée malade est calme et résignée, bien qu'elle
paraisse absorbée par l'idée que son éternité est proche. Après
avoir apposé aujourd'hui sa signature à un acte officiel, elle a dit :
" J'ai signé en présence de la mort."
Le cas, on le voit, était sérieux. On prévint les diverses maisons-
filles, et, avec l'autorisation des évêques, de chacun des monas-
tères qui lui devaient la vie, des déléguées, choisies parmi les plus
anciennes, se rendirent à Saint-Hyacinthe. Les premières arrivées
furent Mère Euphrasie-de-Saint-Joseph, de Toronto, et Mère
Marie-Immaculée, d'Ottawa . . . Les supérieures d'Orégon et de
Cuba, comme il était naturel, vu la distance à franchir, ne purent
se rendre qu'à la mi-avril. Notons qu'il en vint ainsi jusqu'à
trente-six. Dès le 27 mars, on jugea prudent d'administrer à la
malade les derniers sacrements. On comprend l'émoi de ses filles.
" La chambre de notre Mère étant trop étroite pour nous contenir
P toutes, dit l'annaliste, quelques-unes d'entre nous seulement y pé-
nètrent. Les autres se rangent, partie dans le grand passage, partie
dans la salle de communauté. Le spectacle est beau et attendrissant
de cette phalange de vierges, vêtues de rouge et de blanc, portant
à la main un cierge allumé. On dirait autant d'étoiles scintillantes
formant couronne, emblème de celle qui attend là-haut notre
Mère. . . M. l'aumônier (c'était M. l'abbé Roy), montrant à la
chère malade le crucifix doré de notre Père fondateur, lui rappelle
que c'est pour ce divin crucifié qu'avec nos regrettés Pères elle a
tant travaillé à la diffusion du Précieux-Sang . . . Notre Mère ne
378 MÊBE CATHERINE-AURÉLIE
dit pas un mot. Pendant qu'on lui fait les saintes onctions, elle
suit avec calme l'impressionnante cérémonie et sur sa figure se
reflètent des sentiments de confiance et de piété profonde ..."
Ce n'était pourtant encore qu'une alerte, mais combien doulou-
reuse pour ses aimantes filles. De partout, les témoignages de
sympathies arrivèrent. On exhortait les Sœurs à faire violence au
ciel. On chantait la louange de leur Mère. Les délégués apostoliques
d'Ottawa et de Washington, les archevêques et les évêques, les
prêtres et les supérieurs d'ordre, tous promettaient de s'unir
devant Dieu aux religieuses éprouvées ... " Pauvre chère Mère
fondatrice ! écrivait un prêtre. Est-ce le bout ? Dieu seul le sait !
Mais comme ce doit être pour elle un grand bonheur de voir ses
filles en ce moment réunies autour d'elle ..." Et c'était vrai.
" Ce qui est encore peut-être plus touchant, continuait l'annaliste,
c'est l'aflSuence de personnes qui se présentent au parloir ou qui
nous écrivent pour demander des reliques de "la sainte Mère
Caouette ", comme elles disent. . . Et pendant qu'au dehors on dit
de notre Mère des choses merveilleuses, elle est clouée, elle, sur
son lit de souffrances, et semble abîmée dans des sentiments
d'humilité et de componction ..."
L'arrivée de ces déléguées venues des maisons-filles, chaque fois
qu'elle se produisait, était une source d'émotions nouvelles pour
la communauté et surtout pour la vénérée malade. Elle pouvait
extérieurement, réduite qu'elle était à un grand état de faiblesse,
paraître indifférente. Mais son esprit toujours lucide et son cœur
toujours aimant comprenaient et souffraient. Dieu permit qu'elle
éprouvât une amélioration sensible vers le 20 avril. La pneumonie,
disaient les médecins, était enrayée. Mais ils redoutaient toujours
l'affection cardiaque qui la minait. Sur ces entrefaites, les Sœurs
de Cuba, Mère Thérèse-de-Jésus et Sœur Marie-du-Carmel,
arrivèrent à Saint-Hyacinthe. Ce fut une scène bien touchante que
celle de leur première entrevue avec la Mère si malade. " Toutes
DEBNIÈRB MALADIE ET MORT DE LA FONDATRICE 379
les deux, écrit l'annaliste, s'agenouillent et baisent la main de
notre Mère, que l'une et l'autre tiennent dans les leurs . . . Notre
Mère pleure, et elles, et nous aussi . . . Enfin, notre vénérée Mère
parvient à maîtriser son émotion. Elle peut balbutier qu'elle est
heureuse de les voir et de dire toujours avec ses filles, toutes ses
filles, quelque part qu'elles soient : " Gloire au sang ! " — " Toutes
vos filles de Cuba, répond Mère Thérèse-de-Jésus, le disent en ce
moment . . . On aime là-bas à honorer celle qui nous a appris à
le dire! " Notre Mère, plongeant son regard comme jusqu'au fond
de l'âme de la pieuse petite supérieure cubaine, ajoute : " Mon
enfant, je vous confie mon œuvre à Cuba. .. " — " Ces paroles,
a dit Mère Thérèse-de-Jésus au sortir de l'entrevue, resteront
gravées dans nos cœurs comme des traits de feu." C'était le
jeudi-saint, 20 avril.
On appréhendait beaucoup, et cela se comprend chez ces âmes
à la foi vive, la journée du vendredi-saint. Celle qui avait tant
aimé la passion de Jésus ne mourrait-elle pas ce jour-là ? Au con-
traire, le mieux s'accentua. Si pieux qu'ils soient, nos calculs
humains restent toujours courts par quelque endroit. " Depuis ce
matin, dit l'annaliste, notre Mère nous paraît beaucoup mieux.
Cet après-midi, elle a pu faire quelques pas dans sa chambre,
soutenue par deux Sœurs . . . Va-t-elle guérir ? Le sang de tant de
calices est offert dans ce but ! . . . " Tout espoir ne semblait donc
pas perdu. Mais n'était-ce pas plutôt l'agonie qui se prolongeait
pour l'édification de toutes ? La vénérée malade continuait de
communier en viatique. Sa fête patronale du 30 avril fut bien
triste. Ce n'était plus un chant d'allégresse qui montait du cœur
aux lèvres de ses filles, mais bien une prière, une supplication. La
mort est toujours si mystérieuse et si dure, surtout pour ceux
qui restent !
La fondation de Joliette était décidée du 11 mars. Celle de Lé vis
380 MÈBE CATHERINE^ AURÉLIE
fut arrêtée le 2 mai. Le vénérable archevêque de Québec, Mgr
Bégin, aujourd'hui cardinal, vint, ce jour-là, lui-même, annoncer
à la fondatrice presque agonisante qu'un nouveau fleuron s'ajou-
terait bientôt à la couronne de ses maisons-filles. Se trouvant de
passage à Saint-Hyacinthe, il se présenta au monastère accom-
pagné par Mgr Decelles, et, introduit auprès de la mourante, il
lui dit : *' Ma Mère, je tenais à vous apporter moi-même la
nouvelle que je vous ouvre les portes de mon diocèse. Ainsi vous
pouvez y fonder un monastère dès demain, soit à Lévis, soit à
Montmagny." — " J'espère, ma Mère, ajouta le prélat avec
bienveillance, que vous pourrez faire vous-même cette fondation."
La vénérée Mère n'y comptait pas sans doute. Elle se croisa les
mains pourtant, leva les yeux au ciel et dit : " Quelles actions de
grâces je dois au bon Dieu et à vous. Monseigneur ! Une pareille
nouvelle est capable de ressusciter les morts." Mère Catherine-
Aurélie, à la vérité, ne devait pas voir de son vivant la fondation
de Lévis, non plus que celle de Joliette. Mais ces deux maisons»
acceptées et approuvées par elle, en ces tragiques circonstances,
peuvent se sentir honorées d'être nées plus que toutes les autres,
en un sens du moins, de la souffrance et de la douleur de l'unique
Mère !
Car elle souffrait toujours et le mal continuait son œuvre.
C'est par son cœur qu'elle allait mourir. On en avait partout
autour d'elle le pressentiment immédiat. Qu'y avait-il de plus
naturel au reste que cette femme au grand cœur mourût d'un coup
du cœur ? Seulement, répétons-le, l'agonie se prolongeait. Le 13
mai, ce pauvre cœur malade eut à subir une nouvelle et forte
secousse. Une à une, ou plutôt deux à deux, les Sœurs venues des
maisons-filles à la maison-mère, quelques-unes après une absence
de vingt-cinq ou trente ans, d'autres pour une toute première fois,
devaient retourner dans leurs monastères respectifs. L'œuvre de
Dieu le réclamait. Toutes emportaient l'ineffaçable impression
de la résignation parfaite devant la mort et du complet abandon
DERNIÈRE MALADIE ET MORT DE LA FONDATRICE 381
à la volonté divine de leur vénérée fondatrice. Le 13 mai, ce fut le
tour des Sœurs de Cuba. Celles-ci ne partaient pas seules. Elles
avaient obtenu de la généreuse Mère qu'elle leur " prêtât " l'une
de ses filles de Saint-Hyacinthe. Elles avaient besoin à "Santa-
Cruz" d'une musicienne. Sœur Thérèse-de-Marie (l'actuelle supé-
rieure de la maison de Saint-Hyacinthe en 1923) avait été désignée
pour la mission lointaine et ensoleillée de la grande île des Antilles.
Elle partit, elle aussi, avec les Sœurs cubaines. Citons ici cette
page des Annales, à laquelle nous faisions allusion, au chapitre
précédent, en terminant notre précis de la fondation de " Santa-
Cruz ". Elle peint sur le vif et indique d'un trait les scènes qui se
déroulaient au chevet de la Mère agonisante au départ de ses
filles. C'est Vab uno disce omnes du poète latin. Ce trait, voulons-
nous dire, les rappelle toutes. " Sœur Thérèse-de-Marie a été choi-
sie, raconte donc l'annaliste, pour la lointaine mission. Elle s'éloi-
gne aujourd'hui du chevet de notre Mère mourante, persuadée
qu'elle ne la reverra plus ... A travers les larmes silencieuses,
car on craignait de trop affecter la malade, les adieux ont été
bien touchants. Les partantes se sont agenouillées près de notre
Mère. A Sœur Thérèse-de-Marie, elle dit : " Soyez bonne envers
vos petites compagnes. Soyez surtout douce et humble de cœur.
Soyez indulgente . . . Souvent il faut faire semblant de ne pas
comprendre . . . Soyez indulgente, mais soyez sévère pour les
observances religieuses, pour suivre les leçons de Notre-Sei-
gneur. .."A Mère Thérèse-de-Jésus, elle dit : " Vous, ma chère
enfant, soyez bonne et confiante envers vos petites sœurs. Faites
semblant d'avoir besoin de leurs conseils." Puis, elle mit la main
de Sœur Thérèse-de-Marie dans celle de Mère Thérèse-de-Jésus
et dit : " Ne faites qu'une âme. . . Allez en paix ! Partez avec
Jésus crucifié. Il vous inondera de son sang." Les écrivains les plus
délicats et les plus artistes n'ont jamais, croyons-nous, imaginé une
scène plus pathétique en son admirable simplicité que cette
scène vécue.
382 MÈRE CATHEKINE-ATJBÉLIE
Toute sa vie, Mère Catherine-Aurélie avait eu frayeur de la
mort. Par une grâce du ciel, elle la voyait maintenant venir avec
une parfaite sérénité d'âme et une complète tranquillité d'esprit.
Quand on lui exprimait le désir de voir encore ses jours se prolon-
ger, elle répétait, calme et même souriante : " Je ne veux que ce
que le bon Dieu voudra."
Plus d'un mois se passa ainsi. A la fin de juin, de nouvelles
crises se produisirent. Le 28, l'annaliste écrit : " Depuis quelques
semaines, il n'y avait rien d'alarmant dans l'état de notre vénérée
malade. Au contraire, elle prenait plus de nourriture, avait un
assez bon sommeil et tenait moins le lit. Elle avait même demandé,
à certains jours, d'être conduite sur la galerie, assise dans une
chaise roulante. Après y avoir respiré l'air pur pendant de courts
instants, elle se faisait conduire au chœur, où, tout près delà grille,
elle adorait quelques minutes le divin prisonnier du tabernacle
et s'anéantissait devant lui. Nous espérions donc le prolon-
gement de sa précieuse existence. Mais, ces jours derniers, de
nouvelles crises sont survenues. L'accès de cette nuit, de minuit à
1 heure, a été si fort et si prolongé que le médecin a demandé qu'on
lui administre de nouveau sans retard les derniers sacrements.
A 1 h. 15, elle a reçu le saint viatique et l'extrême-onction . . .
Toutes les Sœurs présentes au monastère étaient là formant
couronne autour de son lit. Le reste de la nuit s'est passé pour nous
dans l'angoisse et la prière ... A 10 h. 30, ce soir, nouvelle crise ...
De nouveau, les Sœurs entourent notre Mère agonisante . . . M.
l'aumônier récite les prières de la recommandation de l'âme . . .
Notre Mère conserve sa pleine connaissance et est d'un calme
inaltérable . . . L'émouvante cérémonie terminée, elle manifeste
le désir de nous adresser quelques mots, M. l'aumônier, la voyant
si faible, s'offre à nous les transmettre. Il se penche vers elle.
Nous sommes toutes à genoux. " Dites à mes filles, prononce-t-elle^
que je leur demande pardon de la mauvaise édification que j'ai pu
DERNIÈRE MALADIE ET MORT DE LA FONDATRICE 383
leur donner. . . Qu'elles aient une dévotion toujours croissante au
Précieux Sang . . . Qu'elles aient une grande charité les unes envers
les autres ... Je voudrais leur dire beaucoup de choses encore,
mais je ne le puis pas ..." Et l'annaliste ajoute simplement:.
" Le Précieux Sang, la charité, voilà le legs de notre Mère mou-
rante ! "
Le